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Quand les médecins se font pédagogues

L’éducation médicale

On peut considérer que l’éducation médicale, en tant que didactique, est née dans les années vingt aux États-Unis sous l’impulsion d’Abraham Flexner. Celui-ci est le véritable père de l’enseignement moderne de la médecine, pour avoir imposé l’introduction des sciences dans le curriculum médical et créé le concept d’hôpital universitaire où se réalise l’intégration des soins, de l’enseignement et de la recherche (d’Ivernois, 1977). Dans les années cinquante, l’accroissement considérable des informations scientifiques a rendu nécessaire une réflexion pédagogique sur les connaissances utiles à la pratique et par conséquent, les compétences à acquérir par les futurs médecins. Des pédagogues médicaux comme G. Miller et S. Abrahamson (1962) ont prôné l’adoption pour la formation médicale d’une approche systémique, dans laquelle la définition des objectifs pédagogiques et leur évaluation ont une grande importance. L’éducation médicale de cette époque est très influencée par la pensée et les travaux de B. Bloom, R.F. Mager, F. Keller, R. Gagné. Des taxonomies d’objectifs pédagogiques sont adoptées dans les différentes disciplines médicales en développant les trois dimensions qui caractérisent l’exercice du médecin :  » savoir, savoir-faire, savoir être.  » Un ensemble de méthodes et techniques très sophistiquées d’évaluation est mis en place aux États-Unis dès les années soixante au niveau des examens nationaux d’entrée dans les facultés de médecine ou de certification finale. La docimologie, inspirée par, R. Ebel, occupe une grande partie de l’activité des premiers départements universitaires d’éducation médicale (d’Ivernois, 1977).

Parallèlement, les pédagogues médicaux s’intéressent aux méthodes actives de formation en groupe (études de cas), à l’auto – formation, à l’enseignement programmé et aux premières formes de technologie éducative et d’enseignement à distance (télévision, enseignement assisté par ordinateur).

Au cours des vingt dernières années, l’éducation médicale est devenue une discipline universitaire, principalement dans les pays anglo-saxons. La très grande majorité des Facultés de Médecine nord-américaines comporte un département d’éducation médicale. Six revues internationales anglophones publient des travaux de recherche qui concernent, selon la plus récente récession (Dimitroff, 1996 – Bordage, 2000) les thèmes suivants : programmes de formation, évaluation des apprentissages, techniques d’enseignement et caractéristiques des étudiants.

La pédagogie médicale s’intéresse aujourd’hui plus particulièrement à la problématique de l’apprentissage de notions complexes et multidisciplinaires, au développement du raisonnement diagnostique et de la décision chez les étudiants. S’inspirant de l’exemple des facultés expérimentales de Mac-Master et de Maastricht, près de 200 facultés de médecine à travers le monde organisent leur curriculum sur le modèle de l’apprentissage par problèmes (APP), une approche proposée par le Canadien H. Barrows à partir de la méthode des cas-problèmes développée par Célestin Freinet (Barrows, 1980 – Albanese, 1993).

Les travaux de la psychologie cognitive inspirent la mise en œuvre de ces méthodes, de même qu’il est fait appel aux théories de la décision, aux systèmes experts et à l’intelligence artificielle pour améliorer la formation des étudiants au raisonnement clinique et thérapeutique (Norman, Schmidt, 1992). Le développement de très nombreux sites et banques de données médicales sur l’Internet contribue à répondre au problème de la formation médicale continue, devenue obligatoire dans la plupart des pays occidentaux. Par contre, la multiplicité des sources d’information et leur masse justifient un effort de sélection des contenus à enseigner à partir des preuves scientifiques disponibles (evidence – based medicine).
Enfin, si des efforts importants ont été accomplis au cours des dix dernières années pour créer une formation à la communication médecin – malade (recours à des consultations simulées avec des patients acteurs aux USA, stage obligatoire chez le médecin généraliste en France et en Europe), il existe un déficit reconnu de l’enseignement médical en Sciences Humaines, en particulier en psychologie, sociologie, anthropologie et éthique (WFME, 1994). C’est la raison pour laquelle, l’Organisation Mondiale de la Santé a recommandé l’inclusion de ces enseignements parmi les critères de qualité qu’elle propose pour la formation médicale dans le cadre d’un projet international d’accréditation des facultés de médecine (Boelen, 1992).

L’éducation thérapeutique des patients

Par tradition, les médecins forment leurs élèves ou se forment entre eux. Ils ne sont pédagogues que pour les leurs. Certes, depuis Théophraste Renaudot ils acceptent de divulguer certains principes et recettes, de dispenser une information médicale utile à la prévention des maladies, devenue l’éducation pour la santé (Millepierres, 1965).

