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Des apports qui restent discutables…

Que veulent les enseignants ? Ils aimeraient pourvoir gérer l’hétérogénéité de leur classe. Ils aimeraient donner une chance de réussite à tous les élèves. Ils aimeraient que chaque élève soit motivé pour apprendre et consacre toute son attention à ce qui se passe en classe. Ils aimeraient gommer les différences entre les élèves grâce au savoir. Ils aimeraient que les élèves soient heureux d’être à l’école. Bref, si on pouvait leur proposer des méthodes, des idées, des formations qui puissent exaucer leurs vœux, tout serait parfait. C’est là que la neuro-éducation entre en scène car elle promet tout cela.

La montée en puissance de la « neuro-éducation »

Nous avions publié en 2013 un Dossier d’actualité sur les relations entre neurosciences et éducation (« Neurosciences et éducation : la bataille des cerveaux ») reprenant de nombreuses recherches issues des neurosciences et s’intéressant à l’enseignement pour tenter de mieux comprendre comment s’articulaient ces deux champs scientifiques. Ce sujet s’était imposé comme une évidence à l’époque, tellement les recherches à la frontière entre ces deux domaines abondaient. Par exemple, des formations institutionnelles étaient de plus en plus souvent organisées sur la thématique des neurosciences, des noms de chercheurs neuroscientifiques (Dehaene, Ramus, Vidal, etc.) commençaient à circuler dans le système éducatif, et le débat de 2007 sur les méthodes de lecture était encore très présent dans les esprits, se cristallisant autour du caractère scientifique ou non des recherches en éducation, par rapport aux recherches neuroscientifiques (voir par exemple notre article de blog Eduveille « La guerre des sciences »).

Nous nous étions donc attaquées à ce fameux pont entre neurosciences et recherches en éducation, étant beaucoup plus familières des deuxièmes que des premières. Et comme tout le monde, en travaillant sur ce sujet, nous nous sommes dit que cette nouvelle science allait révolutionner l’enseignement et qu’enfin, apprendre deviendrait non seulement plus facile mais serait aussi désormais un plaisir pour tous !

La rédaction de ce dossier nous a permis ainsi de mieux connaître les avancées en neurosciences, dans les domaines du langage, des mathématiques, de la lecture, l’importance des émotions, le fait que la mémoire est en réalité un ensemble de systèmes de mémoire, le rôle joué par l’attention des élèves. Nous avons également découvert l’existence des neuromythes, ces croyances qui sont une déformation erronée de certains résultats neuroscientifiques, et qui sont pourtant ancrées chez une grande partie de la population, bien qu’une abondante littérature de recherche les dénonce depuis le début des années 2000. À titre d’exemple, citons les styles d’apprentissage : de nombreux enseignants sont persuadés que chaque élève apprend selon un style bien déterminé (auditif, visuel ou kinesthésique). Cette croyance n’est cependant pas étayée scientifiquement : rien ne prouve que les styles existent et qu’ils puissent aider en quoi que ce soit l’apprentissage des élèves, mais ils ont pourtant un grand succès et peuvent être utilisés de bonne foi en classe, apportant malheureusement un risque de stigmatisation des élèves et de limitation de leurs capacités d’apprentissage.

Parallèlement des travaux de recherche sont parus sur le phénomène de « médicalisation de l’échec scolaire » (titre du livre de Stanislas Morel publié en 2014), soulignant le fait qu’il y a une tendance assez forte en France depuis la fin des années 1980 à recourir aux traitements médico-psychologiques dès qu’un élève est en échec scolaire, en cherchant à répondre à ses « besoins éducatifs particuliers » et en essayant de repérer ses « défaillances individuelles ». Cette attention forte portée au médical a pour conséquence que les enseignants ne sont plus les seuls à pouvoir intervenir sur les difficultés des élèves, ce qui les dédouane d’une certaine façon et ne les incite pas à chercher d’autres réponses pédagogiques plus adaptées. On pense par exemple ici aux troubles des apprentissages comme la dyslexie ou la dyscalculie : il paraît impensable aujourd’hui de ne pas faire appel aux professionnels de santé.

