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Les pratiques artistiques

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À l’heure où les certifications, les évaluations sommatives et les critères du DELF se transforment en principe pédagogique, les pratiques artistiques apparaissent – à nouveau – comme un luxe élitiste et inutile. Les recherches des universitaires et la pratique des enseignants contredisent ce préjugé. Ainsi, elles aident à actualiser la parole individuelle de l’apprenant, elles lui permettent d’accepter l’apprentissage de la langue de l’exil et enfin elles ne se séparent pas de l’apprentissage de la langue, elles le rendent « impertinent » et « effectif ». Nous illustrerons ces principes par des exemples d’activités. Il ne s’agit pas de prôner les pratiques artistiques comme compensation occasionnelle mais d’élaborer un projet pédagogique qui s’attache à ne pas croire que la langue n’est qu’un utilitaire à activités.

Les pratiques artistiques : un véritable projet, un projet véritable

Tout d’abord les pratiques artistiques sont toujours intégrées à une perspective pédagogique particulière, celle du projet. Or en Classe d’accueil, la difficulté est souvent vécue comme un ralentissement dans l’apprentissage, compte tenu des pressions exercées par l’institution et à l’extérieur de l’institution. Un élève nouvellement arrivé qui ne réussit pas met l’enseignant – et l’élève – en porte à faux. De même, l’intérêt pour l’apprentissage, communément et largement galvaudé par le terme de « motivation », est la seconde pierre d’achoppement de la classe d’accueil. Enfin, créer une communauté à partir d’un substrat humain éclectique est une gageure. La pédagogie de projet permet de créer des groupes qui évitent l’écueil de l’éternel groupe de « niveau ». En somme la pédagogie de projet permet de finaliser des apprentissages et même leur donne une signification, ce qui en CLAD se révèle parfois une gymnastique perfide et mensongère.
Par ailleurs, il offre l’occasion de se confronter à des « situations – problèmes », sources d’apprentissage car le problème crée le besoin de formation. Le projet permet de prendre en compte un parcours individuel et un parcours collectif, élément vital dans les CLAD qui sont par essence hétérogènes. Enfin, en raison de son caractère temporel et concret, le projet permet de s’adapter aux fluctuations des effectifs et à l’établissement d’une autonomie véritable, dût-elle être mouvante.

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Il serait ici trop long de décrire la manière dont un projet véritable peut être conduit, mais on peut pour conclure définir ce que ne peut pas être un projet. Il ne s’agit pas de produire pour produire, la plupart du temps pour paraître avoir fait quelque chose. Cette fuite en avant est préjudiciable tant pour l’apprenant que pour le professeur. Il ne s’agit pas non plus faire du projet un alibi à un apprentissage traditionnel. Ce type de travestissement ne trompe personne et finit par empêtrer l’enseignant dans des contradictions dont il ne peut sortir. Enfin, il ne s’agit pas d’idéaliser la réalisation et de se laisser emporter par la lourdeur d’un dispositif démesuré, aveugle qui rendrait l’expérience décevante pour tous les participants.

Après ce préambule, nous allons nous intéresser plus particulièrement aux projets concernant les pratiques artistiques. Michèle Verdelhan-Bourgage confirme l’idée d’utiliser, dans ces classes, une « démarche communicative spécifique ». Elle fonde et définit le français de scolarisation qui vient compléter les autres appellations de tous ces français que nous enseignons… (FLE, FLES, FLM, FOS, FLSco). C’est dans cette démarche que s’inscrit l’utilisation des pratiques artistiques dans l’apprentissage du français en Classe d’accueil.

Les pratiques artistiques comme média de réalisation de la parole individuelle

Le projet artistique appartient à une catégorie particulière. L’art est un terme et même un domaine qui fait encore peur. On veut l’éloigner de l’école par crainte du désordre ou pire par crainte de perdre son temps. Pourtant, l’universalité des arts est acceptée par tous les acteurs pédagogiques. Une lecture à plusieurs voix d’un texte poétique, où même l’écriture d’un texte théâtral absurde aura un impact d’investissement plus important que le jeu de rôle traditionnel.
En effet, la pratique artistique permet une pratique de l’oral authentique et permet à l’apprenant d’investir réellement sa parole. Ainsi, il s’agit véritablement dans la pratique artistique de favoriser la parole de l’individu, tant dans sa relation à la langue étrangère ou seconde que dans sa relation à l’intervention dans la classe. Gisèle Pierra parle de « réalisation du sujet » : « en atteignant son objectif esthétique il [l’apprenant] retrouve sa puissance de sujet parlant dans et par l’autre langue ». (2003). Elle ajoute sans son ouvrage paru en 2006 : « L’important sera de comprendre comment se dit et est dit le sujet dans cette expérience, que ce soit par les paroles d’une écriture, à savoir esthétiquement, par les paroles des autres, et par ses propres paroles au cours d’échanges authentiques non dépourvus d’affects. » (2006). N’est-ce pas là l’enjeu de l’enseignement en CLAD ? Faire en sorte que la langue cible devienne sienne ?

