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Vers une place pour la culture numérique à l’école ?

Le développement de l’expression « culture numérique », qui englobe ces différentes approches, témoigne de la prééminence de la maîtrise de l’usage sur celle de la technique. La question qui se pose est donc de savoir comment intégrer dans le système éducatif les TIC, tant il est vrai qu’aujourd’hui encore les pratiques d’enseignement qui les font utiliser par les élèves sont peu nombreuses.
Les usages des TIC par les jeunes sont devenus tellement ordinaires (97 % des jeunes accèdent à Internet – Credoc 2008) qu’il n’est pas possible de tenter de scolariser cet « objet » comme on a réussi à le faire pour d’autres disciplines dont les usages quotidiens sont beaucoup moins présents dans l’environnement.

Évolution d’un mode de vie

Les usages des TIC sont imbriqués avec les contenus enseignés : le géométriseur en mathématique, les outils de cartographie en géographie, etc. Les dimensions technique et scientifique des machines TIC s’estompent de plus en plus derrière l’accès facile aux services et aux fonctionnalités des outils. Cela est dû à l’amélioration de l’ergonomie, des traitements automatiques des données, entre autres.
L’omniprésence des techniques issues de l’informatique dans notre quotidien impose leur prise en compte dans l’ensemble du système scolaire. Mais c’est surtout ce que les utilisateurs font de ces techniques dans leur quotidien qui fait problème : que faire d’un moteur de recherche ? Comment comprendre les traitements cachés derrière des modélisations météorologiques, par exemple ? Comment gérer des relations humaines à partir d’un accès à Internet ? Les techniques en elles-mêmes ne sont rien si les utilisateurs ne les intègrent pas dans leur mode de vie et les concepteurs qui l’ont bien compris tentent de prescrire des usages. L’observation des jeunes face à ces outils met en évidence la nécessité absolue de prendre en compte, dans un projet global d’éducation, cette évolution des modes de vie et la compréhension de la construction du monde que cela permet pour chacun.
Les jeunes ne sont pas responsables de la présence des TIC dans leur environnement. Pragmatiques et découvreurs du monde, les enfants, les jeunes s’approprient les techniques qui les entourent à partir des situations qui leur sont soumises. C’est à partir de ces situations que l’école doit pouvoir construire un cheminement qui permettrait une véritable appropriation. Lors d’un travail de recherche d’information, peut-on se suffire d’apprendre la formulation des équations de recherche ? Si l’on se cantonne à enseigner la dimension scientifique technique, on risque d’exotiser l’informatique. En effet, on en ferait une matière en elle-même au risque de la déconnecter de ce que l’on fait avec dans tous les secteurs. Le découpage disciplinaire amène souvent à ces aberrations que seules la trans- et l’interdisciplinarité permettent de dépasser. Au contraire, si l’on ignore ou cache totalement la dimension scientifique ou technique on risque d’enfermer les jeunes. Comment comprendre l’évolution de l’image fixe et animée sans mesurer l’importance de la numérisation et des algorithmes de transformation ? Il n’est donc pas question d’ignorer l’informatique, mais de la mettre en arrière-plan dans le nécessaire chemin de construction personnelle que constitue l’éducation.

