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Écrire et jouer pour raccrocher

Mai 2016. Tous les élèves de 1re sont installés dans la salle 47 du rez-de-chaussée. Activité du jour ? S’entraîner pour l’oral de français. Les binômes sont constitués, le temps de préparation est passé, la phase d’interrogation va commencer. Même face à un camarade, l’oral de français reste un exercice difficile, de confrontation à l’autre et à soi-même. Tous jouent le jeu et, lorsque je passe dans les rangs pour écouter les échanges, j’entends un élève-examinateur qui conseille son candidat : «Souviens-toi de ce que disait David. Le regard…Le regard !», accompagnant la remarque d’un geste de la main, un crochet formé par l’index et le majeur dirigé vers les yeux. Le David en question, ce n’est pas un prof c’est David Arribe, comédien et partenaire de «Et crie-moi demain !», projet initié cette année par l’auteur de théâtre et metteur en scène, Hugo Paviot.

Retour en arrière

jean_vilar.jpgNous sommes au mois de décembre. Trente-cinq élèves forment un cercle, assis en tailleur sur l’immense scène du théâtre Jean Vilar à Vitry qui nous accueille pour une semaine. Parmi eux, deux enseignantes du Microlycée. Debout, au milieu, Hugo et David.

«Voilà, nous sommes réunis sur cette belle scène pour passer une semaine ensemble. Le projet Et crie-moi demain ! vous le connaissez, on vous l’a déjà présenté mais je réexplique. Il s’agit pour vous d’écrire une lettre, un petit texte, à un aïeul, un grand-père, un ancêtre, qui existe ou pas, peu importe, et d’exprimer, dans cette lettre, vos ressentis par rapport aux conflits historiques vécus par cet aïeul. À la fin de la semaine, ces textes seront mis en voix sur cette même scène, devant les personnes âgées qui auront pour mission de vous répondre.» Les regards, sceptiques, se posent sur Hugo. Pourtant, les élèves ont été préparés. Pendant plusieurs semaines, nous avons étudié, en cours de français, des extraits théâtraux portant sur ce sujet. Nous en avons décortiqué les enjeux et analysé l’écriture. Mais dans ce lieu hors du temps, nous sommes loin de la salle de classe et je sens déjà qu’il ne sera pas si simple de créer le lien entre ces deux univers.

Pour mettre les jeunes à l’aise, l’auteur a demandé que les profs se prêtent à l’exercice. Begoña, enseignante d’espagnol, et moi partageons avec eux l’histoire d’un ancêtre. La confiance est là. Cela peut commencer. Surgissent les tables, les chaises, les feuilles, les stylos et la frénésie s’empare de chacun.

Ce jour-là, déjà, nous savons que quelque chose est gagné. Au terme de la journée, David a posé sa voix de comédien sur les mots de tous. L’émotion est palpable. Presque trop. Nous sommes sidérés par la beauté de ces textes, diamants bruts, dont la puissance est prête à éclore, mais fragiles. Le lendemain, nous annonçons la décision prise la veille. Les textes resteront anonymes et personne ne lira sa propre lettre. C’est la garantie que l’écrit s’éloigne de l’intime et touche à l’universel.

À chacun son rythme

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Ivan est un grand jeune homme, au visage rond et dont le regard, enserré par de petites lunettes, est souvent inquiet et fuyant. Son rapport à l’écrit est complexe. Il «bloque », dit-il, il n’arrive pas à répondre à la norme, il faut toujours qu’il sorte du sujet. Les débuts sont difficiles entre lui et moi, on sent qu’il se force à venir, qu’il a toujours peur de dire une bêtise, d’être «à côté». Comme la majorité des élèves, il est au rendez-vous pour la semaine théâtrale.

