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Bref, j’ai changé de regard sur le décrochage

Photo : Jean-Charles Léon.
Il est midi. La sonnerie retentit. Je range mes affaires. Je marche, vite, jusqu’à la salle des profs. J’avale une pomme en trois bouchées. J’arrive en salle des profs. Je pose mon sac. Je fais pipi, vite. J’arrive en retard à la réunion organisée par Charlotte, CPE, et Delphine, professeure de français. Je m’assois.
Je sors mon carnet dans lequel j’écris des choses que je ne relis jamais. Je me dis C’est bête, range-le. Je regarde mes collègues. Ils ont tous un carnet. Je me dis Garde-le, ça fait sérieux. J’écoute.
Charlotte commence : « On a un problème ici avec le décrochage scolaire. » Je me dis Comme partout, non ? Je ne dis rien. Elle poursuit : « On détecte les élèves en voie de décrochage scolaire, on enchaîne les groupes de prévention du décrochage scolaire, mais ça ne change pas grand-chose. »
Je me dis Ah ! Enfin, au lieu de systématiquement externaliser les problématiques de décrochage scolaire hors de la classe, on va essayer d’agir directement en classe via la pédagogie. Je ne dis rien.
Delphine annonce : « On a décidé de faire une classe Remob’. On sortira quelques heures les élèves en voie de décrochage de leur classe pour leur proposer différents modules. »
Je me dis Bon, ben, ce sera pas pour cette fois. Je ne dis rien.
Céline, professeure de SES, partage une information : « Dans le livre Zadig après l’école, Joël Zaffran et Juliette Vollet identifient plusieurs facteurs du raccrochage scolaire, explicités par ceux qui ont quitté puis retrouvé l’école. Parmi eux, on retrouve la sollicitude et le dialogue avec les adultes, la prise de confiance en soi et la découverte du plaisir d’apprendre ainsi que le soutien du groupe de pairs. »
Je me dis Super intéressant, mais où trouve-t-elle le temps de lire ça et surtout de mémoriser les noms des auteurs ? Je note le titre sur mon carnet.
Charlotte demande : « Qui est volontaire pour animer un module de cette classe Remob’ ? » Elle regarde tout le monde. Je pense qu’elle me regarde.
Je me dis Non, Laurent, tu n’as pas le temps ! Je dis : « OK pour un module science. » Ça sonne. On sort. Je mets mon sac sur une épaule. Je cours pour ne pas être en retard. Je me dis Pourquoi j’ai dit oui ?
J’ai oublié. J’ouvre ma messagerie. J’ouvre un mail de Charlotte : « Laurent, peux-tu m’envoyer un résumé pour ton module science de la classe Remob’ ? » Elle n’a pas oublié.
Je réfléchis. Je n’ai pas d’idées. Je me dis Ce qui peut intéresser les élèves, c’est de manipuler. Je me rappelle une vigilance : Manipuler, c’est bien, garantir d’apprendre des choses en même temps, c’est mieux. Je ne veux pas les leurrer. Je doute.
Une formule me vient : « Pourquoi faut-il choisir entre le travail manuel ou le manuel de cours ? » Je divague. Je note une évidence dans mon carnet : le travail « manuel » est souvent relégué aux élèves qui ont un faible niveau scolaire pour se contenter d’exécuter.
Je tape sur mon clavier le titre du module : Penser avec les mains. J’envoie le mail. Je ne suis pas convaincu. Je me dis : Les élèves vont venir, on va faire des choses et puis voilà. Je doute encore. Je me questionne : Pourquoi cela les aideraient-ils à revenir en classe de manière régulière ?
Je me dis que finalement, ça ne sert à rien, à part les occuper. Je me fatigue à douter. Je me rassure : Bon, ce sera aux moins des petites parenthèses pour qu’ils se sentent bien en petit groupe. Je me dis N’est-ce pas les leurrer par rapport à leur souci de décrochage de la classe ? Je me perds.
Un mardi de janvier, la première séance commence. Je retrouve les élèves au CDI de 10 heures à 11 heures. Je fais l’appel. Il en manque un sur les cinq. Je me dis Ça commence bien.
