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À l’École, les enfants sont abandonnés

Craintes, tensions et conflits
Face à l’éducation aux valeurs, les pédagogues se trouvent devant des tensions entre des principes. Pourquoi se pencher sur des sujets pouvant être très déstabilisants avec des élèves dans une grande insécurité culturelle, langagière et désirant avant tout être actifs ? La situation risque de dégénérer, l’adulte d’être déstabilisé, débordé. Que répondre à des élèves n’acceptant pas que les pédagogues posent des questions liées à leur religion ? Comment vont réagir des élèves pour lesquels l’existence de Dieu n’est pas discutable ? Des revendications identitaires, effet de la stigmatisation, produit de la domination sociale et de l’occultation de l’histoire coloniale, peuvent surgir de façon caricaturale.
Il est de la responsabilité des éducateurs de poser explicitement des principes, des repères qui permettent aux jeunes de ne pas être soumis à la logique de la violence, du rejet sécuritaire. Ne pas assumer l’éducation aux valeurs ce n’est pas laisser aux éduqués le libre choix de leurs références, mais c’est porter gravement atteinte à la possible liberté des choix. Si les jeunes sont privés d’éducation aux valeurs, alors ils auront raison de dire, avec Ernesto, “ Les enfants à l’école, ils sont abandonnés [[Marguerite Duras, La pluie d’été, Folio 2568, Gallimard, 1990]] ”.

Enseigner la laïcité
La laïcité ne peut être vivante que si elle est porteuse d’un projet démocratique positif, elle ne concerne pas seulement le rapport de l’État aux religions : elle est fortement liée à la question des conditions sociales et économiques de la démocratie. Or, en matière de démocratie, toutes les sphères de la vie comptent.

Dans mon collège, le concours lancé par l’APMCJ [[Association de Prévention pour une Meilleure Citoyenneté des Jeunes]] a été l’occasion de travailler autour de la laïcité avec les élèves membres du Club Citoyenneté [[Le Club Citoyenneté fait partie du Foyer Socio-Educatif du collège. Il a été fondé en 2001 par 15 adolescentes (5èmes , 4èmes , 3èmes ) avec le soutien de l’équipe du Service Vie Scolaire. En 2004, il comprend 26 membres, filles et garçons, de la 6ème à la 3ème.]]. D’emblée, les quinze adolescentes définissent la laïcité comme l’interdiction de parler de religion à l’École. Aussi n’ont-elles toujours pas compris la raison de l’étude d’extraits de la Bible en sixième. Elles soulignent que la société française pourrait être plus inclusive, plus hospitalière. L’égalité des cultes n’est pas vraiment mise en place : attitudes différentes face aux symboles religieux (foulards catholiques et foulards islamiques), problèmes des jours fériés (Quid de Yom Kippour ou du Ramadan ?), des lieux de culte…
Après un travail de conceptualisation de la notion, les échanges se musclent. Ce qui mobilise les adolescentes c’est le lien entre la laïcité et l’émancipation de la personne humaine. Pour elles, la laïcité ne peut se limiter à la tolérance qui n’implique pas le lien social [[“ La laïcité n’est pas la charité, ni la tolérance qui admet l’écart mais rejette l’autre dans un monde étranger. ” Club Citoyenneté, 2002]] . Elles posent avec insistance les questions de l’exclusion sociale, de l’inégalité entre les filles et les garçons, entre les femmes et les hommes [[Le mouvement “ Ni putes, ni soumises ” rencontre la sympathie des adolescentes parce qu’il contribue à faire tomber l’omerta.]].

Éduquer à la laïcité
Éduquer à la laïcité c’est participer à la construction d’une culture, d’une vision du monde laïque. Comment l’École peut-elle y contribuer ?
Dans un climat de confiance, problématiser les questions liées à la religion peut ne pas être synonyme de tensions, de conflits. Parfois, ce sont les élèves qui énoncent leur prise de conscience des religions comme structures symboliques et non comme croyances. Il est important pour les adolescents d’expérimenter une parole engagée qui s’autorise à parler et à penser devant d’autres, à exprimer quelque chose sur des problèmes existentiels. C’est un préalable indispensable à l’élaboration de la pensée. Pour les pédagogues souhaitant participer à la construction d’une culture laïque, l’enjeu est d’en accompagner le développement.

Lors de la réunion des délégués de 3e, consécutive à la représentation de la pièce Mein Kampf (farce), Zohra formule spontanément qu’elle a été très impressionnée par la façon dont George Tabori joue avec les citations de la Bible. “ Dans le Coran, on dit que c’est Dieu qui parle. Je ne pensais pas qu’on avait le droit de faire ça, qu’on pouvait faire ça avec des textes religieux ”. Nourdine intervient : “ Je ne pense pas que George Tabori croit en Dieu. On a le droit de ne pas croire en Dieu. Tout le monde ne croit pas en Dieu. Il y a des chrétiens athées, des juifs athées, des musulmans athées [[La position de George Tabori relève de l’agnosticisme]]. ” Cet échange se déroule dans une grande sérénité. Zohra réalise qu’une démarche de recherche est possible sur les textes religieux, qu’ils ne sont pas intangibles. Nourdine fait référence à des liens culturels à la religion : la question n’est plus celle de la croyance mais celle de l’identité et des adhésions choisies.
D’une séance à l’autre, Zohra revient sur l’idée qu’elle a lancée, la reformule, l’affine, l’approfondit. De toute évidence, s’effectue un travail de maturation. Elle comprend que la particularité fait obstacle lorsqu’elle prend pour l’universel un univers restreint. Elle parvient à expliquer pourquoi elle a été “ chamboulée ”, mais aussi séduite, par la liberté de penser et de ton de George Tabori : c’est en s’appuyant sur le Coran que des adolescentes s’autorisent à contester la place qu’on voudrait leur imposer. C’est l’affirmation du caractère divin et intangible du Coran qui leur permet de s’opposer aux traditions. Cette force est donc gagnée au prix d’une interdiction de critique des textes religieux qui sont indéniablement porteurs de dimensions oppressives, pour les femmes et pour les hommes.

Chaque jeune doit se sentir reconnu dans sa connaissance intime du monde. Autrement, il refusera sa confiance aux pédagogues, considérés comme des interlocuteurs disqualifiés d’avance en raison de leur incapacité à accueillir l’expérience intime, et pourra dire, avec Ernesto, “ Je retournerai plus jamais à l’école parce qu’à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas . [[Marguerite Duras, op.cit.]]”

Laure Laborde, Conseillère principale d’éducation, Collège Michelet, Académie de Créteil.