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Le livre du mois du n°524 – La classe multiâge d’hier à aujourd’hui. Archaïsme ou école de demain ?
Sylvie Jouan, ESF Éditeur, 2015.
Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Pourtant, je cogite depuis pas mal de temps sur cette histoire. Mais voilà que Sylvie Jouan l’a réalisé, de manière particulièrement pertinente.
Elle nous offre un ouvrage majeur sur le multiâge, ici appelé « cours multiples » pour davantage de justesse. Il ne s’agit pas d’un livre pédagogique, mais plutôt d’une ressource à la fois historique, scientifique et philosophique. Elle permet de comprendre les nombreuses craintes vis-à-vis des classes multiâges et, par extension, de l’hétérogénéité dans les classes. Elle permet également de situer les origines du paradigme de la classe homogène et ainsi de prendre conscience de combien il est central de le faire évoluer si l’on souhaite vraiment faire des classes des espaces où chaque élève peut progresser.
Formatrice de terrain en Lozère et chercheuse en exercice, elle travaille la validité de cette hypothèse : la classe devrait être homogène pour que l’enseignant puisse s’en tenir à une place stable et centrée, faisant face aux élèves, afin de satisfaire aux conditions nécessaires pour que des apprentissages soient possibles.
Au fil des pages, j’ai d’abord retrouvé une partie des travaux de Bernard Collot sur l’impact du multiâge sur les apprentissages[[Bernard Collot, Une école du troisième type ou la pédagogie de la mouche, éditions L’Harmattan, 2002.]]. Effectivement, les élèves apprennent mieux dans les classes où les âges sont diversifiés, plusieurs recherches en attestent. Mais, en même temps, les prescriptions intentionnelles sont très longtemps allées contre cette réalité, ce qui explique en grande partie la quasi-disparition des classes uniques en milieu rural.
D’où vient alors ce désaccord incroyable entre chercheurs et inspecteurs ?
D’après Sylvie Jouan, de la période de l’organisation de l’école de la République au moment de la Loi Guizot, de part et d’autre des années 1830. Il apparait que le choix du mode simultané (les élèves sont répartis par âge dans des classes hermétiques) au détriment du mode mutuel (les élèves sont mélangés et certains ont un statut de moniteur) est le fruit d’échanges houleux entre conservateurs et libéraux. Pour les premiers (accompagnés des ultraroyalistes de l’époque, et donc de l’Église), il était essentiel que soient défendues des valeurs morales, politiques et religieuses. Du fait que cela ne pouvait se faire qu’à travers une posture magistrale de l’enseignant (le maitre étant le seul à pouvoir montrer l’exemple, il est une « moralité en acte »), les classes mutuelles ont rapidement été dénommées les « écoles du diable » et progressivement ostracisées.
C’est donc sur ces bases d’idéal de la classe homogène que le système éducatif français s’est construit. En cette période où il devient fondamental de penser une prise en compte de la diversité des élèves dans les classes, on comprend bien pourquoi les pratiques pédagogiques ont autant de mal à tendre vers de la différenciation.
Cet ouvrage n’est pas un énième volume sur la pédagogie différenciée. Mais la force de ses arguments et la précision de ses référencements ne nous laissent pas de choix : pour faire évoluer l’école vers davantage de considération de la différence, nous devons travailler ce qui nous bâtit, le mythe de la classe homogène, qui rassure parents et enseignants, mais ne réussit absolument pas aux élèves qui ne se trouvent pas dans la norme.
Questions à Sylvie Jouan
Sur mon terrain d’exercice, qui est un département rural dans lequel le multiâge est une pratique ancienne, je constate malgré cette tradition une tendance à la recherche d’homogénéité : la classe multiâge à forte hétérogénéité est toujours la conséquence d’un effectif trop faible pour constituer des groupes plus homogènes. On fait du multiâge par défaut, rarement pour des raisons pédagogiques. Ceci explique d’ailleurs très bien les réticences des parents vis-à-vis de ce type de regroupement, parents qui sont prêts à faire faire des kilomètres à leurs enfants pour rejoindre une école urbaine proposant des classes à un seul cours. La classe unique est en voie de disparition, certes pour des raisons démographiques, mais aussi parce qu’il y a de moins en moins d’enseignants porteurs d’une pédagogie adaptée à ce type de classe : ce sont souvent les enseignants débutants qui obtiennent les petites classes les plus enclavées du département comme premier poste, et le malheur, c’est qu’ils n’y restent pas !
Je retiens un point qui me semble essentiel pour éviter cet écueil : l’organisation spatiale. On voit parfois des classes complètement scindées en deux par des tableaux ou étagères qui occultent une partie de la classe aux yeux de chacun des groupes ! Donc on peut déjà envisager une organisation spatiale permettant à tout le groupe classe de travailler ensemble (ce qui ne signifie pas qu’ils font tous la même chose !), en constituant par exemple des ilots hétérogènes. Cette configuration est cependant difficile à gérer pour un enseignant grand débutant, notamment pour la passation de consignes lorsque les activités sont spécifiques à chacun des deux niveaux, c’est pourquoi je ne la recommande pas durant l’année de stage. On peut dans ce cas constituer des ilots homogènes par niveau, en orientant toutefois tables et chaises de manière à ce que les échanges en classe entière soient possibles, et surtout pour que l’enseignant n’ait pas le sentiment qu’il ne s’en sortira pas sans don d’ubiquité !
J’émets l’hypothèse qu’il y a peut-être un lien entre la conception pédagogique dominante en France et la tradition catholique en vertu de laquelle le prêtre est un intermédiaire nécessaire pour accéder à la signification des textes bibliques, à la différence de la tradition protestante dans laquelle il est essentiel que les fidèles sachent lire pour accéder par eux-mêmes aux textes sacrés. Cela reste pour l’instant une hypothèse, d’où ma prudence.
J’avoue ne pas beaucoup y croire ! Ayant effectivement enseigné dix ans dans le secondaire, je sais combien l’hétérogénéité d’une classe y est toujours vue comme un obstacle aux apprentissages, comme ce qui empêche l’enseignant de faire son cours comme il le souhaiterait. L’introduction du multiâge dans le secondaire nécessiterait une véritable révolution pédagogique à laquelle les enseignants, qui portent une toute autre identité professionnelle que celle de leurs collègues du premier degré, ne sont pas prêts.
La première chose à faire serait de former les enseignants ! Ou au moins de s’assurer qu’ils ne sont pas rétifs à cette organisation, qu’ils ne vont pas la vivre comme une contrainte ou un pis-aller. Le second point auquel il faudrait être vigilant est l’effectif des classes : si l’enseignant a trois niveaux dans sa classe, on ne peut pas raisonnablement lui donner plus d’une vingtaine d’élèves. Les activités en autonomie, qui sont nécessairement plus nombreuses à mesure que le nombre de niveaux dans la classe augmente, sont très chronophages pour l’enseignant, si elles sont conçues au plus près des besoins des élèves.