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L’enseignement de l’Islam : facile ou difficile ?

Le dessin de Geneviève Brassaud

L’Islam, à la suite du christianisme, est présent dans le programme d’histoire, comme « réalité historique et culturelle » insérée dans l’étude d’une civilisation. Cette démarche s’inscrit dans la continuité de l’année de 6e : il s’agit encore de tenter de faire sentir « l’intensité de la vie spirituelle » et surtout de rendre lisibles pour de jeunes élèves, les liens entrecroisés des aspects matériels et spirituels, qui, dans la tradition française, définissent une civilisation.

L’objectif du programme de 5e est clairement énoncé : donner aux enfants « un minimum de culture religieuse » car l’absence de références religieuses « leur rend inaccessible et inintelligible une part essentielle de leur propre héritage ».
Or, selon ces textes l’étude de l’Islam rencontrerait quelques embûches. Dès la première ligne de la présentation qui est faite dans les Compléments, il apparaît que l’étude de l’Islam, fondement de la civilisation arabo-islamique, se démarque de l’étude des autres religions, en raison d’une double singularité :

Le dessin de Geneviève Brassaud

Le dessin de Geneviève Brassaud

Première singularité : l’irruption du Présent dans le programme : c’est le présent qui fonde le regain de l’intérêt de l’étude de la « civilisation de l’Islam ». Cet intérêt se réfère ouvertement à l’actualité. Il est exprimé par un cliché : « le réveil de l’Islam » et par la mention d’un fait géopolitique : « le rôle des pays islamiques dans les relations internationales ».

Cette première singularité, composée de deux éléments, renforce l’intérêt de l’étude de l’Islam mais complique, selon les auteurs des Compléments, la tâche de l’enseignant (car le temps présent est là : aux portes de la classe, par les informations quotidiennes et dans la classe, avec vous Mourad, Leila et les autres).
Enseigner l’Islam en tenant compte de son actualité – selon une problématique différente de celle qui commande l’étude des autres religions du programme – est donc présenté comme générateur de difficultés. Les enseignants sont invités à les identifier. L’Islam « objet scolaire », bousculerait-il les habitudes de professeurs d’histoire ? C’est ce que pense Françoise Lorcerie[[Auteur de « L’Islam au programme » dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord, Tome XXVII, 1988, Ed. du CNRS.]]. Selon ce chercheur, l’enseignement de l’Islam est en rupture avec l’histoire marquée par la conception positiviste qui prévaut encore souvent depuis Lavisse.
Enseigner l’Islam dans le cadre de la civilisation islamique, conduit à une décentration et à une prise en compte du temps présent. Dès que l’on parle d’Islam dans les classes, on se situe sur un terrain passionnel, à condition, bien sûr de donner la parole aux élèves et de savoir écouter. Dans les propos qui reviennent le plus souvent, les élèves évoquent spontanément, la situation des femmes et ce marqueur qu’est le foulard islamique ; le rôle de l’Islam dans les conflits ; les intégrismes, etc.

Deuxième singularité : « la présence dans beaucoup de nos classes d’élèves de confession musulmane ». C’est par eux que l’Islam est présent dans la société française, dans l’Hexagone alors que dans le programme, l’Islam est un fait relégué au Moyen-Âge et relativement marginal dans le legs de la civilisation occidentale médiévale.
Ainsi, l’étude de l’Islam conduit à une rupture avec la problématique classique qui relègue largement dans le passé l’étude des monothéismes abrahamiques et des religions des Écritures. Cette problématique est celle d’un inventaire des civilisations passées et qui ont fécondé par leur legs, l’espace de la France et d’une certaine Europe. Une telle conception de l’histoire des religions remonte dans le passé et en recherche un héritage supposé transmis linéairement. Nous touchons ici, à travers un problème apparemment limité à la pédagogie d’une partie du programme, à une question importante : l’Islam peut-il longtemps encore n’être qu’un corps étranger à la société française, un voisin d’Outre-Mer culturellement intéressant, surtout dans son « âge d’or » ?

L’étude de l’Islam nous ramène à des questions du Temps Présent et à des interrogations sur la société française contemporaine. Jacques Berque nous le rappelle : « L’Islam est sur notre horizon du Sud. Une “frontière” qui est maintenant parmi nous-mêmes ».