L’idée de former le patient à se soigner de façon autonome est toute récente. Elle est même révolutionnaire, car la tendance spontanée du médecin est de conserver jalousement son savoir, source de son pouvoir. Cependant, les nouvelles technologies rendent illusoire le maintien de ce monopole de l’information, l’évolution de la société démocratique va dans le sens d’un plus grand partage des décisions ; mais c’est surtout l’augmentation des maladies chroniques nécessitant une auto – surveillance et un auto – soin (elles touchent un tiers de la population des pays occidentaux) et la problématique de l’économie de la santé qui ont conduit au concept et aux pratiques de l’éducation thérapeutique.

Dans l’éducation thérapeutique du patient, il existe beaucoup plus qu’une simple transmission d’informations : il s’agit d’un véritable transfert de compétences, d’une formation à la prise de décision, mais aussi de la mise en place d’un partenariat rendant pour la première fois possible une vraie négociation entre soignant et soigné. Le médecin, comme les autres personnels de santé qui éduquent les patients doivent sortir de leur rôle de soignants pour aborder celui de formateurs, mais leur expérience acquise avec les étudiants leur est ici relativement peu utile, les patients formant un groupe totalement hétérogène sur le plan psychologique, social, intellectuel, motivationnel.

Toutefois, un cadre conceptuel a été proposé (d’Ivernois, Gagnayre, 1995) et adopté par la plupart des équipes qui pratiquent l’éducation thérapeutique. Il s’agit encore une fois d’une approche systémique dans laquelle se succèdent plusieurs étapes :
– L’identification des besoins et réalités du patient au moyen d’un diagnostic éducatif,
– Partir du diagnostic éducatif, la négociation d’objectifs d’apprentissage reliés aux compétences que doit acquérir le patient,
– L’apprentissage par le patient des connaissances, habiletés et techniques correspondantes
– Une évaluation de ce que le patient sait, des raisonnements qu’il a acquis, des gestes de soins et techniques qu’il maîtrise, des changements intervenus dans ses croyances de santé et sa qualité de vie (par exemple, une réduction de l’absentéisme scolaire). Parallèlement, on évalue chez lui l’amélioration des paramètres cliniques (par exemple, la diminution des crises et du recours aux urgences) la normalisation des résultats d’examens biologiques.

On retrouve là, dans ses grandes lignes les principes d’une pédagogie par objectifs qui emprunte à l’éducation médicale certaines méthodes d’enseignement (tables rondes, travaux de groupe, travaux pratiques) et d’évaluation (questionnaires, grilles de contrôle de la technique des gestes de soins).

Cependant, il existe des variations méthodologiques importantes entre les programmes d’éducation en fonction de l’âge des patients (les enfants par exemple, requièrent des méthodes pédagogiques spécifiques) et du contexte de l’éducation (hôpital, centre de cure, éducation à domicile ou à distance). La forme la plus fréquente des programmes d’éducation thérapeutique consiste en une hospitalisation de un à quelques jours entièrement consacrés à l’éducation, auxquels font suite des consultations d’éducation, de renforcement ou de complément. D’autres formules se développent, comme l’éducation à distance par téléphone ou par Internet. Les enfants et adolescents peuvent bénéficier de séjours dans des établissements de cure ou dans des centres de vacances (dans le cas du diabète, de l’asthme, de l’hémophilie, par exemple) dans lesquels il existe un programme et des activités importantes d’éducation thérapeutique (d’Ivernois, Gagnayre, 1995).

D’autre part, l’éducation thérapeutique est un travail d’équipe, et est, par conséquent, multiprofessionnelle. Elle est aussi de par son objet : le malade et sa maladie, multidisciplinaire. En effet, comme l’ont souligné A. Lacroix et J. Ph. Assal (1998), apprendre à se soigner signifie pour le patient situer sa maladie par rapport au sens qu’il donne à sa propre vie, exprimer ses valeurs et ses représentations de la santé, surmonter les étapes qui conduisent à l’acceptation d’une pathologie chronique. Le regard et la contribution des sciences humaines (psychologie, anthropologie, sociologie, sciences de l’éducation) sont ici essentiels.

Le médecin éducateur de patient n’atteindra aucune efficacité s’il n’est pas formé lui-même à cette pédagogie particulière (Gagnayre, 1998 – Albano, 1999). L’éducation thérapeutique – une pratique reconnue et valorisée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS, 1998) – tend à devenir un champ de recherche, d’action et d’enseignement spécifiques, distincts du cadre plus général de l’éducation pour la santé. En France, la quasi totalité des services hospitaliers de diabétologie comporte un programme d’éducation pour les diabétiques, tandis que se sont ouvertes en quelques années près de 70 écoles de l’asthme sur l’ensemble du territoire. Chaque année, de nouveaux programmes d’éducation thérapeutique sont expérimentés pour l’hypertension artérielle, les accidents cardiaques, les maladies neurologiques (parkinson, épilepsie, migraine) et psychiatriques (schizophrénie). Les équipes d’éducateurs accèdent à des formations pédagogiques organisées par des instituts spécialisés ou des universités.

