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Qu’attend-on de l’éducation au numérique à l’école ?

L’auteur plaide pour une éducation au numérique ambitieuse qui permette aux élèves d’apprendre tout au long de leur vie malgré l’évolution des technologies. Selon lui, seule une réflexion critique permettra de former des citoyens et non seulement des travailleurs.

Qu’attend-on de l’éducation au numérique à l’école ? À cette question, j’ai envie de répondre par une autre question : qu’attend-on de l’école ? En tant qu’observateur de l’Éducation nationale depuis de longues années, j’ai le sentiment que l’école est tiraillée entre deux missions. La première, c’est de former des citoyens « libres, éclairés et indépendants »1. La seconde, c’est de former et orienter des travailleurs en devenir vers leurs futurs débouchés académiques ou professionnels. La tension entre ces deux missions est palpable. Elle est politique, philosophique. On la retrouve dans la composition des programmes, dans la place laissée à l’esprit critique des élèves, à l’enseignement moral et civique, à l’éducation aux médias, et plus généralement au temps démocratique des établissements scolaires.

Qu’attend-on alors de l’éducation au numérique à l’école : des compétences, des savoirs, une culture, une réflexion critique ? Je pense que cela dépend de la finalité que l’on se donne : des citoyens ou des travailleurs ? Si l’on se concentre sur les travailleurs en devenir, l’éducation au numérique pourra se contenter d’une appropriation des compétences numériques estimées indispensables – il existe désormais deux référentiels de compétences : le CRCN (cadre de référence des compétences numériques) en France et le Digcomp (European Digital Competence Framework) à l’échelle européenne.

Les jeunes apprendront donc à utiliser un ordinateur, une tablette. Ils sauront utiliser une suite bureautique et peut-être même faire de la création d’images. Mais ce n’est pas avec ces compétences numériques qu’ils deviendront des citoyens informés et formés à l’histoire des technologies numériques, à sa culture, à ses nombreux enjeux économiques, sociaux, politiques. Ce n’est pas avec ces compétences numériques qu’ils pourront décider collectivement de leur avenir et de la place qu’y prendront les technologies numériques.

Usages et pratiques

On parle très souvent d’usages du numérique dans le monde de l’Éducation nationale. On parle beaucoup moins de pratiques, et quand c’est le cas, c’est souvent comme synonyme d’usages. Pourtant, je pense qu’il faut s’attarder sur leur signification respective. Certains sociologues, comme Josiane Jouët, distinguent bien usage et pratique, « considérant que l’usage est plus restrictif et renvoie à la simple utilisation tandis que la pratique recouvre non seulement l’emploi des techniques, mais également les comportements, les attitudes et les représentations des individus qui se rapportent à l’outil. Par ailleurs, l’usage renverrait à la conduite d’un individu face à un objet, alors que la pratique impliquerait une dimension sociale2 ».

Dans un article issu de son mémoire de master3, Benjamin Menant établit un lien direct entre usage et consommation. Ainsi, on est l’usager d’un objet consommable. Il n’est possible d’user de l’objet que de certaines manières (le fameux mode d’emploi) pensées par le fabricant. À l’inverse, la pratique s’inscrit dans un accomplissement, une progression, à la fois individuelle et collective. La pratique émancipe l’individuation. Il faut réaliser à quel point l’informatique et le numérique sont passés d’une hégémonie des pratiques émancipatrices à une hégémonie des usages consuméristes.

Si l’on revient à notre éducation au numérique, on ressent bien qu’il ne peut pas être suffisant de transmettre des compétences d’usage. Il faut transmettre des compétences de pratique. Dit autrement, l’éducation au numérique ne peut pas se résumer à faire de nous de « bons » consommateurs d’objets numériques. Elle doit nous permettre de développer des pratiques numériques émancipatrices et contributives. Par exemple : créer un blog collaboratif ou une instance Peertube4, monter son propre PC, changer ses logiciels par défaut, etc.

Comprendre la « chose numérique »

L’approche par compétences, même lorsqu’elle intègre les compétences de pratiques évoquées plus haut, me semble encore trop réductrice pour arriver à la mission de l’école : former des citoyens éclairés, qui comprennent la « chose numérique ».