Or, ni les Compléments ni les manuels ne facilitent cette approche. Les Compléments décrivent une série de difficultés « prévisibles » mais il est frappant de constater que les difficultés annoncées ne sont pas en cohérence avec la double singularité décrite : ce sont des « difficultés » ordinaires et leur mode de traitement est tout à fait classique :

  • la première concerne l’apparition de l’Islam dans l’histoire. Il est recommandé de préciser que « l’Islam ne constitue pas une innovation religieuse » ;
  • l’homogénéité et l’originalité de la civilisation arabo-islamique à travers ses « unités ». Les traits marquant cette unité vigoureuse sont énumérés, ils ont d’ailleurs servi de fil organisateur à la plupart des manuels scolaires ;
  • la troisième difficulté est celle de trouver une juste place à la civilisation arabo-islamique médiévale. Elle est vue comme un « continent » à part mais servant de trait d’union entre l’Europe et l’Orient lointain.

Un tel dépistage de « difficultés » et leur mode de traitement ne permettent nullement de traiter les vraies difficultés rencontrées, celles qui par exemple ont été mentionnées par les enseignants dans la centaine de réponses à notre questionnaire ou lors d’entretiens :

  • refus de certains élèves musulmans de « faire le contrôle sur l’Islam » ;
  • propos porteurs de « mépris » et d’intolérance de la part de jeunes élèves d’origine maghrébine ;
  • refus d’entrer dans une église lors de la visite faite dans le cadre du « programme » d’histoire ;
  • stéréotypes des représentations des élèves (non-musulmans) au sujet de « l’Islam » qui évoquent souvent les équations : Islam = sexisme, Islam = fanatisme ; Islam = terrorisme…

L’aide proposée par les auteurs des Compléments et le traitement de l’Islam dans la plupart des manuels ne donnent pas des clefs qui faciliteraient l’étude du fait islamique aujourd’hui dans l’intéressante problématique qui est pourtant celle des Compléments.

Quelques propositions pour enseigner l’Islam

1. Un effort de rigueur

En distinguant l’islam avec une minuscule (désignant la religion, la doctrine) et l’Islam avec une majuscule (la civilisation, les cultures, les réalités du Temps Présent).
En renonçant aux expressions « globalisantes » (l’Islam toujours au singulier…) alors que les réalités sont plurielles.
En s’astreignant à préciser de quel Islam il est question ? L’Islam des origines ? L’Islam institué et organisé à travers luttes et controverses ? L’Islam des conquêtes qui a islamisé et intégré au Dar-el-Islam de nombreuses populations, par « le voile et la bannière », et qui est à l’origine de l’élaboration à travers les siècles de cultures islamiques d’une grande diversité ?

2. Un enrichissement conceptuel

Si les manuels présentent généreusement les « cinq piliers de l’Islam » (insuffisamment distingués des piliers de la foi), la Mosquée et quelques interdits, ils sont souvent muets sur des questions fondamentales et ils véhiculent des lieux communs.
Sont ignorées des notions essentielles :

  • La Loi au sens coranique, qui est à distinguer en matière de droit, de la sharî’a pris au sens de « loi édictée » (Berque, Relire le Coran, Albin Michel, 1993), dont l’actualité est revivifiée par les discours islamistes et qui est au cœur de nombreux débats.
  • Les « trois D » : Dîn (religion), Duynâ (monde), Dawla (État) qui sont présentés comme soudés ce qui conduit à opposer la religion islamique dans une singularité radicale au monothéisme chrétien qui, lui, différencierait Dieu et César. De là, il n’y a plus qu’un pas à faire pour conclure à l’incompatibilité totale et inscrite de l’Islam… avec la laïcité. Ainsi la distinction entre les trois « D », leur rapport historique, mériteraient d’être connus des enseignants et des élèves de lycée afin d’éviter des jugements hâtifs et hasardeux.
  • Le Djihad, « combat pour la foi » fait l’objet de nombreuses interprétations de sources différentes. Or les analyses nuancées des spécialistes de l’Islam semblent ignorées des discours islamistes et de ceux de certains médias.
  • La notion de Hedjab et ses expressions vestimentaires (« foulard », « voile »…) mériteraient aussi une approche nuancée.

3. Une restitution de l’épaisseur historique de quatorze siècles d’existence, ce qui contribuerait à « casser » notre enseignement d’un Islam figé sur ces cinq piliers.

4. Une approche spatiale replaçant sur un planisphère les centres et les périphéries des Islams contemporains permettrait de distinguer les « pôles » géopolitiques des Islams et les périphéries : l’Islam des USA et celui de France par exemple.

Le dessin de Jean-Marie Olaya

Le dessin de Jean-Marie Olaya

Conclusion

Alors, « facile » d’enseigner l’Islam en cinquième ? Oui, trop facile peut-être si l’on s’en tient à la vision des manuels d’un Islam fortement unitaire et singulier, d’une civilisation qui eut son âge d’or et participa à l’élaboration de la civilisation chrétienne par la multiplicité des échanges qui eurent lieu au Moyen-Âge.