La recherche en éducation thérapeutique intéresse aujourd’hui non seulement les différentes spécialités médicales et para médicales, mais aussi les sciences de l’éducation. Les voies de recherche concernent la problématique de l’apprentissage des patients avec l’utilisation de méthodes issues de la psychologie cognitive, telles que les cartes conceptuelles ou l’exploration des facteurs psychologiques, cognitifs, anthropologiques de la non observance.

L’étude des changements de rôle entraînés chez les médecins et les patients par l’éducation thérapeutique offre également des perspectives de recherche importantes : comment le médecin gère-t-il, par exemple, l’échec d’apprentissage chez son patient ? Comment les associations de patients s’approprient-elles l’éducation thérapeutique ? Le patient éduqué peut-il dépasser le stade du profane pour atteindre à la compétence d’un expert auto-soignant ? Existe-t- il un apprentissage possible de la sensibilité perceptive (par exemple, la perception de signes intracliniques) permettant au patient de prévenir les crises ? Certaines de ces questions justifient la mobilisation d’un nombre de plus en plus important de chercheurs. Enfin, il faut souligner que la problématique de l’évaluation de cette éducation reste entière. La tendance d’une certaine médecine scientifique est d’assimiler l’éducation à ‘une intervention de type pharmacologique, c’est-à-dire d’attendre qu’un patient éduqué normalise immédiatement l’ensemble de ses paramètres bio-cliniques. Au contraire, se dessine chez d’autres chercheurs une vision plus réaliste et plus globale de l’évaluation qui consiste à repérer chez le patient un ensemble de connaissances, de savoirs mobilisables, de modestes modifications d’attitudes qui indiqueraient une tendance plus favorable à la santé.

Éducation médicale – éducation thérapeutique

Nous avons vu qu’il existe aujourd’hui pour le médecin deux façons de se faire pédagogue : en formant les étudiants et/ou en éduquant les patients. Ces deux éducations ont plusieurs points en commun. Fondées sur une approche systémique, elles ont recours à une pédagogie par objectifs, à des méthodes d’enseignement-apprentisage actives et à une évaluation des compétences dans les domaines cognitifs, psychoaffectifs et sensori-moteurs.

Les différences sont notables. L’éducation médicale concerne plutôt la résolution de maladies aiguës alors que l’éducation thérapeutique s’intéresse principalement aux maladies chroniques. Tandis que la première est centrée sur le médecin, la seconde fait du patient le principal acteur du dispositif éducatif (Assal, 1996).

L’éducation médicale s’adresse à un public relativement homogène, motivé à acquérir un métier. À l’opposé, l’éducation thérapeutique rassemble des personnes d’âge et de conditions extrêmement diverses, plus ou moins motivées à apprendre la gestion d’une maladie qui souvent les effraie ou les décourage. L’évaluation de cette éducation thérapeutique concerne tout à la fois les apprentissages, les changements bio-cliniques, les modifications de qualité de vie. Si l’éducation médicale peut être considérée comme une didactique disciplinaire, centrée sur une profession, l’éducation thérapeutique, elle, est davantage ouverte sur un ensemble de disciplines des Sciences Humaines et fait appel à un plus grand nombre d’acteurs.

Il est souhaitable que ces deux pratiques se rejoignent, car leur complémentarité est nécessaire, évidente : l’éducation médicale consiste à développer chez l’étudiant l’intelligence du soin, tandis que le postulat sur lequel se fonde l’éducation thérapeutique considère qu’il est possible de soigner par l’intelligence. La formation médicale devrait donc intégrer (ce qui n’est pas encore le cas) un enseignement systématique à la méthodologie de l’éducation thérapeutique comme modèle de la communication complexe : médecin – malade. Il existe aujourd’hui une autre raison pour laquelle les médecins doivent apprendre à se faire pédagogues.

M.G. Albano, Professeur de didactique médicale, Université de Foggia, Italie
J.-F. d’Ivernois, Professeur, Laboratoire de Pédagogie de la Santé, UPRES JE 2137, Centre Collaborateur OMS, Faculté de Médecine de Bobigny, Université Paris Nord, 74, rue Marcel Cachin – 93017 Bobigny CEDEX


Bibliographie

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