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Entretien avec Claude Clément

Où se situe, selon vous, la frontière entre littérature pour enfants et littérature pour adultes ? Vos livres sont lus par des enfants et des adultes, mais ils sont publiés par des éditeurs qui s’adressent à la jeunesse. On peut vous demander alors pourquoi vous écrivez de la littérature pour la jeunesse.
À l’origine, je ne me destinais pas à une littérature plutôt qu’à une autre. J’écrivais de tout : des poèmes, des nouvelles, des romans, des chansons… Je ne les destinais pas à un public déterminé à l’avance mais à un lecteur ou un auditeur idéal qui n’était ni enfant, ni adulte. Ce n’est qu’en publiant que j’ai découvert ces considérations pédagogiques et ces cloisonnements commerciaux. Et puisque le secteur jeunesse des maisons d’édition me permettait de prolonger mes textes par des illustrations de grande qualité, pourquoi ne pas poursuivre un bout de chemin dans ce sens ? C’est ce que j’ai fait, en souhaitant toutefois ne pas me retrouver enfermée dans une cage. Nombre de mes albums ou de mes romans sont lus autant par des adultes que par des enfants. Peut-être même davantage. L’adulte est d’ailleurs aussi là pour proposer à l’enfant des choses qui l’ont lui-même touché. On transmet ses valeurs humaines et artistiques à travers ses lectures.

Finalement vous êtes « devenue » auteure pour la jeunesse, mais si vous pouvez dire que vos contes sont adressés aux enfants et aux adultes (dans la tradition du conte sans doute), ne pensez vous pas que Les fous d’oliviers ou La poupée de bois tendre s’adressent à des lecteurs différents ? Vous dites que vous écriviez pour le lecteur idéal, celui qui lit pour trouver des questions ; quelles questions trouverait, selon vous, le lecteur idéal dans certains de vos livres ?
Non, à part pour les « petits » (2 à 5 ans) ou lorsque j’écris sur commande pour une collection ciblée sur un âge précis (cela m’est arrivé chez Père Castor, chez Nathan, chez Fleurus), je n’écris pas pour un lectorat ciblé. Puisque vous parlez justement des Fous d’oliviers, c’est un roman que je destinais aux adultes et que j’ai adressé à des éditeurs de littérature générale. Je l’ai envoyé à T. Magnier en pensant qu’il le publierait dans sa nouvelle collection pour adultes et sa directrice littéraire a préféré le publier en Jeunesse. Je n’ai pas plutôt eu le contrat en main qu’Albin Michel le voulait en littérature générale. Le lecteur idéal trouve simplement dans mes ouvrages les questions existentielles que se pose tout être humain, de l’enfance à la mort. Sur la liberté. L’amour. Le pouvoir. Le dépassement de soi… les valeurs essentielles et le sens de la vie.

Vous refusez de répondre à certaines attentes éditoriales actuelles (« littérature baroque, proche du ludisme enfantin » dont parle Jean Perrot), vous refusez d’évoquer le monde contemporain ; qu’est-ce alors pour vous écrire pour la jeunesse (thèmes, valeurs, figures) ?
Qui a dit que je refusais cela ? À côté de mes albums oniriques, j’ai écrit des livres très amusants et ludiques pour les petits ou pour ce que l’on appelle les « premiers lecteurs ». Ce que je n’aime pas faire – car je ne sais pas le faire et d’autres le font mieux que moi – ce sont des livres traitant d’un quotidien très ras de terre. Et puis, en disant cela, on ne considère QUE mes albums et non pas mes romans. Lorsque je me livre à un travail d’écriture romanesque, je vais souvent sur les lieux où se déroule l’action, je relève des détails de couleurs, d’odeurs, d’ambiance… Pour ce qui concerne les personnages, je m’aide d’ouvrages de psychologie… Mais, de nos jours, si l’on exclut la littérature de témoignage qui s’apparente aux reality shows, on redécouvre une littérature romanesque plus imaginative. D’ailleurs, j’écris en ce moment une longue saga, mêlant les apports du conte, de l’épopée, du picaresque, de la littérature fantastique, de l’heroïc fantasy… L’essentiel, en littérature de jeunesse comme en littérature générale, c’est de chercher, de renouveler les genres, de ne pas appliquer de recette.

