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N’est pas utopie tout ce qui brille

Toutes les utopies ont une façade «sympa», mais toutes ne le sont pas. Toutes ont un pouvoir de séduction, mais ce pouvoir peut être perverti. Avant d’évoquer une utopie récente, aussi séduisante qu’inquiétante, rappelons-en une autre, ancienne et qui s’est massivement imposée sans se pervertir : la gratuité de l’enseignement. Réalisée dans les pays développés, cette gratuité est encore hors de portée dans les pays pauvres, émergents, ou d’émergence récente. Plus qu’une simple corrélation, un lien de causalité semble établi entre gratuité de l’enseignement, niveau d’instruction d’une population et niveau de développement (à condition de ne pas concevoir le développement sous le seul angle, qui tend à s’imposer aujourd’hui, de la puissance financière).

Pas d’angélisme : dans nos contrées, la gratuité de l’enseignement si elle a bien d’abord procédé d’un concept philosophique et d’un élan éthique, s’est étendue à grande échelle sous la pression d’exigences triviales. Il est banal de le rappeler : lorsque la loi sur l’obligation scolaire de 7 à 13 ans est votée en mars 1882, il s’agit à la fois de former de futurs soldats et de répondre aux besoins croissants de l’industrie en main d’œuvre qualifiée. Et ce n’est qu’en 1933 et pour répondre à des besoins similaires, mais à un niveau devenu plus élevé, que l’enseignement secondaire est devenu à son tour gratuit. En fait, chaque fois qu’une généralisation s’est avérée nécessaire, l’instauration ou l’extension de la gratuité, prise en charge par l’État, en a été le principal vecteur.

De cette utopie devenue principe, l’histoire a fait une « évidence », inhérente à notre culture : qui veut instruire le peuple l’instruit gratuitement. C’est pourquoi le même principe s’est appliqué en France au développement de l’université publique, sous le régime de quasi gratuité que permet un tarif d’accès à la portée du plus grand nombre. Une partie des grandes écoles, en particulier les business schools, ont fait un choix différent, fondé à la fois sur l’idée qu’il est normal de payer lorsqu’on s’apprête à gagner plus tard beaucoup d’argent et sur l’adhésion à un modèle international d’enseignement sélectif et payant.

Et maintenant ?

Après la généralisation de la scolarisation primaire, puis secondaire, une nouvelle étape historique se présente. Pour les sociétés développées, la généralisation de l’enseignement supérieur est le nouvel horizon éducatif. Comme lors des étapes précédentes, ce projet mélange principes humanistes et exigences économiques. Selon toute logique, le même principe de gratuité (ou quasi gratuité) devrait en être le principal vecteur. Cette fois, pourtant, il se heurte à une forte opposition.

À la faveur de la mondialisation, les tenants de l’éducation considérée d’abord comme un marché ont pris le dessus. Et eux ne voient pas du tout au nom de quoi l’enseignement supérieur devrait être gratuit ! Ce qu’ils voudraient généraliser, même hors de l’enseignement commercial, est le modèle des business schools et de la concurrence : les «meilleures» écoles étant, dans une logique de marque, les plus chères. Ce modèle sélectif payant revendique hautement son «excellence», quitte à s’en approprier le monopole. Ses tenants semblent vouloir transmettre à l’opinion mondiale l’idée qu’ils incarnent l’avenir, la relève face aux vieux systèmes étatiques bureaucratisés.

À l’objection sur le tri social qu’elles pratiquent, les institutions concernées répondent qu’elles octroient des bourses ou des exonérations aux étudiants de famille modeste, ce qui est généralement vrai : dans un système taillé sur mesure pour la caste possédante, on admet à titre dérogatoire une minorité de «méritants», qui ont intérêt à adopter les valeurs des dominants et à ne pas oublier qui les a repêchés.

Une dichotomie se creuse ainsi au niveau international. Gratuits : les grands machins sous-financés et réputés ringards. Payants : les établissements de prestige où se prépare l’élite de demain. Mieux, il arrive même que cette authentique régression se pare des atours de l’utopie radicale. L’exemple le plus frappant de ce coup de force idéologique est donné par une initiative californienne, en cours d’essaimage au niveau international et notamment en France : la Singularity University (SU). Avant d’expliciter son nom, commençons par indiquer son tarif : 30 à 40 000 euros l’inscription annuelle, d’autres prestations, courtes, étant proposées à des prix encore plus prohibitifs. Le projet se présente comme «révolutionnaire». De fait, cette université-là, qui veut former des dirigeants aptes à résoudre les problèmes de la planète, a plutôt l’air d’une contre-université et cumule, aux antipodes des règles académiques, des caractéristiques étonnantes. A l’image de son logo : un S qui imite celui de Superman…

