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Le collège et les pratiques numériques des adolescents

Hyperconnectés, hyperactifs, ceux que l’on voudrait tous considérer comme natifs du numérique intriguent et questionnent les adultes et les institutions éducatives. Cet article, s’appuyant sur le cadre conceptuel de l’anthropologie des usages, part de recherches menées auprès des adolescents pour objectiver leurs pratiques numériques dans leurs contextes socio-éducatifs.

Les adolescents ont de plus en plus accès à des terminaux mobiles. 74,1% des adolescents enquêtés déclarent disposer d’un ordinateur fixe à la maison, 57,3% d’un ordinateur portable et 30,4% d’une tablette. Les proportions sont moindres quant aux outils accessibles dans leur chambre mais les terminaux mobiles sont davantage présents: 43,6% des adolescents disposent d’un ordinateur portable et 21,3% d’entre eux de tablettes, contre seulement 13,2% d’équipement en ordinateurs fixes. Concernant les téléphones portables, les adolescents enquêtés de quatrième en sont équipés à 72,1%. 94,2% des adolescents interrogés se sont connectés la semaine précédant l’enquête, principalement chez eux (66,8%) ou dans leur chambre (53,6%).

Les familles populaires plus équipées que les autres ?

L’équipement apparaît socialement contrasté sur deux plans: s’agissant des terminaux mobiles et au niveau des espaces d’accès (l’espace familial de la maison ou l’espace personnel que peut représenter la chambre). En effet, si la population scolaire d’origine sociale défavorisée (selon la PCS[[Profession et catégorie socio-professionnelle.]] du père) est autant dotée en ordinateur fixe que la population scolaire d’origine sociale très favorisée, elle se révèle moins dotée en terminaux mobiles lorsque l’on considère l’équipement familial. En revanche, dans leur chambre, les jeunes de milieu défavorisé sont plus fortement équipés en ordinateur fixes (14,7% contre 12,1% des adolescents issus des PCS très favorisées) et en ordinateurs portables (47,2% contre 35,5% des PCS très favorisées). De surcroît, les disparités sociales se creusent significativement quant à l’équipement en téléphones portables. En effet, près de trois adolescents sur quatre (76,2%) issus de milieu défavorisé possèdent un téléphone portable contre deux adolescents sur trois (67,6%) d’origine sociale favorisée.

Les analyses qualitatives nous permettent d’identifier un investissement inégal des familles dans le rapport au numérique qui se retrouve dans le type et le lieu d’accès à l’équipement. L’équipement des élèves en téléphone portable est aussi significativement différencié au niveau spatial. Les élèves scolarisés en milieu urbain sont équipés pour 76,1% d’entre eux. En milieu rural, ils ne sont plus que 67,3% à être dotés d’un téléphone portable et 66,7% en aire périurbaine. Si les inégalités éducatives, liées aux usages du numérique sont importantes, elles ne dépendent quasiment plus de l’équipement mais elles sont encore dépendantes de la connexion, particulièrement en zone rurale.

Les inégalités éducatives s’ancrent dans les territoires

L’analyse qualitative des sites périurbains démontre une forte interdépendance entre la socialisation parentale et la posture éducative vis-à-vis du numérique. Ces différences s’ancrent dans les territoires à l’échelle du quartier (voire du bloc d’immeuble ou du lotissement pavillonnaire). Les focus-groupes[[Le focus groupe est une technique d’étude qualitative qui consiste à rassembler un petit groupe  de personnes spécifiques pour comprendre leurs attitudes ou leurs comportements à la lumière de leurs interactions.]] et les entretiens révèlent des difficultés à avoir des attitudes éducatives vis à vis du numérique dans les familles populaires en particulier en terme d’aliénation consumériste des familles à la possession de produits technologiques (comme les smartphones ou consoles de jeu) associés à un discours assez paradoxal de confiance dans la mission éducative de l’école vis-à-vis de l’éducation au numérique. Il apparaît que les parents de milieu défavorisé s’en remettent davantage aux choix et aux volontés de l’adolescent.

Peut-on alors parler d’autodétermination de l’adolescent? De dessaisissement parental? On peut présenter, en exagérant un peu le trait, ces processus éducatifs ainsi. Quasiment tous les pré-adolescents arrivent au collège en réclamant un téléphone portable. Dans les quartiers d’habitat social, les parents entretiennent des rapports distants avec l’institution scolaire et échangent peu entre eux sur la scolarité et les loisirs des adolescents. Le « métier » de parent s’exerce alors dans la sphère intra familiale, ce qui donne du poids à l’argument du jeune : « tous les élèves de ma classe ont un téléphone portable », alors que ce n’est pas  la réalité. L’insistance du pré-adolescent est telle que, comme pour la nouvelle console de jeu du Noël précédent, ou la régulation de la télévision, les parents finissent par « craquer » et achètent le téléphone portable demandé.