Finalement, il y a peu d’enfants qui soient les héros de vos récits. Peut-on dire alors que vous parlez non pas de l’enfance mais à l’enfance ? Qu’en est-il de ces enfants de vos récits ?
La remarque n’est pas tout à fait exacte. Certes, dans Le peintre et les cygnes sauvages, dans Le luthier de Venise ou dans Longtemps, il n’y a pas d’enfants. Mais il y en a dans L’homme qui allumait les étoiles, Le batelier du Nil ou dans Le masque de brumes. Simplement, ils ne sont pas toujours au premier plan. Je considère que les enfants sont des êtres « en devenir », qui n’ont pas forcément l’expérience nécessaire à la matière d’une narration. Les enfants se projettent dans les héros adultes qui, eux, ont le vécu nécessaire pour les initier à ce que peut être la vie. Obligée de me justifier, je dis souvent que Zorro ou d’Artagnan ne sont pas des enfants mais que ce sont des héros qui plaisent aux enfants, car ils leur permettent de distinguer l’homme qu’ils voudraient être.

Comment se passent les rencontres entre vous et les élèves ? Certaines rencontres ont-elles modifié l’écriture d’un texte en cours ? Avez-vous senti un fossé entre ces générations et vous ? Au contraire, avez-vous senti que ce qui était étranger à certains leur permettait de se situer ?
Ce serait démagogique que de modifier mon écriture en fonction des goûts du jeune public que je rencontre, souvent influencé par les modes préfabriquées et imposées par les médias. Pour autant, je n’ai jamais senti de décalage entre les élèves et mon travail. J’accepte volontiers que l’on n’aime pas mes livres, à condition de me dire pourquoi, avec pertinence. Alors, la discussion peut devenir intéressante et générer des points de repère, voire aider à la construction d’une jeune personnalité. Le plus souvent, d’ailleurs, il y a plutôt malentendu sur mes intentions et les interprétations de mes écrits. Le dialogue sert à le dissiper. La différence de générations existe. Mais j’y trouve plutôt matière à développer ce que j’ai moi-même tiré de mes propres grands-parents : du bonheur, un socle, des ingrédients qui m’ont permis de me construire.

Les rencontres entre un écrivain et son jeune public permet parfois de dissiper des malentendus. L’avez-vous constaté ?
Lorsque je parlais de démagogie, j’envisageais le cas de figure où je modifierais un texte pour « plaire » au goût du jour. Les autres auteurs font comme ils l’entendent. Moi, cela me perturbe d’exhiber un travail inachevé. J’ai, par exemple, horreur des synopsis. J’aime garder la liberté d’aller là où je ne l’avais pas prévu. J’aime conserver mon droit à l’erreur, au retour en arrière, au changement de direction. L’être qui cherche, c’est moi. Et je prends la responsabilité de ne pas aller là où l’on m’attend. Je propose un univers, une réflexion à partager. J’en rêve la nuit. Parfois, je n’en dors plus. Je suis survoltée ou abattue, extatique ou malade… Je me nourris de ce que je vois, j’entends, je lis… J’en fais mon miel, dans la sérénité ou la transe. Ça ne regarde que moi. L’œuvre est un tout qui émane d’un artiste précis. Ce n’est pas une œuvre collective, négociée. Lorsqu’elle existe en tant que telle, elle peut être discutée, voire rejetée. J’assume. Avec douleur ou avec bonheur. Mais j’assume.

Comment un écrivain pour la jeunesse peut-il proposer un univers singulier, une langue singulière qui soit aussi langue commune ?
Je crois qu’en matière d’art, de musique et de littérature, il n’y a QUE des univers singuliers et que c’est la somme de ces univers singuliers qui forme la culture commune. La langue est le produit de la littérature que l’on propose. J’en fais le constat à chaque visite dans les classes, chaque atelier. La démagogie n’a jamais rien aidé à construire. Même Rimbaud, le rebelle, a d’abord écrit des vers classiques et de magnifiques poèmes parnassiens, avant de rompre avec ses prédécesseurs et d’innover. Lorsque j’étais enfant, je me délectais comme de rares friandises des mots ou des tournures que je ne connaissais pas, que je découvrais, dont je percevais le sens… Ils m’ont forgée à tous les sens du terme. En tant qu’auteur et en tant qu’être humain.

Propos recueillis par Annie Vénard, IUFM de Créteil.