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Enseigner, un art du couteau suisse

Un cours a lieu. Un enseignant circule entre les rangées de tables, observe, accompagne, encourage puis revient devant le tableau pour énoncer et écrire des notions de cours. Dans un coin de la salle, un individu n’est pas familier du paysage : il prend silencieusement des notes, n’intervient pas, mais son regard semble attentif.
Une heure plus tard, la salle s’est vidée et les élèves ont disparu. Ne restent que les deux adultes, face à face. Celui qui se trouvait au fond de la salle – le formateur – semble monopoliser davantage la parole, pendant que l’autre – l’enseignant en formation – prend attentivement des notes en dissimulant tant bien que mal le stress qui l’envahit. Face à ce moment qu’il sait difficile pour l’enseignant, le formateur s’efforce d’adopter un ton bienveillant en commençant par les points positifs pour finir par les points à améliorer.
Cette scène, tous les enseignants l’ont vécue et s’en souviennent : la fameuse « visite conseil » pour les stagiaires, ou celle d’inspection pour les contractuels. Dans ce huis clos codifié, est-ce que l’enseignant en formation est réellement en situation d’apprentissage et d’analyse de ses pratiques ?
Trois constats principaux émergent de ces entretiens post-visite. D’abord, ce que retient l’enseignant en formation, c’est surtout le négatif. Même lorsque l’échange commence par des retours positifs, la critique finale marque davantage. C’est une tendance humaine : on retient ce qui nous déstabilise.
Ensuite, cette posture d’évaluation « descendante », même si elle est animée par l’intention d’aider, limite la réflexivité. Le formateur analyse, l’enseignant écoute. Mais une fois seul, ce dernier n’a pas forcément les outils pour analyser ses propres pratiques ou pour ajuster ses séances de façon autonome.
Enfin, vouloir à tout prix commenter l’ensemble des actions réalisées pendant le cours peut noyer le sens et les objectifs de la séance. On commente les gestes, mais pas toujours l’intention ni la cohérence d’ensemble.
En tant que formatrices d’enseignants stagiaires ou contractuels, nous avons vécu nous-mêmes ces scènes. Elles nous ont beaucoup questionnées. Nous avons trouvé une piste de réponse lors de la form@ction proposée par les Cahiers pédagogiques avec Éric Saillot, professeur des universités en sciences de l’éducation et de la formation : la possibilité d’utiliser le modèle du multiagenda de Dominique Bucheton nous offrait un autre cadre, plus dynamique et plus constructif.
Dominique Bucheton distingue cinq préoccupations que l’enseignant ou l’enseignante doit gérer en même temps. Nous les avons reformulées pour nous les approprier et pour les rendre accessibles aux enseignants en formation initiale :
- Le pilotage d’une séance de cours : organiser la séance, gérer le temps, donner des consignes claires.
- L’aide donnée aux élèves ou étayage : ajuster l’accompagnement des élèves, relancer ceux en difficulté.
- La fixation d’objectifs clairs : en termes de savoir, de savoir-faire et de savoir-être.
- Le tissage : l’articulation des différentes parties de la séance, de la séquence de cours, le sens donné à cette séance.
- La gestion du climat de classe : gérer les interactions, réguler le climat de travail.
Chaque enseignant jongle en permanence entre ces agendas, parfois de manière fluide, parfois en s’y perdant. Pendant nos entretiens post-visite, nous avions tendance à nous concentrer sur une partie d’un ou de deux aspects en oubliant les autres.
Nous avons appliqué ce modèle du multiagenda lors d’une visite conseil. Le premier changement a été physique : nous avons abandonné l’entretien assis pour proposer un moment debout, face à un tableau blanc. Ce n’est plus l’un en face de l’autre mais l’un à côté de l’autre. Ce déplacement physique nous semble central, car il opère peut-être un déplacement mental : une personne n’est plus chargée de porter un jugement sur l’autre, mais deux personnes analysent la séance ensemble.
