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Eduquer à la citoyenneté en EPS, quelques analyses critiques et réflexions

L’EPS est un lieu particulièrement visé par les institutions[[Dossier parcours citoyen, Revue EPS, n° 364, 2015.]] pour répandre l’idée de citoyenneté. En effet, les « sports » qui constituent en grande partie cette discipline d’enseignement sont basés sur des règles universelles censées garantir l’égalité des chances pour tous et ainsi favoriser une « intégration » quasi automatique des pratiquants. Or, le transfert des règles sportives dans le domaine civil reste à prouver. Par ailleurs, on sait que, depuis les années 1960, l’utilisation du sport comme moyen éducatif[[Jean-François Loudcher, Christian Vivier, « Jacques de Rette et les Républiques des Sports : une expérimentation de la citoyenneté (1964-1973) », STAPS, n° 73, septembre 2006, p. 71-92.]] (faire endosser un rôle d’entraineur, d’animateur, de coach…) s’adresse en priorité aux élèves ne présentant pas de problèmes « d’intégration ». Certes, le sport moderne n’a plus cette finalité « sélective » développée dans la Public school anglaise de Rugby par Thomas Arnold, mais il a une fonction de reproduction sociale en soumettant l’élève aux règles.

Dès lors, comment faire accéder à la citoyenneté si les élèves refusent de les adopter ? Le problème est crucial avec l’accroissement des tensions économiques et sociales, les problèmes de violence scolaire, de discrimination religieuse (port du voile) et de genre (égalité). Faut-il contourner le problème des règles sportives avec les jeux traditionnels à l’image des nouveaux programmes 2016 d’EPS (du CM1 à la 6e) ? Ainsi, certaines académies (Normandie) tentent de faire revivre des pratiques anciennes comme la soule en « dénaturant » les règles. En réalité, le problème est déplacé. Les règles représentent toujours le fondement de l’action. Plusieurs propositions peuvent être alors évoquées afin espérer développer ce « citoyen cultivé, lucide, autonome, physiquement et socialement éduqué ».

Une interprétation sociale de la citoyenneté

La notion de citoyenneté en EPS est souvent traitée comme situation inhérente à l’action pédagogique ; il s’agit alors de la décliner « en acte » ou de manière « active », par exemple, en reliant deux élèves par une corde lors d’un match de basket ou par une passe de rugby problématisée dans ce cadre. En améliorant ces relations « sociales », la citoyenneté s’améliorerait. Mais, souvent, les règles sont imposées et vides de sens car considérées comme des contraintes. Par ailleurs, faire adopter le cérémonial du judo ou de la boxe française[[Edouard Andréasian, « Citoyenneté : respect des règles et socialisation », Revue EPS, n° 282, 2000, p. 80-83.]] sans qu’il soit approuvé et voulu (hétéronomie) par les élèves peut conduire à l’échec de leur progression vers leur « autonomie » (discussion des règles par discussion). Enfin, l’élève peut développer une attitude anomique conduisant à rejeter les règles pour des causes non rationalisables d’ordre affectif et psychologique. Mais se centrer principalement sur le rapport à la règle ne fait-il pas oublier d’autres raisons d’un blocage pouvant se situer dans un rapport plus général au monde, c’est-à-dire en proie à des difficultés de normalisation ?

Ancrer sa démarche sur les représentations du héros sportif ou du sport est une autre manière d’approcher la notion de citoyenneté en EPS. Bien évidemment, leur exemplarité doit être relativisée tant les déviances dans le domaine sportif (dopage, argent…)  ont sérieusement émoussé l’éthique « traditionnelle » qui, malgré tout, est toujours véhiculée par le mouvement olympique et sportif. Il s’agit plutôt d’aller à la rencontre du quotidien des sportifs (condition d’entrainement, investissement, programme…) ; le but est de participer à la démythification du héros et de respecter le pratiquant. Toutefois, la démarche nécessite alors assez souvent de sortir de la classe et de l’école. Jouer sur les règles « sportives » afin de construire celles du monde « social » pour contribuer à élaborer cette citoyenneté participative.

Une citoyenneté politique

Une autre démarche peut partir des représentations et règles politiques. Un cadre tel que celui proposé par la République des sports offre à l’élève un statut de citoyen garanti par une déclaration des droits et devoirs visant à lui faire endosser différentes fonctions (« ministre », président de « club », trésorier, entraineur…). Mais les limites d’un tel système sont rapidement atteintes du fait que ce « contrat » est imposé par l’institution. D’ailleurs, il est peu étonnant que cette démarche soit si peu développée malgré l’énorme engouement qu’elle a pu susciter si l’on en juge les quelques 171 textes repérés dans la Revue EPS depuis 2000 évoquant la citoyenneté. De surcroît, les textes officiels la réservent de manière privilégiée au sport scolaire (Charte du sport scolaire de 1993, instructions de 2008 et 2010) comme si, finalement, l’éducation politique citoyenne ne pouvait se faire que sur un temps et un espace particulier plutôt que dans les cours communs. Effectivement, « faire sortir » l’EPS de l’école a fortement contribué à l’échec de l’expérimentation et cette volonté est toujours l’objet de réticences malgré une évolution notoire de l’école dans ce sens (réformes du collège, implication des collectivités territoriales avec les rythmes scolaires, intervention d’animateurs extérieurs à l’école). « L’ouverture » de l’école est difficilement compatible avec la sanctuarisation de l’école requise par des consignes de sécurité de plus en plus tatillonnes. La contradiction est d’autant plus grande que la notion de citoyenneté européenne sportive s’impose depuis le début des années 2000 et vise à augmenter les échanges internationaux. Enfin, cette démarche suppose une organisation managériale de l’enseignement se focalisant sur à la gouvernance de l’action éducative plutôt que sur les consignes : idéologiquement et « politiquement », elle remet en cause une certaine « didacteurisation » en cours depuis les années 1980 dans le champ de l’EPS.

