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Le discours SMiste, un nouveau corpus ?
On ne m’en voudra pas, j’espère, de commencer avec cette citation d’une fiche de travail de Roland Barthes : « Scientifiques, soit vous avez des affects et vous n’en parlez pas, soit vous n’en avez pas, et vous êtes des monstres »[[R. Barthes, fiche de travail, « affect », Exposition Roland Barthes, Centre Pompidou, 27 novembre 2002 – 10 mars 2003.]]. Les affects, lorsqu’il est question de langue, ont bien du mal à demeurer dans les armoires bien rangées d’une conscience scientifique toujours soucieuse du bien-fondé de son objet d’étude, et de la rigueur de ses analyses. Pour le dire plus simplement, de même qu’une des premières questions posées lorsque l’on joint quelqu’un sur son portable est : « T’es où ? » bien plus que « Salut, tu vas bien ? » (pour reprendre un titre célèbre des Inconnus !), de même je reprendrai cette question qu’on ne cessait de se poser « pour faire genre », il y a quelques années : « D’où tu causes ? ». C’est dans une perspective linguistique que je tenterai ici de traiter de la question du « langage texto » évoquée avec une certaine inquiétude ici même par R. Jalabert.
Revenons, pour éclairer notre démarche, sur la définition de la linguistique proposée par A. Martinet : « La linguistique est l’étude scientifique du langage humain. Une étude est dite scientifique lorsqu’elle se fonde sur l’observation des faits et s’abstient de proposer un choix parmi ces faits au nom de certains principes esthétiques ou moraux. « Scientifique » s’oppose donc à « prescriptif ». Dans le cas de la linguistique, il est particulièrement important d’insister sur le caractère scientifique et non prescriptif de l’étude : l’objet de cette science étant une activité humaine, la tentation est grande de quitter le domaine de l’observation impartiale, de ne plus noter ce qu’on dit réellement, mais d’édicter ce qu’il faut dire. »[[A. Martinet, Eléments de linguistique générale, A. Colin, 1970, p. 52.]] Les affects barthésiens étant momentanément tus, et l’objectivité descriptive à l’horizon, nous proposons, en guise de réponse, de revenir sur les trois points suivants : la « perversion » de l’écriture texto, résidant dans la mixité du statut sémiotique des signes utilisés ainsi que dans le mélange des langues (français / anglais), d’où un nécesaire inventaire des unités et des systèmes. Nous verrons ensuite ses liens avec l’oral – oral forcément débridé – impliquant, entre autres, un non respect des règles de l’orthographe (grammaticale et lexicale) et répondant à l’impératif d’efficacité du SMS que l’on peut définir comme une combinaison d’unités sémiotiquement hétérogènes dans un code hybride. Enfin il faut envisager le statut discursif du SMS et le genre textuel dont il peut relever, ce qui implique de se poser plus directement la question du contexte et du support de ce type de production verbale écrite : le portable.