Singularité et transhumanisme

Le concept de «singularité» vient des penseurs du «transhumanisme» : une théorie aux accents messianiques, made in Silicon Valley, selon laquelle l’humanité s’approche d’une phase où le développement exponentiel de l’intelligence artificielle va déborder l’intelligence humaine et faire sauter tous les cadres anciens, jusqu’à provoquer une fusion de l’humain et de la machine. Cette phase verrait s’installer le règne de l’humain «augmenté» dont, par exemple, le cerveau serait directement connecté au web. Si la présentation s’arrêtait là, on pourrait conclure à une pure spéculation sociétale cultivée par des «allumés» californiens…

Mais le sourire en coin se bloque lorsqu’on sait que la théorie de la singularité est notamment portée par Ray Kurzweil, informaticien aujourd’hui directeur de l’ingéniérie de Google, entreprise qui n’a rien d’une rêverie innocente. Ray Kurzweil est cofondateur de la SU avec Peter Diamandis, lui-même créateur de la fondation Xprize, dont l’objet est de promouvoir des inventions aptes à changer le monde. Les responsables de la SU ne cessent de préciser que si Kurzweil se revendique transhumaniste, l’université, elle, ne l’est pas. Bref, il n’y a pas d’obligation d’allégeance.

L’institution a son siège à Moutain View, dans la même localité que Google, qui la finance à hauteur de 1,5 millions de dollars. D’autres sponsors ou partenaires sont Nokia, Genentech, Linkedin, et le géant du conseil Deloitte. Pas vraiment des hurluberlus. La SU est encore une petite structure, à but non-lucratif sur le modèle des fondations. Chaque promotion, composée sur le principe de l’hyper sélection, ne dépasse pas 80 personnes. Ses responsables prennent toujours le soin d’indiquer qu’ils accueillent gratuitement, parmi leurs étudiants, des jeunes gens d’origine modeste venus du monde entier, du moment qu’ils sont à fort potentiel. La SU fonctionne aussi comme un cabinet de chasseurs de têtes et cherche à repérer « les leaders de demain ». Elle est aussi un incubateur de start-ups, un conseil en capital-risque, un think tank. Elle se positionne résolument du côté de la «disruption», c’est à dire du bousculement des valeurs et des hiérarchies établies… sauf apparemment celles établies par l’argent.

Partenariats en France

«L’ambassadeur» de la SU en France est un personnage particulièrement brillant : Zak Allal, 27 ans, diplômé de Harvard et d’Oxford, médecin, entrepreneur et pianiste de haut niveau, qui enseigne la médecine et les neurosciences. L’AFP indiquait en juillet 2015 que la SU allait, d’après Zak Allal, ouvrir «d’ici la fin de l’année à Paris une annexe physique» et qu’elle aurait «un très grand partenaire français». Depuis 2014, de premiers liens ont été noués avec l’ESSEC, l’école d’informatique Epitech et l’École de guerre économique. Les opportunités d’affaires qui peuvent surgir de ce cénacle ne sont en effet pas négligeables.

Décrire le projet Singularity, même d’un point de vue critique, c’est forcément naviguer entre angoisse et admiration… D’autant que ce genre d’entreprise a la finesse – vieille tactique de pouvoir et prévention anti-bureaucratique – d’intégrer des éléments de sa propre contestation possible. Une ancienne élève française explique ainsi dans un article de presse qu’elle a monté une ONG au Chili et insiste sur le fait qu’elle a aussi «suivi des cours d’éthique».

L’anarcho-capitalisme, comme certains définissent cette mouvance, a une réelle puissance de séduction. Il n’empêche que l’université de la Singularité, et le courant d’idées qui la porte, ne peuvent cacher que leur moteur est le culte jubilatoire d’un pouvoir dont ils souhaiteraient qu’il soit légitimé par l’intelligence. Une intelligence dont ils seraient les arbitres et les sélectionneurs. Construire une oligarchie éclairée avec le soutien intéressé de l’oligarchie tout court, tel est le projet, où l’on retrouve l’éternelle histoire de ceux qui veulent se la jouer «maîtres du monde». Avec une toile de fond que Jean-Claude Guillebaud associe pour sa part à «l’aile droite du libéralisme américain». L’université de la singularité a beau être un lieu où gravitent des personnes incontestablement «passionnantes», la fusion de l’élitisme extrême, de la démesure scientiste et de la finance illimitée est une utopie inquiétante.

Luc Cédelle
Journaliste