Le premier jour, Ivan est mal à l’aise. Il a le sentiment encore une fois d’être «à côté». Pourtant, lorsque David Arribe lit son texte devant tout le monde, les réactions sont enthousiastes. Sa lettre est décalée, elle n’en est pas moins une proposition possible, Hugo le rassure pleinement et l’encourage. Les jours qui suivent, Ivan se détend progressivement. Il revoit son texte, le corrige sereinement, le nuance, fait quelques ajouts. Il travaille avec sérieux la lecture orale de la lettre d’un camarade. Nous nous mettons à discuter, je découvre ses goûts, littéraires et musicaux. Je l’observe, repère les petites choses qui le mettent à l’aise, celles qui, au contraire, le raidissent. Dans un petit carnet, j’écris en vrac des observations sur chacun, sans vraiment savoir à quoi elles me serviront.

Ivan, le jour J, est bien ancré et sa voix, grave et tendre, s’envole jusqu’aux derniers rangs. Le sourire, ce soir-là, ne le lâche plus.

Du projet au baccalauréat

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La semaine suivante, c’est le bac blanc. Ce calendrier n’est pas le fruit du hasard. L’expérimentation du projet 1ère, nous l’avions débutée l’année précédente avec l’idée d’une semaine pleine de création comme temps fort. Mais nous avions commis l’erreur de la placer au mois d’avril, juste après les TPE et le bac blanc. Les élèves étaient épuisés. En décembre, le moment nous a paru bien plus adéquat pour créer une cohésion entre l’ensemble des élèves de 1re, et faire de ce moment partagé un moteur susceptible de lever les angoisses liées au premier bac blanc.

Ivan, quelques jours après son expérience sur scène, se retrouve devant une feuille blanche avec un sujet très scolaire à traiter. S’il a retrouvé un peu de confiance, cela ne suffit pas. Il est en panique. Nous discutons. Je l’engage à choisir le sujet d’invention. Mes observations m’ont permis de repérer son goût des mots et l’aisance de son style. Je sais que l’écriture d’invention lui conviendra mieux que le commentaire composé. Les angoisses se dissipent. Ivan écrit. Il se confronte. En soi, c’est déjà une victoire. Une victoire partagée par l’ensemble des élèves de 1re. Quasiment tous sont présents à ce premier bac blanc et rendent une copie.

Faut-il y voir une conséquence de la belle semaine vécue en amont ? Difficile, comme toujours, de tirer ces conclusions-là. Comment évaluer l’impact d’un projet ? Toujours est-il qu’Ivan, les mois passant, commence à comprendre que rentrer dans la norme, ce n’est pas se soumettre et que l’on peut aussi y trouver une forme de liberté. Le dialogue entre nous avance et me permet de l’accompagner de manière de plus en plus efficace dans l’écriture. Le jour du bac, il choisit le sujet d’invention. Il aura 9/20. Légère déception, et pourtant une belle avancée pour ce jeune qui, en début d’année, n’écrivait pas.

À chacun son défi

Pour Laurence, l’horreur, c’est l’oral. Le soir de la représentation, elle porte la lourde responsabilité de lire la lettre de Dimitri, un poème terrible et sensible. Face aux spectateurs, ce 11 décembre, petit bout de femme tremblant devant le pupitre, elle dit ces vers. Et sa voix peu à peu gagne en puissance, malgré la fêlure qui l’habite. Elle s’est dépassée. Pourtant, les mois qui suivent sont encore difficiles. Présenter un texte à l’oral la fait toujours trembler. On la sent au bord des larmes. Au bord tout court, prête à renoncer. Quelques temps d’ailleurs, elle renonce. Raccrocher aux savoirs et à l’école donne souvent l’illusion que les problèmes se sont envolés. Mais ils sont encore là, bien planqués dans le vestiaire et l’armoire, un jour ou l’autre, explose sous le poids.

Laurence donc fait partie de ceux dont on ne sait pas si on les conduira jusqu’au bout. Elle finit par s’entraîner à l’oral. Tremblante toujours mais les jours qui précèdent le bac, elle est là. Et je m’appuie sur l’expérience théâtrale qu’elle a vécue pour qu’elle parvienne à mobiliser tout ce qui avait fonctionné ce jour-là. Nous décalons l’enjeu. il s’agit, dans l’exercice scolaire, de glisser des compétences acquises dans un autre cadre. C’est elle qui me rappelle les conseils de David, elle encore qui les met en application. Le jour J, l’angoisse est à peine visible. Elle a totalement disparu lorsque Laurence, radieuse, sort de l’oral et raconte comment ça s’est passé. Elle n’a pas eu peur. Elle a joué le jeu.