L’écriture texto, mélange de signes et de langues
Le premier élément du « péril texto » tient à l’hétérogénéité du statut sémiotique des signes co-présents sur l’axe syntagmatique ainsi que la cohabitation de langues différentes, c’est-à-dire de systèmes distincts. Tout un chacun aura remarqué (et peut-être abusé !) de la combinaison possible de ce que J. Anis appelle des alphagrammes, c’est-à-dire des lettres, des logogrammes – §, $, &, @ -, unités graphiques dotées d’un signifié global, et qui fonctionnent de façon plus ou moins synthétique, et des topogrammes – ou signes de ponctuation[[J. Anis, L’écriture. Théories et descriptions, De Boeck, 1988, p.117-137.]]. C’est qu’en effet, le SMS répond à une dynamique synthétique d’économie des signes. Est-ce qu’il y a là de quoi prononcer la faillite de la langue française ? Qu’on observe un clavier d’ordinateur et l’hétérogénéité des signes proposés : les logogrammes, les topogrammes et les smileys y sont bien plus nombreux, et donc variés que sur la plupart des claviers de portable. On soulignera également que l’usage de cette gamme disparate d’unités graphiques dépend beaucoup du mode avec lequel on écrit. En effet, le portable offre comme on sait deux modes d’écriture : un « mode manuel » et un « mode dictionnaire » (le T9). Le mode « manuel » permet effectivement toutes les formes de combinaisons possibles de signes hétérogènes ainsi que des abréviations maximales. Celles-ci réduisent le mot aux restes chanceux de son squelette consonantique – ce qui fait évidemment de l’écriture SMiste une écriture ultra-cryptée, saisie parfois par quelques scripteurs échangeant régulièrement – ayant pour ainsi dire leur « idioscript ». (Par parenthèse, on peut souligner ici un retour à une forme de « privatisation » de l’écriture, et donc de « l’orthographe » : les scribes du moyen âge avaient déjà cette forme de pratique). C’est dans ce cadre que l’on peut parler d’une écriture synthétique maximale. Ce mode d’écriture est évidemment pratiqué par des scripteurs virtuoses qui, pour ultra abréger, ont mémorisé le lieu de la touche et les trois lettres qu’elle supporte sur le clavier et le nombre de frappes qu’il convient de faire pour abréger au maximum. Ici, la pratique d’écriture ressemble très étrangement, dans son mécanisme de mémorisation du support et des gestes signifiants, à l’exécution d’un morceau de piano ! Il n’en est rien pour ce qui est du « mode dictionnaire », utilisé plutôt par des scripteurs novices, ou plus lents, à qui le dictionnaire propose, en fonction des premières lettres du mot recherché, un paradigme de choix possibles. Là, il n’est plus du tout question de l’« efficience en terme de temps, d’espace et d’argent ». Les mots arrivent dans leur intégrité graphique. Ce mode est d’ailleurs à l’origine d’une poétique SMiste – qu’on nous pardonne ce sacrilège ! – qui relève exactement de l’écriture automatique : ici, elle est électronique. En effet, en jouant des paradigmes lexicaux proposés : « Par ce beau jour d’été » peut devenir « Prac bad bacon jok de due » – glossolalie revisitée.
Pour ce qui est du mélange des langues, et de la menace du français par l’anglais, il serait idiot d’enfoncer les portes qui consistent à rappeler que toute langue vit et se nourrit des autres langues. Les colloques sur l’hospitalité des langues en font régulièrement état et la langue française n’est qu’un melting pot inventif de latin, d’arabe, d’anglais, et caetera. Et c’est oublier – pour se rassurer ! – que « le vocabulaire anglais se compose à 60% de mots français alors que 6% seulement de notre lexique est anglicisé. »[[J. Anis, Parlez-vous texto ?, Le Cherche Midi Editeur, 2001, p. 53.]]
Le caractère oral du SMS
Venons en maintenant à la question du caractère oral SMS, et de ses contorsions abusives de la « sacro-sainte syntaxe française ». Il est vrai que le texto relève d’une forme de « conversation écrite », et que, de ce fait, la frontière oral/écrit devient plus incertaine, plus poreuse. Comme le souligne F. Gadet citée par J. Anis : « Depuis la fin du XIX e siècle, toutes les nouvelles technologies qui touchaient à l’usage de la langue et/ou de la parole ont eu des effets sur les relations oral/écrit, aussi bien le téléphone, la télé, que l’internet. La norme s’affaiblit, on est dans l’immédiateté comme à l’oral. […] L’évolution des conditions de travail a entraîné une série de pratiques que l’on pourrait qualifier d’intermédiaires, entre l’oral et l’écrit, même si le médium relève de l’un ou de l’autre (résumés écrits de réunions, préparation écrite d’exposés, notes de synthèse), et je pense que cela contribue à ce que la frontière entre oral et écrit soit fragilisée plus que comme jamais auparavant. »[[Ibid., p.57.]] Il me semble, en fait, que l’on commet une véritable erreur en assimilant la syntaxe de l’oral à celle du SMS. Ce que ces deux formes de discours ont en commun, c’est cette « conversation dialoguée », mais en aucun cas, me semble-t-il, les structures syntaxiques propres à l’oral. Pour ceux qui se sont penchés sur les travaux du GARS (groupe aixois de recherche sur le français parlé), animé notamment par C. Blanche Benveniste ou encore sur les nombreuses recherches menées depuis des années par Mary-Annyck Morel (Université de la Sorbonne nouvelle, Paris III), il ne fait aucun doute que la syntaxe de l’oral n’a rien de commun avec l’hyper abréviation de l’énoncé SMS. L’énoncé oral obéit à une dynamique de cumul inclusif des thèmes avant d’en arriver au rhème. Ex : « Moi, Pierre, il m’a dit que son père, enfin je dire son frère, il avait changé de voiture ». Ce cumul thématique correspond d’ailleurs à ce que R. Barthes appelait le « bredouillement de la langue » : il n’autorise pas la correction, ou plutôt, celle-ci se fait par des ajouts apportés à la suite des segments oraux considérés comme incorrects. Rien de tout cela dans le SMS.
