Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

En technologie, l’investigation est-elle suffisante ?

Dans un large mouvement international promouvant l’Inquiry avec ses multiples déclinaisons[[Inquiry Based Science, Inquiry Based Instruction, Inquiry Based Science Education, Inquiry Based Science Teaching…]], l’investigation est devenue, depuis le début des années 2000, un mot d’ordre de la réforme pédagogique de l’enseignement scientifique. Les pratiques se sont conformées à cette injonction, avec quelques différences selon les disciplines (sciences expérimentales, mathématiques, technologie et sciences de l’ingénieur).

En France

Les programmes de 2015 réaffirment la transversalité de la démarche d’investigation en sciences et technologie : « Par le recours à la démarche d’investigation, les sciences et la technologie apprennent aux élèves à observer et à décrire, à déterminer les étapes d’une investigation, à établir des relations de cause à effet et à utiliser différentes ressources. » Toutefois, le positionnement de la technologie est plus nuancé. Les textes suggèrent d’autres approches, «  [grâce aux] activités d’investigation, de conception, de modélisation, de réalisation et aux démarches favorisant leur implication [des élèves] dans des projets individuels, collectifs et collaboratifs  » (technologie cycle 4).

Au Québec

L’examen des prescriptions internationales précise l’identité de la technologie, intégrée au pôle scientifique. Par exemple, le programme de science et technologie du premier cycle du secondaire au Québec (équivalent du collège) « regroupe en une seule discipline cinq champs disciplinaires d’ordre scientifique (chimie, physique, biologie, astronomie, géologie) et divers champs d’applications technologiques (technologie de conception mécanique, technologies médicales, alimentaires, minières, etc.) ». Trois compétences y sont associées : chercher des réponses ou des solutions à des problèmes d’ordre scientifique ou technologique ; mettre à profit ses connaissances scientifiques et technologiques ; communiquer à l’aide des langages utilisés en science et technologie.

sciences-investigation et technologie-conception

La première de ces compétences, « axée sur l’appropriation de concepts et de stratégies à l’aide des démarches d’investigation et de conception qui caractérisent respectivement le travail du scientifique et celui du technologue  », met l’accent sur la dimension méthodologique. Elle exprime deux couples en associant sciences-investigation et technologie-conception et souligne ainsi, ce qu’indiquent les épistémologues, que la conception est l’invariant minimal de la technologie ou des sciences de l’ingénieur. Cette double orientation d’investigation et de conception rejoint la distinction précisée par Olivier Maulini et Philippe Perrenoud[[Olivier Maulini, Philippe Perrenoud, « La structuration des savoirs dans un curriculum de formation professionnelle », dans Richard Étienne et al. (dir.), L’université peut-elle vraiment former les enseignants ? (p. 53-76), éditions De Boeck Supérieur, 2009.]] : « La formation des ingénieurs et des médecins […] s’organise en partie […] autour d’objets pratiques : technologies dans un cas, pathologies dans l’autre. C’est pourquoi un physicien n’est pas un ingénieur, ni un biologiste un médecin. Un ingénieur doit maitriser plusieurs disciplines scientifiques et les mettre en synergie pour maitriser des systèmes techniques complexes. De même, un médecin puise dans plusieurs registres de savoirs théoriques pour comprendre le malade et sa maladie. »

Vers une complémentarité

Tous les travaux d’épistémologie de la technologie ou des sciences de l’ingénieur soulignent la spécificité de ces sciences, à l’interface entre la nature et le social, et dont le fonctionnement n’est pas semblable à celui des sciences expérimentales. La technologie est en effet plus qu’une science appliquée, en raison des spécificités de la dimension strictement technique. Pour Michel Combarnous[[Michel Combarnous, Les techniques et la technicité, Éditions sociales, 1984.]], la rationalité technique ne se confond pas avec la rationalité scientifique. En effet, les sciences de l’ingénieur mêlent le double aspect de recherche et d’application sur des systèmes particulièrement complexes dont les comportements ne peuvent se réduire aux grandes lois des sciences de base, comme l’étude du mouvement d’un avion ne peut se suffire de la loi F = mg. Il ne s’agit pas de distinguer les démarches pour les séparer, mais d’en identifier leur complémentarité pour les articuler.