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Se découvrir

Avril 2016. Mercredi matin. Dans l’amphi, l’installation des uns et des autres fait du vacarme. Beaucoup sont en retard malgré l’importance de l’événement. D’autres, absents. Il faut faire avec ces frustrations, au Microlycée, Ce jour-là, des comédiens viennent lire les réponses aux lettres. Entre janvier et mars, Hugo Paviot a mené des ateliers d’écriture dans des foyers de personnes âgées et les cris de nos élèves ont rencontré un écho. Dans l’intervalle, ils ont retrouvé les enjeux scolaires et, pour certains, les difficultés sont revenues.

La lumière s’éteint. Les mots répondent aux bouteilles lancées à la mer. Le silence est dense, chargé d’émotion. Nous ne parlerons pas, ce jour-là, des impressions de chacun. Le moment est trop intense. Mais les semaines suivantes, nous y reviendrons et je mesurerai l’impact de cette lecture pour certains. Julien a une forte tendance à l’autodénigrement. Il a beau produire des écrits fluides et posséder une belle finesse littéraire, son manque de confiance le mine et l’empêche de réussir. Sa réponse, il la relit sans cesse, surtout la phrase qui évoque la sensibilité de ses mots. « Il dit que je suis sensible… Sensible, tu te rends compte ? » lance-t-il à Sarah, avec qui il s’est lié lors de la semaine de création.

Une pédagogie du détour culturel

Ce que l’on appelle « la pédagogie du détour », nous la pratiquons depuis plusieurs années, au Microlycée, convaincus qu’apprendre autrement et, en particulier par un biais culturel, permet de revenir aux apprentissages et de lever en partie des blocages scolaires. Mais comment faire du projet artistique un enjeu scolaire sans pour autant le vider de son sens créatif ?

Outre les va et vient entre les compétences développées lors de cette semaine théâtrale et les pré-requis demandés en français pour les épreuves du baccalauréat, nous nous sommes dits qu’il fallait valoriser ce travail d’écriture et de mise en voix à sa juste valeur et l’intégrer au descriptif de textes et d’activités que les élèves présentent pour l’oral. Par ailleurs, Hugo Paviot est venu à plusieurs reprises en classe pour échanger autour de ses œuvres et notamment parler de sa pièce la Mante, dont un extrait a été intégré à la liste de bac.

Ces rencontres se sont avérées très riches. Les discussions autour de l’écriture et des enjeux théâtraux se sont enflammées dès qu’il a été question des personnages et de ce qu’ils traversaient. Pour les élèves, confronter leur lecture et leurs interprétations littéraires à un auteur qui sait les écouter avec attention fait partie de ces expériences intellectuelles qui les nourrissent et les encouragent à pousser plus loin la réflexion, car leur parole, d’un seul coup, revêt une importance nouvelle. Ces allers retours constants entre le projet et le travail en classe les ont donc amené à considérer «Et crie-moi demain !» comme faisant partie intégrante de l’année de 1re.

Dans le bilan réalisé en juin, certains disent avoir trouvé le temps un peu long ou regrettent de n’avoir pas pratiqué suffisamment le théâtre. D’autres estiment que le projet «leur a permis de changer d’air, de découvrir de nouvelles choses, de renforcer l’esprit de groupe» et surtout «de se découvrir personnellement et de se trouver des points forts». Un pari réussi ?
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L’aventure n’est pas finie, elle se poursuit ce mois-ci. Jeunes et seniors vont se rencontrer et écrire ensemble une lettre à un enfant du futur. Le 23 novembre, tous retrouveront la scène du théâtre Jean Vilar pour présenter un montage de ces trois âges de l’écriture. Près d’une centaine de personnages au plateau ! C’est une nouvelle étape. Exaltante et inquiétante car tout reste à jouer. Au Microlycée, rien n’est jamais gagné. Ce jour-là, et en juin pour le bac, seront-ils au rendez-vous?
Florence Lhomme
Enseignante de français