On ne confondra donc pas l’« écriture phonétique» avec la syntaxe catalytique de l’énoncé oral ! La syntaxe du SMS doit s’observer parallèlement aux mécanismes d’écriture et d’abréviation qui sont à l’œuvre dans l’écriture texto. Les principaux types de formation des unités du message texto et de l’abrègement ont déjà été décrits par J.Anis[[J. Anis, Les abréviations dans la communication électronique en anglais et en français, Ecritures abrégées (notes, notules, messages, codes…), Bibliothèque de Faits de langue, Ophrys, 2004, p. 97-112.]].
On rappellera brièvement les principaux mécanismes d’abréviation :
1 : Les réduction graphophoniques, avec simplifications orthographiques du type : « Tu me mank ma poule » (ou « tummank »), les réductions de di-ou trigrammes vocaliques : « Sun, il est bo », « t’a oublié ton manto », « vous parté 2m1 » ;
2 : Les notations de variantes phonétiques diverses : dans cette classe, on notera que la transcriptions d’écrasement phonétique est la plus courante : « chui pas loin » ;
3 : Les troncations, par apocope (chute de la fin du mot) : « on fra com d’hab », ou aphérèse (chute de la première syllabe du mot).
4 : La réduction au simple squelette consonantique : « pb d’ordi ce swar », « t’en vas pas tt le tmps ».
5 : La réduction au syllabogramme : « tu sais que je tm twa » et – last but not least – l’utilisation des logogrammes courants : « A12C4 », et création de logogrammes d’usage « privé » : @ = je t’embrasse, §§§ = je te serre dans mes bras, /\\ ! =je pense très fort à toi, ? ???? = quand est-ce qu’on fait l’amour ? Lesquels logogrammes peuvent également se cumuler : /\\ !!>> = je pense très fort à tes seins !
Évidemment l’ensemble de ces procédés est cumulable, comme le souligne J. Anis, à qui nous empruntons une part de nos exemples. On notera ici, effectivement, la « réduction » des espaces blancs – que l’on peut comparer à l’écriture continue médiévale ! On notera également l’accumulation des signes de ponctuations, et/ou leur usage « aberrants » ou excessifs. Il suffira de souligner ici que c’est précisément le propre de la ponctuation française que d’offrir des usages purement individuels et hors normes – puisque précisément, il n’y a pas de grammaire de la ponctuation[[Voir à ce titre, S. Boucheron Pétillon, Les détours de la langue. Étude sur la parenthèse et le tiret double, Bibliothèque de l’Information Grammaticale, Peeters, 2002.]]. Cet usage déviant de la ponctuation dans certains textes nous permettra de souligner que la forte « affectivité » exprimée dans le SMS n’est pas un trait définitoire de l’oral, opposé à un écrit froid et dénué de toute forme d’expressivité.