En ce sens, les indications pédagogiques du document ressource « La démarche scientifique dans la réalisation des produits industriels »[[http://www.si.ens-cachan.fr/accueil_V2.php?page=affiche_ressource&id=176]] caractérisent la démarche de conception et de fabrication, dans le cadre de la prévision du comportement d’un produit industriel et de l’optimisation des solutions pour répondre aux performances attendues. Avec cette visée, aux analyses fonctionnelles, simulations, essais techniques et modélisations notamment, peuvent s’associer des expérimentations.

La démarche de conception est incontestablement scientifique, dans le sens où les objets et systèmes techniques ne résultent pas d’une empirie comme au tout début des techniques, en raison de la complexité des systèmes contemporains et de l’indispensable contrôle des aléas avec des tolérances de plus en plus réduites. Mais elle ne se limite pas à l’investigation scientifique réduite à la démarche dite « expérimentale ». Dès les années 1960, Lucien Géminard, l’un des fondateurs de l’enseignement technologique en France, situait et caractérisait la démarche de conception en technologie en tant que confrontation d’une hypothèse de construction à la possibilité de sa réalisation matérielle. La validation de telles hypothèses sert d’abord la construction d’artéfacts et éventuellement celle de faits, ce qui permettait à Géminard de distinguer la démarche de conception de « la démarche purement scientifique classique  », la première en relation avec le particulier, la seconde avec l’universel.

L’investigation et la conception offrent ainsi aujourd’hui une complémentarité décisive pour la technologie de la scolarité obligatoire, qui peut aussi renouer avec son histoire en rappelant le jumelage des deux analyses, de constatation et de conception, imaginées pour l’étude et la réalisation des objets et systèmes techniques propres à l’éducation technologique et à ses développements ultérieurs dans les voies du lycée.

Joël Lebeaume
Professeur des universités, laboratoire EDA, université Paris Descartes (faculté SHS à Paris)

 

Questions de vocabulaire

 

Les programmes de 2015 sont marqués à la fois par une place assez mineure du mot « investigation » et par la pluralité des démarches qui y sont associées. En effet, sur près de 100 000 mots des nouveaux programmes (cycles 3 et 4), le mot « investigation » n’est présent qu’une douzaine de fois. En outre, les différentes expressions utilisées en nuancent l’acception : le mot « investigation » est intégré au vocabulaire pédagogique général et perd son acception didactique spécifique. Par exemple, « l’investigation progressive par l’élève » rend compte d’une approche pédagogique d’exploration « des moyens, des techniques et des démarches de la création artistique » (cycle 3), comme en géographie où « les apprentissages commencent par une investigation des lieux de vie du quotidien et de proximité ». Ces formulations se distinguent des expressions visant le développement du raisonnement, par exemple en mathématiques : « Les pratiques d’investigation (essai-erreur, conjecture-validation, etc.) sont essentielles et peuvent s’appuyer aussi bien sur des manipulations ou des recherches papier et crayon, que sur l’usage d’outils numériques (tableurs, logiciels de géométrie, etc. » (cycle 4) Les usages de « investigation » peuvent ainsi se résumer comme le maintien de l’intention de « rendre les élèves intellectuellement actifs », selon l’expression utilisée pour les activités d’éveil des années 1975, sans toutefois valoriser l’association investigation-structuration qui était alors préconisée[[Joël Lebeaume, « L’investigation pour l’enseignement des sciences : Actualités des enjeux », dans Michel Grangeat (éd.), Les démarches d’investigation dans l’enseignement scientifique. Pratiques de classe, travail collectif, acquisitions des élèves (p. 23-37), Institut français de l’éducation, 2011.]].