La pratique artistique « quotidienne » : une interlangue impertinente et opératoire

Le fait d’intégrer la pratique artistique de façon régulière et non exceptionnelle permet à l’apprenant d’acquérir une interlangue, une grammaire intérieure impertinente. En effet, l’art du langage permet des écarts qui provoquent comique, surprise, nouveauté et ceci est sensible même par un débutant. De ce fait, l’apprentissage de la grammaire est d’autant plus efficace que la norme est détournée. C’est une façon peu commune de concevoir « la règle ». Les jeux théâtraux, les exercices littéraires permettent d’opérer des disjonctions et des manipulations sur la langue qui créent l’apprentissage.
Martine Abdallah Pretceille et Louis Porcher, proposent une grammaire d’une rhétorique culturelle : « Ainsi il ne serait pas incongru d’élaborer des productions d’une signification culturelle à l’instar des figures traditionnelles déjà répertoriées comme l’ellipse, l’allusion, l’emphase, la condensation, la réduction, l’insinuation, l’amplification, l’invention, l’ornement, la métaphore, la métonymie, etc. » (1996)
Ces figures peuvent être le sujet d’un exercice artistique. Le détournement linguistique est opératoire car il introduit la notion d’écart à la norme comme mode de production.

Les pratiques artistiques se révèlent une source ambitieuse de réalisations modestes. Telle est la quadrature du cercle à réaliser. Loin des activités « tape à l’œil », les pratiques artistiques qu’elles soient verbales ou non verbales autorisent certains objectifs présomptueux :
– créer des projets véritables
– révéler une parole individuelle authentique
– inscrire la langue cible dans un rapport avec la langue maternelle
– favoriser une conscience métalinguistique et esthétique même au niveau débutant.
Cela ressemble à une profession de foi… enseigner le français par l’oblique et la chicane me semble après cette expérience de dix ans en CLAD, une figure imposée. Alors, un nouveau sigle à inventer ? le F.O.C. !

Références :

  • Abdallah Pretceille M. 1999, L’éducation interculturelle, PUF : Que sais-je ?
  • Abdallah-Pretceille M., Porcher L.1996, Education et Communication interculturelle, Paris, Puf Educateur.
  • Besse H. 1993, « Cultiver une identité plurielle », Le Français dans le Monde, 254. p 44.
  • Bordallo, I. et Ginestet, J.-P. 1993, Pour une pédagogie du projet, Paris, Hachette.
  • Boutinet, J.-P. 1993, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2e édition.
  • Chrifi Alaoui, D, 2007, Apports humanistes et linguistiques des pratiques artistiques dans l’apprentissage et enseignement de la langue dans une classe d’accueil Publié dans ELA N°147, coordonné par Nathalie Auger et Gisèle Pierra.
  • Freinet, C. 1973, Les techniques Freinet de l’école moderne, Ed. A. Colin.
  • Perrenoud, Ph. 1999, Apprendre à l’école à travers des projets : pourquoi ? comment ? Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.
  • Pierra G. 2003, « Le poème entre les langues : le corps, la voix, le texte. » ELA. 131. p 358 – 362.
  • Pierra G.2006, Le corps, la voix, le texte ; Arts du langage en langue étrangère, L’Harmattan.
  • Porcher, L. 2004, L’enseignement des langues étrangères, Paris ,Hachette Education.
  • Vassileff, J. 1997, La pédagogie du projet en formation, Lyon, Chronique sociale.
  • Verdelhan Bourgade M. 2002, Le Français de scolarisation, Pour une didactique réaliste, Paris, PUF.

Exemple 1 : La lecture à haute voix d’un texte poétique
L’objectif est d’apprécier l’enjeu littéraire du texte et d’être capable de le mettre en voix collectivement. La lecture en orchestre est une lecture polyphonique qui permet de donner sens au texte tout en fixant pour l’élève un type d’écriture littéraire.
– on demande à un élève de dire le premier mot/vers du poème. Il a le droit de le dire comme il veut : doucement, fort, en articulant, en le bafouillant, en le brisant. Il a le droit de dire son mot ;
– un autre élève enchaîne sur la diction d’un vers ou d’un mot ;
– Le poème va ainsi se déployer, parfois deux élèves diront le même mot, parfois toute la classe répètera un mot qui possède une valeur centrale dans le poème ;
– les répétitions ad lib, permettent aux apprenants de donner leur lecture du poème en s’appuyant sur la démarche interprétative qui a précédé cette lecture.

Contraintes :

  • parler au bon moment, après ou avec tel ou tel élève.
  • Respecter une prosodie décidée ensemble
  • Mémoriser les mots et l’ordre de leur production

Bénéfices :

  • Tous les élèves peuvent participer
  • Création d’une parole individuelle inscrite dans un projet collectif
  • Travail sur la mémorisation (orthographe, syntaxe, phonétique)
  • Sentiment pour les apprenants de dominer la langue étrangère

Le choix du texte peut se faire en fonction de la progression ou d’un projet avec le professeur documentaliste, il est possible de cantonner cet exercice à l’espace classe ou de le donner à voir. Nous avons mis en scène par exemple des poèmes du recueil Sans Frontière Fixe de Jean Pierre Siméon, l’auteur, lui-même en a été ému.