Plutôt que de raconter son cours de manière linéaire, le stagiaire est invité à le représenter visuellement. Nous traçons ensemble une grille du multiagenda, nous reformulons et définissons les pôles et nous complétons progressivement les différentes cases en identifiant ce qu’il ou elle a privilégié et ce qui lui a manqué. Une première discussion a lieu sur le positionnement de chaque item et donc sur son sens.
Voici ci-dessous deux exemples de représentation visuelle du modèle du multiagenda à la suite d’une séance de cours.
L’usage des couleurs permet de mener l’entretien en deux temps : une couleur est utilisée pour les moments réussis et une autre couleur est utilisée pour les points à améliorer selon l’enseignant et le formateur en visite. Une autre option est possible, en utilisant une couleur pour l’ensemble des observations réalisées par le collègue qui a réalisé la séance, une autre couleur pour ce qui a été observé par la personne qui a réalisé la visite, une dernière pour les suggestions. Souvent, cette étape permet de montrer qu’en modifiant un pôle, une réaction en chaine sur les autres.
À la fin de l’entretien, c’est le collègue qui réalise son propre bilan à partir de l’ensemble des éléments proposés, et qui les priorise.
Cette approche permet aux stagiaires de distinguer la phase d’observation de celle du jugement sur sa propre pratique. En effet, la coconstruction du visuel évite une focale réelle ou ressentie essentiellement basée sur le négatif. Nous passons d’un bilan qui pouvait être perçu comme un inventaire d’échecs à une prise de conscience nuancée et constructive.
Cette posture active du stagiaire l’aide à prendre du recul, à analyser son propre fonctionnement. Il ne s’agit plus, pour les formateurs, de lui montrer ce qu’il a « mal fait », mais de comprendre avec lui où il en est et comment il peut progresser. Il s’agit également de faire de cet entretien un moment de formation à l’analyse de pratiques : le stagiaire peut utiliser par lui-même cette grille lors de ses prochaines séances de cours.
Mettre en mots sa propre pratique permet des décalages utiles. Un exemple concret illustre ces derniers : une stagiaire s’interrogeait en amont sur la manière d’aider des élèves passifs à se mettre en activité. Le cadran réalisé au tableau a rapidement montré qu’elle organisait son cours de manière très rigoureuse et rythmée, avec un niveau de maitrise et d’implication tel que les élèves n’avaient plus qu’à se laisser porter.
En revanche, la partie associée au sens des activités et des apprentissages restait vide : elle estimait que les sciences économiques et sociales que nous enseignions étaient passionnantes en elles-mêmes. Nous avons avancé l’hypothèse que la question n’était pas de chercher encore comment elle pouvait aider les élèves à se mettre en activité, mais plutôt de travailler sur le sens de ces activités et des apprentissages, quitte à laisser parfois les élèves en difficulté pour apprendre.
Le modèle du multiagenda est généralement facile à présenter aux collègues, qui y adhèrent plutôt volontiers. Par contre, le processus est long, et il est parfois difficile de tenir une heure. C’est un exercice exigeant pour les collègues, a fortiori après une heure de visite, ou à la fin d’une journée. Par ailleurs, en présentant les relations entre les différents points de vigilance de l’enseignant dans sa classe, il peut produire un effet vertigineux pour des collègues qui débutent depuis quelques semaines sans formation.
Avec le temps, nous avons nous-mêmes changé notre regard : l’analyse d’une séance ne se réduit pas aux « erreurs » commises, aux moments « réussis », mais à la manière dont le stagiaire équilibre (ou non) ces différents agendas. C’est aussi en lui-même un moment de formation à l’analyse de pratiques.
En modifiant la forme de l’entretien, nous avons l’impression d’entretenir une autre relation avec le stagiaire. Il devient acteur de son analyse, et nous sommes là pour l’aider à structurer sa réflexion. Cela donne aussi plus de sens à ce que nous proposons, car cela ne s’inscrit pas dans une bonne pratique que nous aurions à transmettre, mais dans un modèle théorique plus large.
C’est finalement le regard sur nos propres pratiques d’enseignantes qui change. Et si (se) former, c’était apprendre à (s’)observer différemment ?
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