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Y a-t-il encore une place pour les décrocheurs ?

Le dispositif de classe-relais dans lequel j’enseigne accueille, par session de cinq semaines renouvelables, un public de huit jeunes simultanément. Nous sommes situés dans un appartement HLM type F6, à dix minutes de notre collège de rattachement. L’équipe est constituée d’un professeur d’école et d’un assistant d’éducation (non formé).
Le prolongement de la scolarité jusqu’à seize ans, le collège unique ou encore l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat ont entraîné de nombreux remaniements du système éducatif. Même s’il y a eu des évolutions et de nombreuses réformes portant essentiellement sur la forme, le modèle scolaire du collège est resté celui d’un savoir académique adapté à l’élite. En effet, la prépondérance des savoirs valorisant l’abstraction, comme le français et les mathématiques, reste déterminante dans la carrière scolaire. Le succès dans les disciplines artistiques, technologiques ou sportives ne sera pas reconnu au collège s’il n’est pas le même en mathématiques et en français. De nombreux élèves resteront à la traîne, ne trouvant pas « d’accroche » aux disciplines, l’atomisation des matières ne permettant pas à tous les élèves de saisir le sens et les finalités du savoir.

Que faire pour les « décrochés » ?

Les « décrochés », de plus en plus nombreux, ont été nommés de différentes façons au cours du temps : « cancres, insoumis, élèves en échec scolaire, élèves en difficulté, élèves perturbateurs, en voie de marginalisation, élèves en grande difficulté… décrocheurs ». De nombreux dispositifs ont progressivement vu le jour, chargés de traiter les difficultés des élèves, hors de la classe pour la plupart, voire hors de l’établissement (pour les dispositifs relais).
Aujourd’hui, la volonté politique tend à l’accroissement de toute une série de dispositifs (dispositifs relais, ateliers relais, PPRE, apprentissage à quatorze ans…), à destination de ce public « hors norme ». En plaçant la Loi organique relative aux lois de finance (Lolf) au cœur du projet de la loi d’éducation votée en avril 2005, l’État affiche clairement des critères de rentabilité concernant l’école et la soumet à une logique de résultat.
Dans un tel contexte, cet arsenal de dispositifs risque de servir de paravent pour que les questions de fond ne soient pas posées, comme celles de l’égalité, de la définition du collège unique, du socle commun, du rôle de l’école, de la formation en IUFM, de la pédagogie, de la misère sociale, de l’emploi, des logements, de l’exclusion ou encore de la redéfinition du concept d’éducation. La volonté politique n’est guère de soumettre au débat les fondements du collège unique, mais plutôt de masquer les difficultés par le déploiement de dispositifs périphériques. La Lolf institue le pilotage de ces structures selon une logique économique (seul le quantitatif sera évalué), en dépit de l’accumulation croissante des élèves décrochés.

Et les pratiques ?

Dans les circulaires du 12 juin 1998 et du 4 octobre 1999, il est spécifié que les missions des dispositifs relais sont celles de lutte contre le décrochage scolaire ; aussi doivent-elles « faciliter l’évolution des pratiques dans le système éducatif ». Autour des années 1998, des évolutions ont été possibles. En effet, je propose d’illustrer mon propos en prenant comme exemple l’évolution d’un dispositif relais départemental. A cette époque les équipes étaient incomplètes, mais composées d’un enseignant et d’au moins deux personnels d’encadrement généralement non formés (deux aides éducateurs, objecteurs de conscience).
Le professeur était là pour guider les recherches, les impulser et les nourrir. Un éducateur spécialisé, ou à défaut un assistant d’éducation, prenait en charge l’aspect plus éducatif du travail : relation avec les éducateurs en milieu ouvert, les collèges d’origine, les équipes éducatives ayant travaillés avec l’enfant. Il devait être disponible pour régler les problèmes de comportement qui éclataient quotidiennement, et de nombreux points administratifs. Une autre personne devait s’occuper des élèves qui sont en mesure de travailler les cours que les professeurs leur fournissent.
Cette répartition correspondait aux besoins minimaux en personnel d’une classe relais, pour garantir une cohérence dans les actions menées en faveur des élèves en rupture. Chaque structure accueillait simultanément huit élèves par session.
Afin de pallier le manque de formation, une fois par an avait lieu des réunions inter-académiques organisées par la Direction de l’Enseignement Scolaire (DESCO) et par le rectorat. Ces journées d’étude débouchaient sur des publications (actes du colloque) diffusées nationalement. Y étaient invités tous les acteurs travaillant dans et en relation avec les dispositifs. Une certaine stimulation quant à la recherche pédagogique et éducative était impulsée dans la mesure où praticiens et chercheurs se rencontraient. Ainsi les ressources pédagogiques et les expérimentations pouvaient être mutualisées. Il y avait aussi des groupes de travail nationaux sur « Enseigner en classe relais », dans différentes matières et sur différents sujets de réflexion. Les groupes étaient composés de professeurs en classe relais, de chercheurs, d’inspecteurs. De plus la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) participait à ces groupes de travail. Des livrets proposant des outils pédagogiques, étaient alors envoyés dans chaque établissement travaillant avec des dispositifs relais.
À l’échelon départemental, les équipes étaient réunies une fois par mois par l’Inspecteur de l’Information et de l’Orientation en charge du pilotage du dispositif. Il travaillait avec une chargée de mission, pour répondre aux besoins pédagogiques et administratifs du dispositif. Des formations, émanant des besoins des acteurs de terrain ou de la DESCO, étaient proposées à la Délégation à la Formation des Personnels et à l’Innovation, qui mettait des moyens en œuvre pour répondre aux besoins. La notion d’équipe existait, même si nous travaillions dans des sites très éloignés. L’échange de pratiques et d’outils pédagogiques était essentiel durant ces moments de rencontre.