De l’autre côté du boulevard, dans le quartier résidentiel, la socialisation parentale passe par des échanges réguliers autour de la scolarité, des loisirs, de la santé des enfants, échanges qui finissent par tisser des liens amicaux entre les parents du même territoire, fréquentant le même collège et les même équipements culturels ou sportifs. La question du téléphone portable s’évoque naturellement entre eux et ils finissent par définir une norme : pas de téléphone portable avant la quatrième. Cette norme est peu remise en cause par les adolescents puisqu’elle est partagée par des familles qui possèdent le même capital culturel.

La compensation des inégalités éducatives est territoriale

Nous avons mené depuis la rentrée 2013, avec le Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (service du Premier ministre), une recherche pour étudier la dynamique de ces établissements expérimentateurs, qui se concentre qualitativement sur des collèges connectés (CoCon).

La compensation des inégalités n’est alors plus institutionnelle (au sens des institutions historiques que sont l’Éducation nationale, l’éducation populaire, l’animation ou le travail social) mais territoriale, au sens systémique et politique.
Les établissements situés en zone rurale proposent plus de voyages scolaires, particulièrement à l’étranger, que les établissements urbains. On assiste ainsi à une compensation territoriale d’une inégalité d’accès aux voyages, puisqu’un projet de voyage scolaire s’organise avec une communauté qui comprend les enseignants, les parents et les collectivités territoriales. Il peut être aussi l’occasion d’un développement important des usages des technologies numériques, en particulier des réseaux sociaux.

Plusieurs collèges ruraux fournissent des clés 3 G aux collégiens. On assiste dès lors à une compensation territoriale d’une inégalité d’accès à internet dans la mesure où le financement provient des collectivités territoriales.

Fab Lab et tablettes

Autour des projets CoCon se créent des réseaux de partenaires multiples (parents d’élèves, associations socio-culturelles, sociales et/ou numériques, collectivités territoriales, services déconcentrés de l’État, Rectorat) qui développent en commun des projets à la fois numériques et éducatifs sur le territoire (comme le mouvement des Fab Lab[[Les Fablab, ateliers de fabrication numérique, sont des lieux ouvert qui mettent à disposition de tous des machines-outils pilotées par ordinateurs. Lancé par le MIT, le mouvement des Fablab est devenu mondial.]]). On assiste encore à une compensation territoriale d’inégalités en termes de capitaux sociaux et culturels par brassage des populations autour du projet « techno » sur son territoire.

Enfin, les « flottes » de tablettes mobiles des collèges connectés (financées par les collectivités territoriales comme le WIFI et le très-haut débit) sortent régulièrement des collèges pour des animations éducatives.

Les acteurs ont rarement conscience de ces processus de compensation des inégalités pourtant clairement observables sur les territoires que nous avons étudiés.
Il apparaît donc que les inégalités éducatives liées aux usages du numérique sont importantes chez les adolescents et qu’elles dépendent beaucoup du territoire dans lequel ils vivent. En termes de socialisation secondaire et de construction des capitaux sociaux et culturels, les données d’INEDUC(programme de recherche ANR Inégalités éducatives) indiquent que les parcours scolaires, de loisirs et numériques sont interdépendants. Le grand Plan numérique pour l’école compensera-t-il les inégalités éducatives sur les territoires ? S’il se limite à distribuer des tablettes mobiles aux collégiens de cinquième, il ratera cette cible pourtant fondamentale pour l’avenir de l’école de la République.

Pascal Plantard
Maître de Conférences HDR, CREAD-M@RSOUIN, Université Rennes 2


En complément

Anthropologie des usages

Dans notre approche anthropologique, nous définissons les usages comme des ensembles de pratiques socialisées qui fondent de nouvelles normes autour desquelles se créent les sociabilités. L’adjectif « socialisées » renvoie donc à des questions de constructions collectives et à l’étude des processus d’appropriation des normes culturelles, ce qui nous conduit à replacer les usages des TIC dans les contextes socio-historiques. Les processus d’appropriation du numérique traversent les imaginaires, les représentations et les pratiques pour se stabiliser, pour un temps, en normes d’usages que vont apprendre les adolescents les uns des autres. Cet apprentissage est complexe car il mêle à la fois la prise en main technique, le capital culturel ainsi que le développement identitaire de l’adolescent.
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