D’abord, il faut rappeler que les compétences numériques fondent comme neige au soleil tant les technologies, les outils, les langages de programmation évoluent rapidement. Il faut donc une éducation au numérique qui organise le transfert systématique des compétences, d’une part, et l’apprentissage tout au long de la vie, d’autre part.

De la même façon, il semble que l’enjeu soit de développer non pas des compétences numériques précises, mais plutôt des métacompétences ou compétences stratégiques. Ces métacompétences permettraient par exemple de comprendre le fonctionnement technique, social, politique des réseaux sociaux en général, plutôt que de se concentrer sur la maitrise d’un réseau social en particulier. Et d’organiser une capacité à apprendre tout au long de la vie, en s’ancrant sur la compétence stratégique acquise.

Des compétences à la culture numérique

Pour moi, l’approche de l’éducation au numérique par le biais de la culture numérique englobe les compétences numériques. Pour schématiser, la culture numérique est théorique et réflexive, et englobe les compétences numériques, qui en constituent la dimension pratique. Les référentiels actuels (CRCN et Digcomp) se concentrent sur les compétences, mais font totalement l’impasse sur la culture numérique.

Pourtant, la culture numérique dépasse la question des compétences. Les compétences visent des usages et des pratiques, elles rendent employable. Le Digcomp ne dit d’ailleurs pas autre chose, puisqu’il précise qu’il donne « un cadre commun pour aider les citoyens et la main-d’œuvre européenne à autoévaluer leurs compétences, à fixer des objectifs d’apprentissage, à identifier les possibilités de formation et à accéder à des opportunités de carrière plus nombreuses et de meilleure qualité ». Mais les compétences ne donnent pas les clés permettant de devenir pleinement citoyen sur les enjeux numériques.

En témoigne l’incroyable difficulté qu’il y a, encore aujourd’hui, à faire émerger des débats de qualité autour des questions de technologies numériques. Les sujets ne manquent pourtant pas : la 5G, la régulation des réseaux sociaux, la généralisation de dispositifs de surveillance, l’impact environnemental du numérique, etc. C’est bien la culture numérique qui donnera aux futurs citoyens les moyens de prendre part à la vie démocratique, aux réflexions et aux luttes.

Pour une réflexion critique

Il me semble qu’une éducation au numérique ambitieuse ne peut faire l’impasse sur une réflexion critique (positive ou négative) du paradigme numérique actuel. Pour paraphraser Bernard Stiegler5, il faut comprendre le numérique, pour pouvoir le critiquer et le transformer.

Cette réflexion critique devrait amener à penser contre soi-même (une compétence transdisciplinaire, en passant), mais aussi à remettre en cause systématiquement un état de fait. Par exemple, je donne chaque année l’exercice à mes étudiants de réfléchir au modèle sociotechnique et économique de Google. Je leur suggère d’abord de se demander si ce modèle est le seul possible pour un moteur de recherche, s’ils y ont déjà réfléchi, et s’ils peuvent proposer des modèles alternatifs.

Pour la plupart des citoyens, le modèle de la publicité sur internet est un état de fait. Les modèles alternatifs restent trop peu envisagés et sont donc forcément peu développés et encouragés. Il en va de même pour les technologies numériques en général. Elles sont un état de fait, une subpolitique comme l’a définie Ulrich Bech, repris par Dominique Boullier6. Pour sortir de cette inéluctabilité et sans déroger aux valeurs non partisanes de l’école, il me semble indispensable d’inscrire une dimension critique dans l’éducation au numérique.

Louis Derrac
Consultant, formateur engagé dans l’éducation au numérique et blogueur. louisderrac.com

 

Notes
  1. Xavier Darcos, alors ministre de l’Éducation nationale, dans cet article paru en 2007 dans Libération : L’école forme-t-elle encore des citoyens ?.
  2. Lire cet article : Analyse des discours sur la notion d’« usage » dans deux revues en sciences de l’information: Doc-SI et BBF.
  3. Distinguer les usages des pratiques numériques, master de l’université Michel de Montaigne, Bordeaux 3.
  4. Logiciel libre de partage de vidéos, voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/PeerTube.
  5. L’écouter dans cette émission sur France culture : « Il ne faut pas rejeter les techniques mais les critiquer et les transformer ».
  6. Visionner cette vidéo très pédagogique : Quelle régulation ? Enjeux sociopolitiques du numérique, ou lire son ouvrage Sociologie du numérique.