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Ce qui fait la force de l’école en Chine

On parle beaucoup de l’évolution des systèmes éducatifs de cette partie de l’Asie : Chine, Corée, Singapour, en tête dans les classements internationaux. Ces classements sont-ils fiables, selon vous et pourquoi y a-t-il un classement spécifique pour Shanghaï sans qu’on ne sache rien du reste de la Chine ?

Les démarches de conception, de passation, de recueil et de traitement des données des épreuves ont été définies de façon très précise et très transparente par des experts très compétents. Elles sont certainement appliquées de façon stricte là où c’est possible. Mais, même avec la meilleure volonté, est-ce possible et rendu possible partout ? Il est légitime de se poser des questions dans des pays où existent des zones rurales difficilement accessibles, comme c’est le cas, par exemple, au Vietnam où vivent en autarcie de nombreuses ethnies dans les montagnes. On se doute que le coût financier et humain des opérations d’évaluation dans de telles zones doit être élevé et que les Autorités nationales ne sont peut-être pas prêtes à y consentir.

C’est une des raisons susceptibles d’expliquer pourquoi un pays aussi vaste que la Chine s’est contenté, actuellement du moins, de mener les opérations d’évaluation sur les trois grandes cités côtières (Shangaï, Hong Kong et Taïwan[[Taiwan étant, on le sait, une province chinoise qui a son propre gouvernement, indépendant de la République populaire de Chine.]]), c’est-à-dire là où c’était le plus aisé. Il est sans doute également vrai que ces grandes villes sont susceptibles de donner une meilleure image des performances (ce à quoi les Autorités chinoises sont particulièrement sensibles), puisque l’on constate dans la plupart des pays des performances plus élevées dans les zones urbaines. Les grandes villes asiatiques posent cependant une question délicate : qu’en est-il des enfants issus de l’immigration rurale (ou étrangère) mais vivant dans ces villes ? Sont-ils intégrés dans les échantillons ? Or, on sait qu’il s’agit là d’une population importante et le plus souvent marginalisée, voire rejetée par les établissements scolaires.

De cette brève discussion, nous dégageons trois aspects importants pour les réflexions futures :

  1. les zones rurales continentales chinoises auraient-elles aux épreuves PISA des performances supérieures à celles, très faibles, obtenues en 2012 par la Thaïlande, la Malaisie et l’Indonésie (pays à fortes majorités rurales et multilinguistiques) et, dans l’affirmative, quelles en seraient les raisons ?
  2. quel est le sort réservé aux enfants de l’immigration rurale (et étrangère aussi) vivant dans la marginalité dans les grandes villes urbaines (phénomène que l’on connaît et connaîtra de plus en plus aussi en Europe avec l’afflux des réfugiés) ?
  3. quels que soient les biais éventuels de sélection que nous venons d’évoquer, ne faut-il pas accorder une grande attention aux raisons des performances élevées obtenues par certains pays ou certaines régions d’Asie, puisque nos pays sont comme eux très urbanisés ?

Qu’est-ce qui fait la force, selon vous, de ces systèmes ?

Comme le montre très bien le dossier sur l’Asie de la Revue internationale d’éducation, le point commun entre ces pays et régions aux très bonnes performances, malgré leurs différences politiques, réside dans la force des valeurs du confucianisme qui sont partagées par tous ces pays (même par Singapour avec une population majoritairement de culture sinoise) et qui, malgré les tensions entre traditionalisme et modernisme, se sont conjuguées en vue de faire réussir sur le plan scolaire les enfants et concourir au développement économique de leur pays : l’intérêt local et global se rejoignent.

L’analyse des dictons opérée par Lê Huu Khoa dans le dossier révèle bien les valeurs ancrées dans culture populaire et qui se conjuguent à cette double fin. Remarquons avec lui que le dicton « le maître est supérieur au père » parle de maître et non d’enseignant ou de professeur ou de formateur ou d’instructeur ou d’éducateur ; parler de maître suppose avant même l’acte d’apprendre le respect envers lui ; le maître vient d’ailleurs hiérarchiquement en tête du classement social, avant les artisans puis les commerçants ; même à l’ère des technologies, « sans maître, tu ne réussiras pas », dit un autre dicton qui signifie, selon Lê Huu Khoa, que le maître est non seulement source de savoir, mais déclenche le désir d’apprendre et accompagne ses élèves (disciples) de la réussite scolaire au succès professionnel jusqu’à la promotion économique.