Le reflux

Les orientations ont profondément changé de 1998 à aujourd’hui. Depuis 2003, « développer les méthodes pédagogiques et éducatives » en classe relais en vue de faire évoluer les pratiques dans les collèges ne semble plus à l’ordre du jour. Fini les formations adaptées à nos besoins, la DESCO n’a plus les moyens de continuer le travail de fond engagé ; elle s’occupe désormais principalement du suivi des élèves en classe relais, pour l’évaluation des dispositifs. Les journées de formations mensuelles des acteurs en classe relais sont remplacées par une réunion annuelle destinée à recadrer administrativement le dispositif en vue d’une utilisation optimale.
Depuis 2004, dans le département pris comme exemple, les équipes sont constituées d’un enseignant et d’un assistant d’éducation non formé. Dans ce contexte, le professeur en classe relais traite de multiples missions qui sont en tension, voire en contradiction entre elles : coordonner et travailler en équipe, élaborer un projet pédagogique, faire toutes les demandes de financement, participer au projet d’établissement, travailler en réseau, préparer sa classe, ses cours, instruire et socialiser, être garant du cadre, de la sécurité des personnes, signaler certains élèves à l’assistante sociale, à l’infirmière, au conseiller d’orientation-psychologue, aux éducateurs, faire divers rapports, organiser des équipes éducatives, des concertations d’équipe, des régulations d’équipe, gérer les locaux…
S’il se laissait envahir par le flot des demandes et des tâches, qui sont le plus souvent très déconnectées les unes des autres, le fonctionnement de la classe relais pourrait vite devenir une sorte « de self service », où les élèves seraient pris en charge par des intervenants extérieurs, placés devant des fiches scolaires toutes faites, devant des ordinateurs… le professeur deviendrait un administrateur de tâches.

Tenir le cap

Pour ne pas perdre de vue l’essentiel, il est important de travailler le noyau fondamental qui nous institue professeur : organiser pour tous les élèves la rencontre avec la culture en créant des projets pédagogiques suffisamment ambitieux et cohérents pour pouvoir porter notre désir d’enseigner et aussi le désir d’apprendre des élèves. Sans ce noyau fondateur, il sera difficile de mettre en place des actions de soutien et de rattrapage pouvant être régulées. Les dérives et l’inefficacité de ces dispositifs pourraient être une des conséquences logiques de ce manque: le décrochage scolaire continuerait à progresser et la violence à augmenter.
Avec des élèves « décrochés » du savoir, la formule selon laquelle « si tu travailles, tu réussiras » est obsolète et n’arrive pas contenir la violence, il devient donc nécessaire de rendre possible l’émergence d’une éducation au sens, en ayant recours à des savoirs anthropologiques plus ouverts.
Si on refuse la relégation, si on refuse que les dispositifs relais deviennent des dispositifs transitoires destinés à orienter les élèves « hors normes » vers un apprentissage, si on refuse de renoncer à lutter contre un certain « darwinisme scolaire et social », alors le projet du dispositif relais peut rester un projet politique ambitieux : donner à tous les moyens de comprendre le monde, afin que chacun puisse y trouver une place et y agir. Pour cela il sera nécessaire de trouver les moyens pédagogiques qui permettront d’amener les élèves à travailler la pensée, la logique et aussi à exercer leur jugement.
Hier, quand les directives concernant les classes relais avaient pour ambition de faire évoluer les pratiques dans les collèges, travailler à la marge du système pouvait faciliter la créativité pédagogique. Une dialectique souvent douloureuse entre le centre et la marge favorisait l’installation d’une « contradiction vive » qui régulait le système et que les équipes s’efforçaient de dépasser. « Le pédagogique serait cet effort pour s’installer au cœur des contradictions éducatives et pour faire vivre de l’éducation en dehors des apories théoriques dans lesquelles nous enferment, la plupart du temps, les débats éducatifs » Meirieu. Les équipes pouvaient faire le choix de travailler constamment la contradiction pour l’enrichir, plutôt que de supprimer l’un des termes, ce que nous faisons lorsque « nous sortons des collèges » les élèves dits « décrocheurs » (par l’apprentissage à quatorze ans…). À l’époque les modèles d’actions qui ont émergé de ces dispositifs ont tous été élaborés à partir d’exigences fortes. Ce type d’équipe n’a pas confondu progrès et performance.
Aujourd’hui, faire ce type de choix devient très difficile et risque à terme d’être empêché suite à l’évaluation mise en œuvre par la Lolf qui orientera ces dispositifs vers des objectifs marchands, empêchant la mise en œuvre de modalités d’action gouvernées par des objectifs humanistes.
On peut se demander si en nous adaptant à ces nouvelles conditions, on ne favorise pas la dégradation de la situation (de par le colmatage), en faisant perdurer un système élitiste. En ayant l’impression d’œuvrer, d’être utiles (ce qui n’est pas faux) ne risquons-nous pas de cautionner des conditions de plus en plus précaires ?

Frédérique Landoeuer est professeure en classe relais.