Ou « plutôt difficile » ?…. Non pas pour les raisons longuement développées par les textes officiels (difficultés qui sont les mêmes pour l’enseignement des autres religions et des civilisations au programme), mais parce qu’il y a, à travers cet enseignement, un enjeu civique que l’École laïque pour des raisons complexes ne veut pas (?) percevoir et ne prend pas en compte.

L’Islam « plat » et « dévitalisé » des manuels confinés dans une problématique figée, de type inventaire, ne répond pas aux besoins d’« intégration » des générations issues de l’immigration.
Alors que l’actualité islamique, l’Islam des « ismes » sont fortement présents, l’enseignement de l’Islam (en troisième et en terminale notamment) ne permet pas d’aborder ces réalités, en raison de sa faiblesse conceptuelle et de la vision positive de l’histoire dans laquelle il s’inscrit.
L’argument premier que nous voudrions avancer en faveur d’une réécriture des programmes dans le sens d’un enseignement de l’Islam au pluriel est un argument civique. Il repose sur le fait qu’avec plus de trois millions de musulmans en France (3 ou 4 ?), nous nous trouvons devant « une totale nouveauté », « une nouvelle donne » et non plus face à un problème d’immigration. L’Islam-religion, l’Islam-culture, l’Islam-identité sont maintenant et de plus en plus partie intégrante du « paysage » culturel français.

Enfin, la construction de l’Europe oblige à tenir compte de l’environnement de l’Europe : pays de l’Est et Maghreb.

Rémy Leveau, professeur à l’Institut d’Études politiques de Paris a insisté sur cette dimension, lors de l’entretien qu’il nous a accordé le 20/12/1993 : « le Maghreb, c’est déjà l’Europe, cette double insertion est à prendre comme une richesse, un peu comme les Caraïbes, le Mexique… pour les USA ». Dans l’espace européen, l’Islam ne pourra plus être une « marge », un appendice des valeurs. « Concrètement, l’intégration de l’immigration maghrébine suppose que l’on reconnaisse une place à l’Islam dans la construction de l’Europe, c’est-à-dire dans la définition des normes et des valeurs communes[[Rémy Leveau, Le sabre et le turban, l’avenir du Maghreb, François Bourin, Paris, 1993.]] ».


Blasphèmes ?…

La question du blasphème ne relève pas de l’histoire ni d’un passé médiéval révolu. L’affaire Rushdie et quelques autres dans plusieurs pays d’Europe ont montré que tout n’était pas dit sur la question. L’acceptation du blasphème est une bonne pierre de touche de nos positions sinon de nos réflexes fondamentaux en matière de libertés et de notre capacité à accepter une mise en cause irritante de nos convictions les plus chères. La plupart des pays d’Europe occidentale maintiennent dans leur code pénal une loi réprimant le blasphème qu’ils ne veulent ou ne peuvent abroger
On a vu des tentatives pour demander l’interdiction de livres ou de films en France ou en Allemagne.
En France, il y a encore une loi applicable en Alsace.

Patrice Dartevelle, Philippe Denis et Johannes Robyn, Blasphèmes et liberté, Cerf, 1993.


La laïcité française. Mémento juridique

Jean Boussinescq, Cahiers de la Ligue, 1993.

Il y a un analphabétisme en matière religieuse, il y en a aussi en matière laïque, tout aussi fâcheux, y compris quand on veut, comme la Ligue de l’Enseignement, « promouvoir la laïcité ». D’où l’intérêt de ce petit livre, clair et précis, qui se cantonne au terrain juridique, et aborde bien entendu le domaine de l’enseignement, pour la moitié du livre, mais aussi les autres aspects de la laïcité au regard du droit français. Il donne les textes essentiels, les lois mais aussi les circulaires qui les explicitent ; il comporte un glossaire précieux. Un seul exemple : l’expression de la loi de Séparation de 1905 (« la République ne reconnaît aucun culte ») renvoie aux religions « reconnues » depuis le Concordat ; elle ne veut pas dire que l’État ne les connaît plus et n’a plus à les connaître.
Une lecture importante aujourd’hui, qui permet d’encadrer la réflexion de chacun. Citons la dernière phrase : « l’étude des lois dites laïques aura, nous l’espérons, convaincu le lecteur qu’elles témoignent, chez leurs auteurs, d’une prévalence remarquable de l’éthique de responsabilité sur l’éthique de conviction ». Cela aussi est laïque.


Cet article est extrait du dossier « Enseigner les religions à l’école laïque » des Cahiers pédagogiques publié en 1994. (n° 323).