Les TIC encore à la marge

L’école doit donc être un lieu de structuration du sens et pas seulement un lieu de construction de connaissances. Les usages sociaux des TIC nécessitent que l’école aide à les comprendre plutôt qu’elle n’en enseigne les bonnes manières. Car de nombreuses connaissances, vraies ou fausses, issues de pratiques variées, doivent être mises à l’épreuve au sein de la démarche d’apprentissage afin de donner aux jeunes la capacité à comprendre : ainsi en est-il de l’usage du traitement de texte ou du tableur souvent mal utilisé par rapport au potentiel réel de l’outil.
Il est donc indispensable que l’école développe « l’apprendre à vivre avec » les TIC. En premier lieu, cela signifie que l’école doit vivre au quotidien avec ces TIC et non à coté, comme c’est le cas actuellement (l’installation de salles dédiées à l’informatique et au multimédia a largement contribué à cela). Cela s’appuie d’abord sur la compétence oubliée du socle : l’apprendre à apprendre (pourtant bien présent dans le référentiel européen des « Compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie »).
Pour nous, la question de la « culture numérique » doit précéder et englober les questions des connaissances informatiques et de l’éducation au média. Autrement dit chaque enseignant se trouve devant la nécessité de connaître ce que l’informatique et le numérique ont fait aux contenus de sa discipline, comme par exemple le développement des SMS pour les enseignants de français ou encore la photo numérique pour les enseignements artistiques.
Il est nécessaire de permettre aux jeunes « d’instrumentaliser » les TIC plutôt que de les subir. C’est à partir du croisement des pratiques personnelles des jeunes et des nécessités de l’apprentissage scolaire qu’il faut développer cela. L’exemple de la modélisation ou de la simulation dans des disciplines comme la physique ou la SVT ou la géographie permet de voir ce qu’est cette compétence : amener les jeunes à faire le lien entre l’usage de l’outil (simulateur) et la réalité simulée en permettant de comprendre les « distorsions » de toute simulation. Cela suppose aussi une pédagogie active qui amène les jeunes à être « écrivains des TIC », comme on a pu l’observer dans le cadre des TPE au lycée ou dans des pédagogies de projet.

Former des usagers moins dépendants

Le fonctionnement actuel du marché des objets numériques, parce qu’il s’appuie sur des techniques opaques à l’usager, tend à le rendre dépendant des prescriptions d’usage. La seule connaissance scientifique et technique est insuffisante pour permettre une véritable appropriation choisie de ces techniques. Nombre d’élèves aguerris à l’usage personnel de l’informatique ont mis de côté l’approche que l’école leur proposait de ces techniques : ils ne comprenaient pas l’écart entre leur pratique et l’enseignement qui leur en était imposé (et noté). De nombreux enseignants, désarçonnés par cela, ont soit renforcé cet écart, soit simplement abandonné ces enseignements. Il est donc nécessaire de mettre en évidence ce processus d’instrumentalisation au sein des enseignements ainsi que le sens que prend ce processus dans différents contextes, techniques ou non. Encore faut-il que les enseignants acceptent de s’y former.
Enfin, parce que ces techniques sont présentes dans tous les espaces du quotidien de la population, il y a nécessité de s’engager, à l’école, vers cette direction paradoxale : « former des autodidactes ». Cela signifie qu’il est de plus en plus nécessaire « d’autoriser les jeunes » face à ces objets imposés par les adultes dans leur environnement, afin qu’ils les mettent au service de leur devenir tout au long de la vie. Dans les enquêtes récentes sur les jeunes et les TIC, apparaît cette demande des jeunes vis-à-vis de l’école. Inciter à des pratiques en lien avec l’apprentissage scolaire pour ensuite en faire un enrichissement de la séance d’enseignement, en amont comme en aval de celle-ci est une première piste à explorer par chacun. Plus globalement faire de l’établissement un espace de mise en lien structurant avec le savoir (une sorte de grand CDI) et pas seulement un lieu d’accumulation découpée de savoirs (comme le symbolisent ces longs couloirs de salles de cours).
Si l’on veut donner une place au numérique dans la culture commune, il ne faut pas l’isoler, mais au contraire lui permettre de s’insérer banalement dans les pratiques scolaires avant de le structurer en savoir. Nous en sommes encore loin, c’est probablement pour cela que les débats sont encore si vifs.

Bruno Devauchelle, formateur-chercheur au Cepec Lyon.


À lire en complément
Les dossiers de L’ingénierie éducative
(revue du CNDP sur l’intégration des TIC dans l’enseignement)
N° 63-64, octobre-décembre 2008

Un dossier sur « L’i-novation », tant les Tice y inscrivent leur marque, mais sans confondre innovation technique et innovation pédagogique.