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Le livre du mois du n° 577 : L’école et l’écriture obligatoire

Anne-Marie Chartier. Retz, 2022

Voilà une somme érudite, reposant sur une très solide documentation, mais qui est toujours lisible et bien stimulante, nous racontant une histoire trop peu connue ou réduite bien souvent à des clichés. Anne-Marie Chartier nous fait découvrir l’écriture scolaire dans une histoire longue, toujours à l’intérieur d’un contexte social et culturel qui évolue sans cesse et qui s’avère plus complexe qu’on ne le croit.

L’autrice, en bonne historienne, se fonde sur des archives, parfois de véritables pépites, comme ces cahiers d’écoliers d’antan ou des rapports d’inspection qui en disent long. Même si les zones d’ignorance restent importantes quand on remonte dans le temps : que sait-on des échanges oraux, sinon par des échos imparfaits et des conditions effectives de production d’écrits dans les classes ?

Certes, on peut être plus intéressé par les évolutions à partir de la Troisième République, mais la genèse de nos pratiques d’écriture contemporaines mérite d’être mieux connue. On découvre ainsi qu’une des premières entrées dans la culture écrite s’est effectuée, paradoxalement, par un oral : celui de la récitation de textes appris par cœur (de la prière à la poésie), préparant l’alphabétisation. « La récitation a été la voie d’entrée dans une littératie de masse. » Mais il s’agit d’une récitation souvent mécanique, sans compréhension, ce qui est déploré par des inspecteurs. Au cours du XIXe siècle, les choses vont évoluer, mais de façon parfois chaotique, les formes anciennes ne disparaissant jamais tout à fait.

Toujours dans cette histoire longue, j’ai noté au fil de la lecture des points qui bousculent parfois les idées reçues. Ainsi a-t-on lié développement de l’écriture et imprimé ; or, le manuscrit est resté longtemps essentiel (par exemple, pour les rapports officiels, les registres d’état civil, etc.). Et donc, il y avait tout un apprentissage de la « belle écriture » et de la copie laborieuse, appliquée, avec des « maitres d’écriture ». La lecture n’était pas leur souci. Mais l’usage social d’une écriture ordinaire, par opposition à la calligraphie sophistiquée, a bouleversé la place de l’écriture. Avec la montée en puissance du maitre d’école, on ne peut plus « diviser la lecture de l’écriture ».

De même sous-estime-t-on l’importance des outils utilisés pour produire l’écrit. La plume d’oie demande par exemple un apprentissage minutieux et son usure rapide impose des contraintes de parcimonie. L’usage moderne des tablettes et smartphones n’est qu’un avatar de plus dans une longue série d’évolutions de l’écrit.

Naissance de la didactique

Abordant des périodes plus récentes, l’autrice montre les changements qui interviennent aussi bien sur le plan sociétal que sur celui des travaux sur l’éducation, avec par exemple la naissance de la didactique. Les Cahiers pédagogiques sont cités comme bousculant l’ordre ancien (page 277) tandis que les travaux sur l’oral ordinaire provoquent des polémiques dont on a oublié l’ampleur (pages 274 et suivantes). De même, les pages consacrées au « texte libre » de la pédagogie Freinet sont passionnantes à lire et nous renvoient à la question, au fond très actuelle, de la circulation des textes lorsqu’ils sont lus en dehors de la classe (ce texte d’élève retranscrivant le rêve d’un meurtre du maire dans la classe de Freinet et mettant le feu aux poudres, page 280 !).

On retiendra comme l’un des axes directeurs de cette étude l’idée que les pratiques peuvent être en décalage avec des textes officiels qui peuvent facilement souscrire au fameux slogan « dire, c’est faire ». La réalité de la classe, sa « trivialité » sont au cœur de cet impressionnant travail qui bien souvent nous peint plus globalement une histoire de l’école française.

Jean-michel Zakhartchouk

Questions à Anne-Marie Chartier

Pourquoi est-il important de connaitre l’histoire de l’écriture scolaire, y compris en remontant à des temps très anciens, en particulier concernant les rapports entre la lecture et l’écriture ?

Nous vivons une révolution technologique du fait que l’écriture numérisée redéfinit les modalités d’apprentissage et de transmission. Dans cette conjoncture, l’histoire de l’écriture scolaire et de ses mutations oubliées permet un exercice de pensée intéressant. Découvrir que, de Sumer jusqu’à Gutenberg, on n’apprenait pas à lire mais à écrire, ce qui suffisait pour devenir lecteur, voilà qui modifie nos représentations de l’apprentissage. De plus, l’enquête historique montre les capacités de résistance, d’invention et d’adaptation dont ont fait preuve les maitres dans les classes. Quand une invention technique s’impose, l’urgence est de percevoir ce qu’on ne veut pas perdre, autant que ce qu’on va prendre de l’innovation en cours. L’histoire vue d’en haut (les prescriptions des ministres) ne dit rien de cette histoire vue d’en bas.