Tout ceci a fait que les chercheurs neuroscientifiques sont particulièrement écoutés de nos jours dans le monde de l’éducation et que les attentes en termes d’outils, de méthodes et de connaissances sur les liens entre cerveau et apprentissage soient fortes du côté des enseignants, des politiques, des parents… De notre côté, après de nombreux livres et articles lus (y compris dans le champ de la philosophie), après des rencontres et des entretiens avec des spécialistes, c’est la grande désillusion. Mais commençons par un aperçu des recherches actuelles, vues par la discipline qui s’est créée à la frontière entre neurosciences et éducation : la « neuro-éducation ».

Comment la neuro-éducation se définit-elle elle-même ?

La « neuro-éducation » est aussi appelée neurosciences cognitives de l’éducation, neuro-pédagogie ou encore, terme plus ancien, neuropsychologie de l’éducation. L’objectif de la « neuro-éducation » est d’adapter l’enseignement aux fonctionnement et capacités du cerveau, bref de créer de meilleures manières d’enseigner, d’adopter des stratégies bénéfiques à tous les élèves. Comment ? En utilisant des techniques récentes d’imagerie et de stimulation cérébrale qui nous montrent comment le cerveau réagit à tel ou tel stimulus (c’est-à-dire des lettres, des sons, des nombres) et quelle partie du cerveau est plus spécifiquement sollicitée. Ou encore, en expliquant comment la, ou plutôt les mémoires fonctionnent et comment les connaissances transforment les circuits neuronaux.

Bien sûr, la « neuro-éducation » dénonce les neuromythes…

Tout naturellement, de nombreux articles de « neuro-éducation » ont pour objectif premier de dénoncer les neuromythes. Cette démarche est en effet indispensable pour qu’il n’y ait pas d’idées fausses ou mal interprétées se propageant sur le fonctionnement du cerveau. Les neuromythes sont particulièrement bien établis en Amérique du Nord et les « neuro-éducateurs » du Canada et des États-Unis sont mobilisés sur la transmission d’informations neuroscientifiques issues des recherches. Mais cette transmission est difficile et il n’est pas rare qu’en dénonçant les neuromythes, ils échouent dans cette tâche, voire ils en introduisent parfois de nouveaux. Ceci est dû à plusieurs raisons : tout d’abord, la fascination que les images sur le cerveau exercent sur le public ; ensuite, le désir d’obtenir des réponses plus tranchées et qui vont plus loin que les recherches elles-mêmes, qui sont assez limitées comme nous le verrons dans les applications pédagogiques.

… et informe des « grands principes » du cerveau

  • Premièrement, le cerveau est plastique, il se transforme tout au long de la vie en fonction des apprentissages.
  • Deuxièmement, le recyclage neuronal permet aux connexions synaptiques de se modifier en formant de nouvelles connexions entres neurones (nouvelles synapses), en renforçant ou supprimant certaines synapses (élagage) selon la régularité de leur utilisation.
  • Troisièmement, le principe de l’inhibition permet aux élèves de résister aux automatismes cognitifs afin de s’adapter à des situations plus complexes grâce à la flexibilité de ses circuits neuronaux (certains circuits neuronaux doivent être inhibés pour permettre aux structures initiales de s’adapter).
  • Et enfin, l’attention qui permet de filtrer et de sélectionner les informations pertinentes. Le système de l’attention est complexe car il est formé par trois sous-systèmes : l’alerte, l’orientation et le contrôle exécutif. Ces systèmes modulent l’activité cérébrale, il appartient donc à l’enseignant de tenir ses élèves « en alerte » au « bon niveau » et faciliter ainsi une concentration sélective (on se concentre sur la bonne tâche, on ne se disperse pas). Mettre l’accent sur l’attention permettrait même de lutter contre les inégalités sociales (Dehaene, 2013).