La fonction du maitre est donc importante ; c’est pourquoi elle mérite respect et reconnaissance de la part des élèves et les parents. Et si le maître dans l’établissement scolaire ne joue pas suffisamment bien son rôle, ils iront chercher un autre maître dans « l’éducation de l’ombre », comme la dénomme très bien Mark Bray dans le dossier. Pour mieux percevoir l’impact de ces valeurs confucéennes, il serait intéressant d’examiner d’autres cultures asiatiques : la culture sous influence indienne (Inde, Cambodge, Laos, Thailande) ; la culture sous l’influence de l’Islam (Indonésie, Malaisie, Pakistan) ; la culture sous influence chrétienne (Philippines). Nous n’avons cependant pas assez de données pour la comparaison. Tout au plus avons-nous les résultats PISA 2012 pour la Thaïlande, la Malaisie et l’Indonésie, dont nous savons qu’ils sont très décevants et mériteraient une étude plus approfondie, d’autant plus qu’outre la culture différente se greffent d’autres différences, notamment de développement économique et de stabilité politique et éducative, à ne pas négliger.
Vous soulignez à la fois le poids culturel du passé dans ces pays, mais en même temps la vivacité des débats en cours sur les évolutions souhaitables ou non.

Pouvez-vous nous en dire plus ?

S’il est vrai que les valeurs confucéennes, partagées par les pays les plus performants, se conjuguent pour satisfaire les besoins individuels et de développement économique du pays, cela ne veut pas dire que ces pays ne vivent pas des tensions plus ou moins fortes. Particulièrement dans les campagnes, le traditionalisme reste très fort ; dans les villes, les mirages économiques et les ouvertures technologiques pourraient petit à petit dévoyer les valeurs traditionnelles. Ceci méritera une attention dans les années à venir.

Cette tension entre traditionalisme et modernisme s’associe à une autre tension entre décentralisation et centralisation : plus traditionnelles, les zones rurales se sentent souvent mal à l’aise avec les prescriptions venues des autorités centrales et revendiquent une plus grande autonomie ; l’État au contraire tend à vouloir garder le contrôle sur les différentes régions, tout particulièrement là où le multilinguisme est susceptible de créer des scissions, et à promouvoir une politique orientée vers le développement économique dont les grandes villes (le plus souvent côtières) sont le moteur, comme le révèlent les taux élevés d’immigration rurale. Il se développe donc dans les grandes villes un prolétariat marginalisé qui risque de se soulever (autre phénomène qui méritera d’être observé et analysé) et, en même temps, les zones rurales s’appauvrissent en ressources humaines et ne survivent souvent que grâce au soutien financier des enfants partis à la ville. Comment les autorités politiques et éducatives feront face à cette double tension qui s’accentuera sans doute au fil des ans ?

Peut-on, doit-on tirer des enseignements en France de l’étude de ces systèmes ? Pour des partisans d’une soi-disant « école à l’ancienne », les pays asiatiques nous montreraient la voix à suivre : retour à la tradition, autoritarisme, compétition et sélectivité. Qu’en pensez-vous ?

Il me semble que la réponse à cette question est à rechercher dans la façon dont ces pays asiatiques ont construit leur succès, tant sur le plan éducatif qu’économique. Ils ont tous été colonisés, parfois plusieurs fois, et connaissent très bien les systèmes occidentaux. Ils s’en sont d’ailleurs inspirés, mais sans jamais les copier quand ils ont pu s’en libérer (contrairement à certains pays africains, par exemple). Ils n’ont jamais, jusqu’à présent, oublié les valeurs qui fondent leur culture.

Pour des pays occidentaux comme la France, l’enjeu actuel n’est donc pas de copier les pays asiatiques performants, mais de conjuguer les valeurs de leur culture traditionnelle et les besoins liés au développement économique dans un contexte de mondialisation. Les pays scandinaves l’ont bien compris : ils n’ont pas renoncé à leur culture et à leur éthique protestante ; au contraire, ils s’appuient sur celle-ci pour leur développement économique. Le dossier montre très bien que leurs performances élevées en lecture s’enracinent sur le besoin précoce de lire librement la bible.

Contrairement aux pays asiatiques performants où la figure du maître est dominante, ces pays voient dans l’autonomie individuelle une dimension importante, au point d’avoir supprimé, comme en Finlande, l’inspection en faveur d’une autogestion collective ; au point aussi, d’avoir remplacé l’évaluation certificative par une évaluation formative et des plans d’apprentissage individualisés pendant toute la durée de l’enseignement obligatoire ; au point encore, d’avoir fixé comme objectif éducatif premier le développement d’une « saine confiance en soi chez tous les élèves ». On est bien loin de l’autoritarisme, de la compétition et de la sélection que l’on observe dans les pays asiatiques confucéens avec certains de ses effets pervers (comme un taux élevé de suicide chez les jeunes).

Si notre raisonnement est bon, la voix à suivre pour le système éducatif français serait de retrouver et de reconnaître les valeurs qui fondent sa culture et qui caractérisent profondément la personnalité des Français. Vu de l’extérieur, il nous semble qu’il y ait actuellement trop d’autoflagellation et pas assez de « saine fierté » de ses valeurs et de la fabuleuse richesse de la France. Sa culture profonde n’est ni celle des pays scandinaves, ni celle des pays germaniques, ni celle des pays anglo-saxons… tous cependant confrontés au même défi du développement économique dans un contexte de globalisation. Retrouver sa culture et s’en servir comme une force, tel est sans doute l’enjeu majeur.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk