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École et famille en temps de confinement. Et après ?
Suite à la fermeture des établissements scolaires et des universités de France en vue d’endiguer l’épidémie de Covid-19, la circulaire du 13 mars 2020[[https://www.education.gouv.fr/sites/default/files/2020-03/circulaire-du-13-mars-2020-52017.pdf]] vise à organiser et mettre en œuvre, dans l’urgence, une « continuité pédagogique », tant du point de vue de la continuité des apprentissages pour l’ensemble des disciplines scolaires que du maintien de contacts humains entre les élèves et leurs professeurs. Ce sont donc 12,3 millions d’élèves de l’enseignement primaire et secondaire[[L’Éducation nationale en chiffres (MEN) : https://www.education.gouv.fr/l-education-nationale-en-chiffres-2019-6551]] et 1,7 million d’étudiants[[Effectifs universitaires 2019-2020 : https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2020/50/3/NF_2020_07_universites_num_1293503.pdf]] du supérieur à qui il est demandé d’étudier à la maison. Et ce sont à peu près 870 000 enseignants qui vont devoir inventer de nouvelles manières d’enseigner et prendre en charge leurs élèves, le tout à distance de leur établissement scolaire, depuis leur propre domicile et en l’espace de quelques jours.
Mais qu’en est-il réellement de la double injonction adressée, l’une aux enseignants pour créer les conditions et la mise en œuvre de la continuité des apprentissages, l’autre aux parents pour collaborer afin d’éviter la rupture pédagogique ? Que sait-on exactement de « comment » les enseignants et leurs élèves s’y sont pris pour s’efforcer de faire face, « malgré tout », à cette situation inédite et aux contradictions qui l’accompagnent depuis le début des premières prescriptions ? Quel est le rôle des familles quand l’école se déplace et s’invite à la maison et que les espaces-temps ne sont plus séparés mais confondus, voire clos sur eux-mêmes ? Enfin, comment ces expériences vécues de part et d’autre peuvent-elles avoir un avenir efficace au service de la coéducation dans un contexte de reprise encore très flou, changeant, polémique et qui, dans tous les cas, nécessitera de repenser un rapport moins ambigu entre l’école et les parents ?
C’est dans ce contexte inédit que s’inscrit la recherche que nous avons conduite auprès des enseignants de la maternelle à l’université, des élèves et de leurs familles. Le dispositif de recherche conjugue des approches et des entrées plurielles (analyses statistiques, analyses de corpus d’entretiens conduits en visioconférence auprès d’une dizaine d’enseignants de la maternelle à l’université, des entretiens conduits auprès d’élèves et de leurs familles avant et pendant le confinement). L’enquête quantitative repose sur trois questionnaires mis en ligne le 9 avril 2020 et clôturés deux mois plus tard, le 5 juin 2020. Nous avons recueilli 4 074 réponses concernant les enseignants du premier (2 308 répondants) et du second degrés (1 565) et 2 411 réponses d’élèves de la maternelle au lycée (397 élèves sont issus du premier degré et 1 967 du second degré).
Les premiers résultats de notre enquête confirment que c’est sur la participation accrue des parents et l’inventivité des enseignants qu’a reposé, pour une grande partie et malgré une impréparation quasi totale, la réussite partielle du passage de l’école à la maison.
Les devoirs s’installent à demeure
Cette expression ne désigne pas seulement le déplacement du lieu des enseignements et des apprentissages scolaires ; elle désigne aussi la transformation du temps de l’étude. En d’autres termes, quand l’école se transporte à la maison, ce sont les devoirs qui s’installent à demeure, aux deux sens du terme, pour longtemps et dans l’espace privé, le domicile des élèves et de leurs parents.
Ce déplacement doit s’analyser avec son lot de bouleversements inhérents aux changements occasionnés par une inversion des temps et des espaces de travail des uns et des autres. Il en est ainsi avec des parents qui, durant cette période, sont massivement confinés avec leurs enfants. Une partie des parents d’élèves que nous avons interrogés est priée d’effectuer un travail à distance ou en télétravail (44 %), une autre partie est soumise à l’absence de travail (39,5 %) ou travaille de manière alternée ; par exemple, « un à deux jours au travail, le reste à la maison en télétravail »[[Tous les résultats chiffrés dans l’article proviennent du traitement de nos questionnaires.]]. Ajoutons à cela que plus de 55 % des élèves déclarent être confinés avec au moins un frère ou une sœur, voire deux pour 30 % d’entre eux. La fratrie des répondants est scolarisée à tous les étages de l’édifice scolaire, mais tout particulièrement en école primaire (38,6 %) ou en collège (34,2 %). Les enseignants pénètrent virtuellement la sphère familiale et tous les parents, sans y avoir été préparés, ont été confrontés à des tâches d’accompagnement du travail scolaire de leurs enfants. On comprend alors que c’est dans cette nouvelle organisation de l’espace-temps familial, reconstruit dans et par la soudaineté du confinement, que s’entremêlent les obligations professionnelles et éducatives des adultes et les obligations scolaires des élèves dans un milieu impensé pour cela.
Le temps scolaire continué à domicile
Si les modalités et les visées du travail attendu ainsi que les supports, les outils et leurs usages (numériques ou pas) diffèrent d’un niveau d’enseignement et d’un professeur à un autre, tous les enseignants interrogés, de la maternelle à l’université, déclarent avoir donné du travail à leurs élèves ou étudiants pour assurer une continuité des apprentissages. De même, tous les élèves ou presque déclarent s’être acquittés du travail exigé ; seuls 2 % d’élèves disent ne pas avoir fait leur travail durant cette période.
Cette continuité du travail s’illustre par ce schéma, qui indique à quels horaires et avec quelle amplitude ont travaillé les élèves. On observe que pour la grande majorité d’entre eux, le temps du travail scolaire se déroule entre 8 h et 16 h, donc dans une similitude avec les horaires scolaires usuels. Ce résultat s’interprète comme le souci partagé, tant par les parents que par les enseignants, d’importer le temps scolaire à la maison.
Ce temps de travail varie, évidemment, selon le niveau de scolarisation. Comme l’indique le schéma ci-dessous, la plupart des élèves scolarisés à la maternelle ont travaillé principalement entre moins d’une heure et deux heures par jour (84,2 %) ; cette durée moyenne s’accroit au fur et à mesure que l’âge des élèves augmente. À l’élémentaire, elle se situe entre une heure et quatre heures (81,6 %) ; au collège comme au lycée, elle se répartit significativement sur trois plages : une heure à deux heures (29,7 %), deux heures à quatre heures (35, 2 %), entre quatre heures et sept heures (20,9 %) pour les collégiens ; et une heure à deux heures (24,1 %), deux heures à quatre heures (30,7 %), entre quatre heures et sept heures (24 %) pour les lycéens.
Bien que les durées de travail déclarées soient inférieures à une journée ordinaire de classe, les élèves comme leurs professeurs disent devoir consacrer davantage de temps à leur travail scolaire (62,5 % pour les élèves du second degré et 35 % pour le premier degré). On peut légitimement penser ici que le cumul de contraintes, de pénibilités voire de craintes de mal faire accroit le sentiment d’intensification du travail.
Espaces de vie, espaces de travail
Ce temps scolaire continué au domicile de l’élève a également et incontestablement des conséquences sur l’occupation des espaces de vie de la cellule familiale. Si les plus âgés déclarent travailler dans un espace privé (chambre ou bureau) (64 % des collégiens et 75 % des lycéens), les plus jeunes investissent plutôt des pièces à vivre (salon, cuisine, salle à manger), respectivement pour 81,5 % des élèves en maternelle et 65,5 % en élémentaire. Alors que depuis des siècles le travail scolaire se déroule dans « un espace social autonome, fermé et séparé du milieu communautaire ambiant », cette rupture de forme et ce mélange des espaces ne vont pas de soi.
Et pourtant, comme le montrent de nombreuses réponses ouvertes du questionnaire, ces lieux de vie familiaux ont largement contribué à instituer l’acte scolaire : « Je travaille : avec d’autres personnes qui travaillent ; avec maman qui travaille en même temps (élèves de primaire) ; avec mes parents qui travaillent dans la salle à manger ; à côté de mon frère pour qu’on puisse s’aider (sauf pour les visios où on s’isole dans une chambre (collégiens) » ; « le bureau se situe dans une pièce de vie, ainsi, sans que ça soit trop bruyant, les allées et venues et discussions des membres de ma famille peuvent parfois me gêner » ; « mes parents travaillent et sont souvent en réunion dans la même pièce que moi. » (lycéens)
Quand tu ne comprends pas
Nombreux sont les travaux de recherche qui confirment que le « bon élève » doit en partie ses succès au bon usage du temps scolaire. Or, dans cette situation inédite de confinement et de déplacement du travail scolaire au domicile des élèves, plus de 60 % d’entre eux et de leur famille déclarent n’avoir reçu aucune directive précise de l’établissement scolaire leur permettant d’organiser, au mieux, ce temps de l’apprendre à distance de l’école.
Ainsi, face à cette absence de directives, lorsque les élèves ne comprennent pas le travail à réaliser, ils s’adressent massivement à leurs parents, (95 % pour les élèves du premier degré et 61,6 % pour ceux du second degré).
On comprend ici que, dans une certaine mesure, les parents ont dû non seulement contribuer à la gestion de l’espace de travail scolaire et faire face à des questions d’organisation du travail, mais encore se substituer aux enseignants pour répondre aux difficultés de compréhension de leurs enfants. Pour autant, les enseignants ne sont pas si loin de leurs élèves. Les réponses aux questionnaires révèlent un volume important et régulier d’échanges que les enseignants ont cherché à établir, à distance, avec leurs élèves, et leurs parents pour les élèves les plus jeunes. En effet, 45 % des enseignants déclarent avoir communiqué au moins une fois par jour avec leurs élèves et 37,2 % entre deux à trois fois par semaine. Et cet effort pour établir et conserver le lien, coute que coute et malgré toutes les difficultés techniques ou sociales, est vrai, quel que soit le niveau d’enseignement, de la maternelle à l’université.
Alors comment interpréter cette apparente contradiction entre des enseignants qui déclarent avoir maintenu un contact fréquent pour donner de vive voix les consignes et les orientations du travail à fournir et des élèves qui disent solliciter majoritairement parents et famille en cas de difficultés ? De notre point de vue, cela confirme, si nécessaire, que l’enseignement d’une notion implique des sauts cognitifs impossibles à prendre en charge par un travail à distance impensé. Aussi, nombreux sont les enseignants qui se sont efforcés d’ajuster, d’une semaine sur l’autre, leurs cours prévus initialement en présentiel et cela, afin d’accompagner leurs élèves et leurs parents dans l’assimilation, hors de leur présence, de notions sur lesquelles il est nécessaire de s’exercer pour continuer d’apprendre. C’est, par exemple, le cas de Lucie, enseignante de primaire.
L’illusion d’un coenseignement ?
Lucie a consigné dans « un journal de bord du confinement » les activités ritualisées proposées à ses élèves et des « feuilles de route » adressées quotidiennement aux parents qui, de facto, se retrouvent impliqués dans la réalisation de ces tâches (Lucie Davenet, 2020) :
Extraits du journal de bord : « Je choisis une diffusion quotidienne du travail pour éviter une surcharge organisationnelle aux parents ou une quantité de travail trop importante amassée sur un ou deux jours dans la semaine. L’objectif est que les élèves puissent garder le rythme scolaire du lundi, mardi, jeudi et vendredi. […] Des parents m’ont d’ailleurs déjà fait savoir que leur enfant insistait pour garder les rituels du matin ou de début d’après-midi, et leur avait fait savoir qu’“on ne travaillait pas comme ça en classe pour apprendre les mots” » ; « chaque feuille de route contient les consignes, les solutions, les documents pour les parents puis les fiches de travail et les liens pour les élèves. »
Pour Lucie, comme pour la majorité des enseignants qui ont participé à notre enquête, cette drôle de période a contraint enseignants et parents à réaliser, seuls ou ensemble, un « bricolage héroïque », avec les moyens du bord. Assurément, il y a là matière à réfléchir, de manière plus collaborative et complémentaire, à la construction d’une culture commune postCovid autour du travail des élèves dans et hors de la classe, à distance et en présentiel.
La famille n’est pas l’école
Pour autant, si cette période de confinement a révélé la promotion d’un modèle de partenariat sollicitant autrement les parents dans le soutien à la scolarité de leurs enfants, elle a également démontré la nécessité de l’institution scolaire. En effet, nos résultats confirment que l’école permet d’apprendre ce qu’on ne peut pas apprendre ailleurs : des savoirs « hautement techniques » qui exigent l’étude et dont les conditions ne sont pas disponibles dans l’environnement immédiat. Or, si apprendre dans le futur se généralise autrement qu’à l’école, ce n’est pas simplement le rapport au savoir des élèves qui sera impacté. En effet, le milieu dans lequel on apprend impacte les apprenants dans leur construction psychologique. Il conviendra de s’en souvenir si cet épisode exceptionnel contribue à une forme scolaire renouvelée, notamment dans la perspective d’une école essentiellement ou partiellement à distance. Dans ces conditions et au moment où la forme scolaire risque de se réduire à un élément mis en réseau avec d’autres acteurs, la famille sera-t-elle toujours considérée comme l’interface entre l’école et l’élève ? .
Christine Félix, Pierre-Alain Filippi, Perrine Martin, Sophie Gebeil
Enseignants chercheurs, Inspé Aix-Marseille
Références
Laurie Davenet, L’activité enseignante au sein du dispositif d’accompagnement au travail personnel des élèves. Le dispositif MARS, 2020.
Serge Ebersold, Éric Plaisance et Christophe Zander, École inclusive pour les élèves en situation de handicap. Accessibilité, réussite scolaire et parcours individuels, 2016.
Annie Feyfant, Coéducation : quelle place pour les parents ?, janvier 2015.
Samuel Johsua, « Le concept de transposition didactique n’est-il pas propre qu’aux mathématiques ? » dans Claude Raisky et Michel Caillot (dir), Au-delà des didactiques, le didactique. Débats autour de concepts fédérateurs, De Boeck, 1996.
Bernard Lahire, Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Gallimard Le Seuil, 1995.
Maurice Tardif et Claude Lessard, Le travail enseignant au quotidien : Contribution à l’étude du travail dans les métiers et les professions d’interactions humaines, De Boeck, 1999.
Michel Verret, Le temps des études, Honoré Champion, 1975.
Guy Vincent, Bernard Lahire et Daniel Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire » dans Guy Vincent (dir), L’éducation prisonnière de la forme scolaire ?, Presses Universitaires de Lyon, 1994.