Ce rappel, très bref, des mécanismes de l’écriture texto nous permet de souligner – mais c’est une évidence ! – qu’il n’y a pas UN usage de l’écrit mais plusieurs. Ce qui signifie également qu’il n’y a pas une grammaire du texto mais des usages du langage texto, en mutation permanente et variables évidemment d’un individu à l’autre. Je terminerai ces remarques formelles en soulignant que l’abrégement outrancier, qui annonce la fin de la belle Langue Française existe depuis toujours, et qu’il franchit quotidiennement les frontières de la phrase pour entrer dans l’espace du texte.
En voici un exemple, tiré des notes d’une secrétaire analytique au Sénat. Il s’agit d’un échange, au sujet des forces de police, entre R. Karouchi et Jean-Jacques Hyest (UMP tous les deux) : « L’ineff forc secu < ø syst secu incohérent, ø force uniq coordinat°. nb mes utiles ms extension nb agents de - en - qualifiés = derive dangx si ø format°, ¥ les citoy ont dt à 1 m mil de sécu = un seul état ! + xat° art = import m si insuf , pj initial 16 art = trad nec Cs pb secu int. l'A.N a voulu lutter #] les raves parties ms ø force uniq coordinat° => inefficacit forc sécu !!! »[[Pour trouver la « traduction » de ce texte, on pourra se reporter à S. Pétillon, « Genèse d’un texte parlementaire politiquement correct. Abréviations, mémoire et textualisation : l’écriture en urgence des secrétaires analytiques », dans Écritures abrégées (notes, notules, messages, codes…), Bibliothèque de Faits de langue, Ophrys, 2004, p.163-174.]] Nul doute dans ce cadre, ce ne sont pas les SMIstes qui marginalisent les scripteurs du français courant. Et les textes que publie le Journal Officiel, passés au régime d’une réécriture politiquement correcte, sont sans doute plus alarmants – moulés à la langue de bois – que les « Tu c kechtm » et autre « On ? chez wam ce soir? ».
Le statut discursif du SMS
Pour finir sous forme de légère provocation – puisqu’il est maintenant question du langage texto dépassant le seuil fatidique de l’énoncé : qu’en est-il du texte intégral en style texto ? Je n’ai pas d’avis – peut-être juste une envie ? Pourquoi, s’il s’en trouvent, ne pas les utiliser pour un réapprentissage du français écrit standard ? Après tout, y a-t-il d’énormes différences entre la copie d’un élève en difficulté à l’entrée en sixième et la rédaction du texte court par un SMIste chevronné : l’orthographe lexicale et grammaticale y est, également et allègrement malmenée ! La faute à qui ? On aurait peut-être tort, se prononçant en didacticien, de rejeter en bloc, par amour de notre belle langue française, un outil qui touche plus de dix millions de français quotidiennement. Ce n’est pas la langue française qui est en péril, me semble-t-il. Celle-ci a toujours su faire avec des orthographes multiples, des ponctuations défectueuses, une typographie polymorphe ! La diversification des NTIC, des supports d’écriture ne met pas en péril un système qui constitue un substrat linguistique que les SMIstes connaissent très bien. Le péril est autre, à mes yeux, et plus grave puisqu’il est social : il s’agit de cet écart qui se creuse entre les scripteurs – SMIstes ou non – sachant manier le français écrit avec aisance – et partant, sachant le déformer à outrance – et d’autre part, ceux qui n’ont aucun substrat linguistique ferme : combien d’enfants, à l’entrée en sixième, n’auront pas la chance de pouvoir SMer ?
L’état privatise doucement France Télécom (et plus rapidement encore, les autoroutes !) pendant que les opérateurs pompent cette mine d’or qu’est la téléphonie. Beaucoup d’argent passe à côté des enfants, des professeurs des écoles qui ne participent pas joyeusement à cette euphorie groupale du texto… et qui continuent pourtant de croire que le maniement de la langue standard – c’est-à-dire aussi celle du pouvoir social, économique, institutionnel – ne devrait pas seulement servir de base linguistique pour les texto des plus privilégiés de l’institution scolaire.
Mais tout cela n’est sans doute qu’un histoire d’affects ?
Sabine Pétillon, Item – CNRS / Ulm.