Une démarche de citoyenneté culturelle en EPS

Une autre voie consiste alors à développer, au sein des cours d’EPS, des attitudes « citoyennes » par le biais d’espaces de confrontation verbaux tels des agora[[Morel Patrick, Mermet Lavy Pascale, « Citoyenneté ; Le remue-méninge, un pari ambitieux », Revue EPS, n° 356, 2013.]]. Faire accepter la singularité de l’élève c’est admettre les différences au nom d’un idéal plus ou moins commun.

Cette démarche culturelle est-elle généralisable dans une EPS (et plus largement à l’école) qui admet des publics si différents ? Il est clair que l’acceptation d’une règle minimale de vie en société s’impose. La démarche peut consister à partir de la pratique sportive de l’élève (dans le cas où il en a une) pour la comparer à d’autres similaires et ainsi mieux connaître les spécificités et les dépasser. Une fois respectée, le droit à la différence peut se construire dans une relation entre finalité et moyens, c’est-à-dire entre normes et règles, pouvant mêler à la fois sport et vie sociale. Cette démarche est difficilement envisageable dans le cadre scolaire. Toutefois, il est peut-être possible d’offrir d’autres possibilités de se transformer en établissant des liens entre aspects symboliques et réels. Construire un cycle de catch à partir d’une histoire, en général querelleuse (dispute dans un bar de garçons jaloux), que les élèves imaginent et éprouvent est une façon de déconstruire des représentations dominantes, voire de les renverser. La transgression, notion essentielle à prendre en compte dans l’éducation, peut alors fournir une base de réflexion non pour sanctionner mais pour établir des ponts entre ces différentes modalités.

La limite avec les cas « anomiques » demeure néanmoins problématique puisqu’on affleure le champ de la rééducation et de la déviance. Néanmoins, certaines démarches innovantes peuvent être source d’inspiration. Faire vivre des sujets « extrêmes » de combat simulé est une démarche élaborée par Stéphane Dervaux. Une autre plus récente propose à des élèves en décrochage de réaliser des recherches dans les archives locales et de trouver les sources nécessaires pour reconstruire et discuter le destin singulier de sportifs tels Jack Johnson (boxeur noir célèbre et discriminé du début du xxe siècle).

De l’EPS à la transdisciplinarité

La notion de citoyenneté est largement utilisée en EPS depuis les années 1990. La confrontation avec les difficultés autant pédagogiques qu’institutionnelles ont fait évoluer sa conception. De finalité, elle a acquis un statut de moyen pour devenir principalement une modalité intermédiaire pouvant agir de manière différenciée. Dès lors, de nombreuses démarches ont été ou sont expérimentées qu’elles soient articulées sur une dimension sociale, politique ou culturelle. Sont-elles efficaces dans la poursuite d’une citoyenneté participative ? Il semble évident que seule leur multiplication peut assurer l’atteinte de cet objectif[[Collège Henri Matisse de Choisy-le-Roi, « De la règle et du sens : pour une éthique commune à tous, Revue EPS, n° 273, septembre-octobre 1998, p. 23-27.]]. Toutefois, il est difficile de les évaluer tant elles sont peu identifiées dans leurs approches et leurs conceptions théoriques. En outre, les résultats attendus de ces démarches ne sont pas les mêmes pour la plupart des sociologues et historiens français. En effet, ils se focalisent plutôt sur des gains sociaux, politiques ou culturels du point de vue de « l’intégration » dans une société valorisant la démocratie participative. Nul étonnement que, contrairement aux collègues anglo-saxons plutôt centrés sur l’individu, ils soient alors plutôt sceptiques sur le fait que le sport puisse éduquer à la citoyenneté. Le gain d’une médaille ne peut-il pas être un premier pas vers une citoyenneté en devenir ? C’est là où l’EPS peut sans doute jouer un rôle innovateur en prenant d’autres référents que le sport et ses considérations intégratives. Dès lors, il faut poser le problème de l’éducation à la citoyenneté en termes de transversalité disciplinaire (multiplicité et déconstruction des pratiques) et scolaire (dépasser le cadre de la séance et de la classe EPS).

Jean-François Loudcher
Maître de conférences/HDR, laboratoire C3S, Université de Bourgogne/Franche-Comté

Julien Hoff
étudiant Master 2