Je dis : « Merci d’être venus. » On s’assoit. Chacun écrit des idées de réponses à une question que je leur pose : « C’est quoi, le beurre ? » On part dans une salle de science. Je sors des affaires en vrac d’un placard, car je n’ai pas eu le temps de préparer la salle : du lait, un microscope, une lame, une bille, un tube. Ils m’aident. Je leur montre quoi faire et pourquoi on le fait, car je n’ai pas eu le temps de préparer une belle feuille d’activité.
Je les laisse faire. Ils regardent une goutte de lait au microscope. Ils secouent du lait dans le tube avec une bille. On discute des mots émulsion et lipides, en lien avec les programmes de SVT et de physique-chimie. Je leur demande d’écrire ce qu’ils ont fait et ce qu’ils ont appris pendant cette heure pour voir ce qu’ils en retiennent. Je me dis C’est bête, on passe à l’écrit alors que pour certains c’est bloquant.
Les mardis se suivent et les questions défilent : « Pourquoi une couche absorbe-t-elle le pipi ? », « C’est quoi, un semis ? », « Comment peut-on s’orienter dans la nature sans boussole ? », « Comment faire de l’art avec du lait et du liquide vaisselle ? », « Comment allumer un feu ? »
J’ai retenu que l’écrit final n’était pas la meilleure option pour que les élèves restituent leur bilan. Je n’avais pas d’idée. Je leur ai demandé sous quelle forme ils voulaient le faire. Une élève m’a dit : « On peut faire une vidéo courte, genre TikTok. » J’ai dit : « C’est trop compliqué. » Elle m’a dit : « Pas du tout. » J’ai dit : « Débrouillez-vous. »
Ils se sont réparti les tâches : l’une a filmé, l’autre a préparé le matériel, deux ont écrit un petit texte à lire pour la voix off et l’une d’elle s’est enregistrée. Un élève a tout récupéré et a fait le montage. L’heure d’après, je recevais une vidéo dans ma boîte mail.
Je me suis dit Ah ben euh… J’ai regardé et écouté. J’ai reconnu la voix d’une élève très discrète qui s’exprime peu en classe. Je me suis dit Ah ben euh…
J’ai envoyé la vidéo aux professeurs de SVT et de physique-chimie de chacun des élèves. On en a parlé entre deux cours au photocopieur. Ils en ont parlé aux élèves concernés devant leur classe.
Je me suis dit Ça peut vraiment être intéressant, cette perméabilité des travaux d’élèves pour que les regards de chacun sur chacun évoluent. Faire les envois tous les mardis à 11 heures, ça prend du temps. J’ai déchanté. Charlotte a dit : « Je le fais. » J’ai dit : « Merci. »
Il est midi. La sonnerie retentit. Je range mes affaires. Je marche, vite, jusqu’à la salle des profs. Je croise Charlotte. Elle me regarde. Je la regarde. Elle semble pressée. Je suis pressé.
Je lui dis : « Au fait, il faudra qu’on fasse un bilan de la classe Remob’, car j’étais sceptique et finalement, je suis assez convaincu. » On s’arrête. Elle me dit : « Les élèves font de bons retours sur l’atelier. »
Ça me flatte, mais je lui pose la vraie question : « Est-ce que les élèves sont moins absents ? » « Elle me dit : « C’est pas généralisable, mais sur les cinq, il y en a trois pour lesquels j’ai clairement vu un effet et une meilleure confiance en eux. »
Mon regard sur la classe Remob’ et l’externalisation de classe change. Je griffonne trois mots clés sur mon carnet pour me rappeler… ou oublier :
– apprendre (s’assurer que les élèves apprennent des choses en lien avec le programme, pour ne pas se sentir leurré et séparé des autres) ;
– perméabiliser (s’assurer que les enseignants de la classe d’origine soient informés de ce que les élèves apprennent dans les modules de la classe Remob’, et qu’ils le disent aux élèves concernés devant tous leurs camarades en classe) ;
– initiative (laisser des initiatives collectives au groupe d’élèves du module pour qu’ils se sentent autorisés à apporter quelque chose).
Ça sonne. Avec Charlotte on se dit : « On s’en reparle. »
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Au coeur des dispositifs d’accrochage scolaire. Continuité et alliances éducatives, recension du livre de Catherine Blaya, Chantal Tièche et Christinat Valérie Angelucci
La fabrique quotidienne du décrochage. Aux portes de la classe, recension du livre de Julien Garric