Exemple 2 : le jeu de la « guêpe »
L’exercice théâtral peut être plus fidèle et ne pas prétexter toujours le détournement.
L’objectif était de réinvestir un travail entrepris en Sciences de la Vie et de la Terre sur le lexique du corps humain au niveau débutant.
– Sylvie Amblard, interprète, comédienne, danseuse, et chorégraphe a proposé un exercice, celui de la « guêpe » : le déclencheur verbal était : « Attention il y a une guêpe sur…. » ;
– l’un des élèves devait poursuivre la phrase-déclencheur : « Attention, il y a une guêpe sur… ton bras » ;
– un autre devait essayer d’échapper à la guêpe, de la chasser de la main. Certains ont même entrepris des contorsions brisant le mimétisme corporel. Lorsque tous les élèves étaient passés, l’on pouvait entendre bourdonner l’insecte !

Contraintes :

  • Mémorisation du lexique du corps humain
  • Utilisation des possessifs (ton, ta, tes)
  • Ecoute attentive de l’autre
  • Réalisation corporelle alliant la peur de l’insecte et la désignation de la partie du corps

Bénéfices :

  • Etape vers la pratique artistique
  • Détournement de la description scientifique
  • Création du comique de geste par la parole
  • Interprétation symbolique de la guêpe comme image de la folie obsessionnelle ou paranoïaque.

Exemple 3 : l’autoportrait : écriture et représentation plastique
L’objectif est de réinvestir les apprentissages au niveau débutant de la présentation en lui donnant une dimension esthétique.
– Chaque élève écrit (Fle débutant), dicte (illettré FLS), ou réalise par un jeu d’étiquettes (analphabète) son portrait. Le portrait est entendu au sens large et peut comprendre, la description, les goûts et les désirs. On pourra étudier des descriptions littéraires favorisant l’anaphore, l’utilisation d’une métaphore et d’une comparaison. On peut aussi utiliser des portraits poétiques sous forme de litanie.
– Puis l’élève choisit à la manière des tableaux de Miro des couleurs et des mouvements qui peuvent correspondre à une partie de leur portrait.
– Enfin les élèves peuvent recopier des éléments de leur portrait dans le « tableau » réalisé avec un professeur d’arts plastiques ou avec le professeur référent.

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Détail d’un tableau réalisé par une élève turque

Contraintes :

  • Réinvestissement des premiers acquis
  • Finalisation de la description de façon authentique
  • Analyse de tableaux de Miro
  • Association entre le dire et l’image

Bénéfices :

  • Une approche du rapport entre concret et abstrait
  • Une compréhension du symbolique (couleurs, traits, callligraphie…)
  • Une valorisation du sujet par sa représentation plastique
  • Conscience phonographique tournée vers un public non matérialisé (communication distanciée)

Exemple 4 : Mise en scène d’une bande dessinée
L’objectif est de faire le lien entre les jeux de mots et l’humour. Le comique de pensée et le comique de mot sont sans doute les comiques que l’on aborde après celui de geste et celui de situation, pourtant ils sont sources d’apprentissage de la langue et permettent ce fameux « détournement linguistique » que je pense être opératoire.
Les déclencheurs sont très divers, nous pouvons, par exemple, utiliser la bande dessinée du Chat de Geluck et proposer aux élèves une sélection.
– Après avoir étudié des extraits de planches, un groupe d’élève choisit une facétie.
– Le groupe apprend à dire le texte dans la classe.
– Puis dans un autre lieu, les élèves essaient de mettre en scène la bande dessinée.
– Le jeu de mots joué physiquement permet une distanciation avec l’organisation syntaxique.
– L’ensemble peut constituer un spectacle facile à mettre en place et à mettre en gestes.

Dans la bande dessinée où le Chat dit sur plusieurs vignettes : L’éternité, ça dure très… très… très… longtemps, un élève avait choisi de chercher longuement dans un dictionnaire. Un autre arrivait et demandait la définition du mot « éternité ». Le premier élève donnait la réponse du chat, qui par la répétition ad lib formule tout à fait l’hyperbole induite par le mot « éternité » face au temps.

Contraintes :

  • Approche par groupe de compétences du texte de la bande dessinée et de son organisation
  • Analyse de la construction du « jeu de mot » (répétition, usage de l’adverbe « très », difficulté à définir un terme abstrait, sens abstrait/sens concret, jeu sur la polysémie, la métaphore, le second degré, l’ironie…)

Bénéfices :

  • Conscience métalinguistique des apprenants
  • Comparaison interculturelle du jeu de mots
  • Elaboration d’une grammaire impertinente et opératoire
  • Prépare à l’écriture de textes à jouer

Dalie Chrifi-Alaoui