La comparaison des textes de 2008 et des plus récents révèle aussi un affaiblissement de la norme pédagogique structurant le séquençage des activités en différentes étapes, dont les limites ont été dénoncées sur le plan international dès 1978[[Jean-Pierre Astolfi et al., Quelle éducation scientifique pour quelle société ?, PUF, 1978.]] à propos de la démarche Oheric (observation, hypothèse, expérimentation, résultats, interprétation, conclusion) ou de la démarche de projet industriel (étude de besoin, étude de faisabilité, etc.).

 

Démarche d’investigation et technologie

 

En France, le recours à la démarche d’investigation (DI) est préconisé en 2002 à l’école primaire, puis en 2005 dans les programmes du collège, toutes disciplines dites scientifiques confondues : mathématiques, sciences physiques et chimiques, sciences de la vie et de la Terre, technologie. En 2010, la réforme du lycée est l’occasion d’introduire cette démarche dans les programmes de technologie au lycée (enseignement d’exploration en 2de), baccalauréat technologique STI2D (sciences et technologies de l’industrie et du développement durable) et spécialité sciences de l’ingénieur du baccalauréat scientifique (S-SI). Enfin, dernièrement (2013), c’est au tour de la filière PTSI-PT des classes préparatoires d’adopter la DI.

L’introduction de la DI à tous les niveaux du système éducatif a incité au développement de recherches. L’analyse des prescriptions officielles ainsi que des pratiques en classe révèle une variabilité des éléments susceptibles de caractériser une DI, et donc l’impossibilité d’en proposer une définition qui fasse l’unanimité. Néanmoins, les résultats convergent sur plusieurs points. En premier lieu, ils s’accordent sur l’importance des théories constructivistes de l’apprentissage, c’est-à-dire sur l’intérêt de favoriser « la construction du savoir par l’élève ». Cependant, sont repérées de façon récurrente des activités imposant aux apprenants une démarche stéréotypée qui obère les potentialités d’une réelle démarche d’investigation. Un autre volet de recherche concerne les conceptions des enseignants vis-à-vis de la DI et les difficultés qu’ils éprouvent lors de sa mise en œuvre, notamment par manque de formation. Dernier constat, la technologie (notamment au lycée) est la grande absente de ces travaux de recherche. Cette carence favorise les polémiques. En effet, les injonctions concernant la mise en place de la DI en technologique divisent.

Une conjonction de plusieurs facteurs est susceptible d’aider à comprendre l’introduction de la DI dans l’enseignement technologique, c’est-à-dire de justifier l’insertion, dans une matrice curriculaire existante, d’une démarche empruntée au monde de la science. L’enjeu le plus évident est de répondre aux recommandations et injonctions politiques qui arguent de la valeur pédagogique de la DI. Il se double d’un enjeu didactique, véritable challenge, pour sa mise en œuvre effective. S’y ajoute un enjeu curriculaire d’uniformisation des méthodes, que réclame la disciplinarisation de la technologie du collège à l’enseignement supérieur. Enfin, la valorisation de l’enseignement technologique sur le modèle d’un enseignement scientifique reste majeure en termes d’image. En effet, cette volonté de revalorisation, une constante de l’enseignement technique, laisse supposer que la DI est une opportunité promptement saisie par les responsables de l’enseignement technologique pour hisser cette jeune discipline au même rang que ses consœurs scientifiques.

Christian Hamon
Docteur en sciences de l’éducation, labo EDA, université Paris Descartes, et professeur de sciences industrielles de l’ingénieur, lycée, Issy-les-Moulineaux

 


Références

Michel Combarnous, Les techniques et la technicité, Éditions sociales, 1984.

Olivier Maulini et Philippe Perrenoud, « La structuration des savoirs dans un curriculum de formation professionnelle », dans Richard Étienne et al. (dir.), L’université peut-elle vraiment former les enseignants ? (p. 53-76), éditions De Boeck Supérieur, 2009.

Joël Lebeaume, « L’investigation pour l’enseignement des sciences : Actualités des enjeux », dans Michel Grangeat (éd.), Les démarches d’investigation dans l’enseignement scientifique. Pratiques de classe, travail collectif, acquisitions des élèves (pp. 23-37), Institut français de l’éducation, 2011.