Quel est votre point de vue dans le débat évoqué dans l’introduction : faut-il continuer à enseigner l’écriture manuscrite et notamment cursive ?

Ce débat montre justement les effets collatéraux des nouvelles technologies. Certains États américains ont joué la carte du clavier précoce, mais ils en sont revenus. Les psychologues voient les effets bénéfiques des tracés manuscrits : mémoire du geste, de l’orthographe des mots, etc. Les recherches comparatives entre crayon et clavier montrent qu’écrire à la main n’empêche pas de taper à la machine, mais que dans les deux cas, un apprentissage ergonomique est nécessaire pour mettre en place des automatismes libérateurs.

Vous insistez sur l’importance du contexte matériel (environnement, outils) dans cette longue histoire. Jusqu’à quel point cela influe-t-il sur les pratiques et les discours ?

Pour juger de ce qui est possible ou impossible à un moment donné, il faut très bien connaitre les contextes du travail. Les discours des ministres, des formateurs, des syndicalistes, supposent toujours que la réalité concrète dont ils parlent est connue d’expérience par tous. C’est souvent faux : l’école des faubourgs n’est pas celle des villages. C’est pareil dès qu’on remonte dans l’histoire : les contextes ont disparu, les discours sont restés : les lecteurs actuels croient y reconnaitre l’école qu’ils connaissent et évidemment, ils se trompent. On a longtemps attribué aux lois de Jules Ferry l’accélération du lire-écrire des débutants. Or, elle découle de l’arrivée des plumes métalliques et du papier bon marché dès 1850-1860. Une nouvelle technique peut ainsi avoir des effets politiques et pédagogiques imprévus.

Quelle est la place historique de l’oral dans ses rapports avec l’écrit à l’école ?

Des enfants réunis dans un espace clos ne peuvent « s’entendre », c’est-à-dire s’écouter et se comprendre, sans règles d’échanges : ils doivent apprendre à se taire, à demander la parole en levant le doigt, à s’exprimer correctement. Ces contraintes concernent aussi les enseignants, même s’ils ne les ressentent pas, tant elles leur paraissent naturelles. D’où les difficultés des jeunes à veiller à ces règles de politesse sociale qui ne s’acquièrent évidemment que peu à peu.

Quant aux didacticiens, ils ont cherché comment l’oral pouvait étayer l’écrit. Comme on ne peut faire parler tout le monde en même temps, il faut des dispositifs cadrés pour favoriser de véritables prises de parole : le conseil de classe de la pédagogie Freinet ou le « Quoi de neuf ? » du matin, mais aussi le travail en petits groupes ou en binômes. Les procédures ne sont pas si nombreuses et il est difficile d’en évaluer l’efficacité. Dans les vieilles pédagogies, l’oralisation collective d’écrits (récitation, lecture à voix haute) faisait parler tout le monde en même temps. Même chose avec les exercices structuraux des années 1970 qui visaient à fixer des automatismes de transformation (il pleut, pleut-il ? est-ce qu’il pleut ? il ne pleut pas). Mais leur réussite à court terme ne garantit jamais leur transfert vers l’écrit.

Vous évoquez une désaffection pour l’écriture dans les travaux sur l’école au cours du XXe siècle, au moment où tout est concentré sur les pratiques de lecture. Pourquoi ? Et y a-t-il aujourd’hui un regain d’attention pour l’écriture ?

La question de la lecture a été scindée en deux grands blocs : apprendre à lire (avec la « guerre des méthodes ») et lire pour apprendre (avec la concurrence fiction/documentation). En revanche, l’écriture était une compétence en miettes : graphisme, orthographe, copie de résumés, rédaction de textes imitatifs ou libres, prise de notes, contrôles, composition, dissertation, QCM (questionnaire à choix multiples). Toutes ces pièces du puzzle « écriture » sont impactées par la numérisation. D’où l’intérêt porté à l’écriture, qui est en recul dans les classes, au moment où les jeunes la pratiquent de façon compulsive sur leurs smartphones.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk

Article paru dans le n° 577 des Cahiers pédagogiques, en vente sur notre librairie :

 

Que nous apportent les méthodes ?

Coordonné par Céline Walkowiak et Grégory Delboé
Dans quelle mesure la méthode s’impose-t-elle pour apprendre ou au contraire constitue-t-elle un obstacle voire une impasse ? Les méthodes, faut-il les transmettre ou les laisser se construire ? Et finalement, une éducation qui vise l’émancipation des sujets peut-elle se priver de méthodes ?