Une fois que l’enseignant a pris conscience de ces principes, il lui suffit de savoir qu’en plus de l’attention, l’engagement actif, le retour d’information et la consolidation sont les autres piliers de l’apprentissage. En effet, il ne faut pas oublier de stimuler les systèmes de mémoires pour que la connaissance et les savoirs restent et s’organisent dans notre système cérébral.

Mais il n’y a pas de réelles conséquences sur les pratiques pédagogiques

Que faire alors de toutes ces informations dans le cœur de la classe, dans ses pratiques pédagogiques, au-delà de grands principes généraux sur la manière d’apprendre, et non forcément sur les meilleures façons d’enseigner ?

Précisons d’emblée que les neurosciences ne sont pas tournées « naturellement » vers une application dans l’enseignement. Leur objectif est d’étudier la manière dont fonctionne une certaine partie du cerveau lors d’une tâche d’apprentissage ciblée et hors de tout contexte scolaire (voir à ce propos les expérimentations du laboratoire « Langage, cerveau et cognition »). Le travail qui reste à faire pour savoir comment traduire en séquence pédagogique cohérente les résultats des recherches en laboratoire reste souvent très difficile et se heurte à toutes les autres contraintes scolaires et sociales de cet environnement (niveau d’enseignement, horaires, programmes, prise en compte du groupe, etc.). Par exemple, un article portant sur l’application des recherches sur l’inhibition (Lubin et al., 2012) propose un apprentissage spécifique pour éviter des « pièges » en orthographe, comme les différentes manières de compléter la phrase « Léo les aim_ » (« e », « es » ou « ent »). Pour cela, les auteurs de l’article testent un « apprentissage à l’inhibition » sur 25 enfants de 10-11 ans qui tombent dans les « pièges » lors d’un premier test. Cet apprentissage est basé sur un dispositif didactique (carte attrape-piège) et une explicitation des pièges, par rapport à un apprentissage « classique » (pas d’évocation du « piège » et seule mise en évidence du verbe et du sujet). La conclusion de l’article porte sur l’amélioration des résultats des élèves ayant suivi l’apprentissage à l’inhibition (75 % de réponses correctes contre 50 %) et propose de « sensibiliser le terrain éducatif à l’importance du contrôle cognitif dans les apprentissages ». Les résultats obtenus ne sont pas interrogés : qu’en est-il des élèves qui échouent après tous les tests ? Les causes d’échec peuvent-elles résider ailleurs que dans le cerveau des élèves ? Est-ce que tous les apprentissages dits « classiques » sont identiques et quelle influence ont-ils sur les résultats des élèves ? Quels liens directs y a-t-il entre le choix du dispositif pédagogique et ce que l’on sait sur le fonctionnement de l’inhibition ?

C’est une impression de flou, d’imprécisions et de méconnaissance de la culture scolaire que nous laissent à chaque fois les articles de « neuro-éducation », domaine qui promet beaucoup de changements dans l’enseignement, mais qui cherche à les apporter par les données brutes des neurosciences, en confondant appropriation des connaissances sur le cerveau et amélioration des pratiques pédagogiques. Comme si l’interprétation d’images du cerveau suffisait à donner des solutions pour mieux enseigner.

Catherine Reverdy et Marie Gaussel
Chargées d’étude et de recherche à l’Institut français de l’Éducation – ENS de Lyon


Bibliographie
Stanislas Dehaene, « Les quatre piliers de l’apprentissage, ou ce que nous disent les neurosciences », ParisTech Review, 2013.

ENS de Lyon, Amélie Lubin , Céline Lanoë , Arlette Pineau et Sandrine Rossi, « Apprendre à inhiber : une pédagogie innovante au service des apprentissages scolaires fondamentaux (mathématiques et orthographe) chez des élèves de 6 à 11 ans », Neuroéducation, 2012, vol. 1, n° 1, p. 55-84.