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Mon intérêt pour les sciences cognitives, ma pratique raisonnée des neuromythes…

Professeur de lettres-histoire en LP particulièrement attachée à la lutte contre l’échec scolaire depuis 1975, c’est par mon intérêt pour la psychologie que j’ai découvert les sciences cognitives. Dès les années 90 j’ai obtenu de la Directrice du CNFETP de Lyon[[Centre National de Formation de l’Enseignement Technique Privé]] l’autorisation de monter des stages de formation continue  que  nous avions intitulés « Pour mieux comprendre et mieux apprendre avec la psychologie cognitive ». Fabrice Bak y enseignait les théories de l’apprentissage depuis Piaget et nous cherchions à cerner les invariants et les spécificités des pédagogies de la médiation à travers les interventions de spécialistes.

Lors d’un congé pour formation en 2004 j’ai validé une licence de psychologie à l’université Lyon 2, On parlait alors beaucoup des neurones miroirs et j’ai compris à travers cette théorie le bien fondé de la pédagogie de l’imitation pour certains apprentissages. Les mêmes neurones s’activent quand je vois quelqu’un faire, quand j’imagine que je fais ou lorsque je fais vraiment moi-même une certaine action. Cela ouvre forcément des pistes pour les professeurs comme pour les entraîneurs sportifs. Les cours de neurosciences, des lectures et des participations à des colloques ont conforté mon intuition que les enseignants ne pouvaient pas ignorer plus longtemps les apports que les liens entre les sciences « dures » et les sciences humaines nous permettent d’entrevoir.

Des mérites de l’introspection cognitive

Je confesse par ailleurs que la pédagogie des gestes mentaux colore ma pratique depuis une vingtaine d’années. Je n’ignore pas qu’aucune recherche scientifique n’en a pour l’instant validé les fondements. Par contre ce modèle empirique m’a permis de comprendre les difficultés de bien des élèves, d’aider beaucoup d’entre eux à réaliser comment ils apprenaient, à découvrir leurs dispositions naturelles comme de nouvelles façons de faire,  à prendre confiance et à gagner en autonomie par la découverte de l’introspection cognitive. Car il s’agit bien de les amener à prendre conscience de la façon dont ils encodent les connaissances à assimiler et travaillent « dans leur tête » et non d’un mode de perception privilégié. De nombreuses recherches, de Pashler à Kraemer pour ne parler que des plus connues, démontrent qu’on n’apprend pas mieux si on nous parle ou si on nous montre les notions à acquérir, quel que soit notre mode d’évocation favori. Ce n’est pas surprenant mais il s’agit là du profil d’enseignement et non du profil d’apprentissage, du mode de présentation des connaissances, de ce qui se passe à l’extérieur de la « boîte noire ». Antoine de la Garanderie travaillait, lui, sur la création d’images mentales à partir de la réalité, en interne donc, et nous prétendons que la prise de conscience de la façon dont nous faisons vivre les notions dans notre tête, de la forme sous laquelle nous évoquons spontanément, dont nous manipulons mentalement ces évocations, favorise les activités métacognitives dont personne aujourd’hui ne conteste la pertinence. De là à penser que la réactivation des ces évocations mentales pourrait avoir un lien avec l’activation répétée des réseaux neuronaux chère à Steve Masson, il n’y a qu’un pas que nous avons franchi lors d’un stage d’une semaine à Aix-en-Provence l’été dernier avec lui. Il suffit de proposer à n’importe quel auditoire une tâche de mémorisation et de demander ensuite à chacun comment il s’y est pris pour constater que nous recourons tous à des procédures spécifiques. Pour constater aussi à cette occasion que beaucoup, y compris parmi les enseignants, n’y avaient jamais vraiment réfléchi avant, du moment que l’objectif était atteint. Si dans la dimension macro organisationnelle tous les cerveaux fonctionnent globalement de la même façon il ne fait guère de doutes que chaque personne met en œuvre une micro organisation qui lui est propre. Et je suis convaincue que savoir comment on procède pour être attentif, pour mémoriser, pour comprendre, pour abstraire, pour imaginer… fait partie de la formation de base de tout enseignant qui est un professionnel des activités cognitives. En effet, comment guider les élèves pour leur permettre de découvrir les mécanismes par lesquels ils apprennent sans être au clair avec les nôtres ? Ne serait-ce que pour ne pas construire des cours et des évaluations qui favorisent toujours les mêmes. Cette pratique pédagogique n’aurait aucun rapport avec les neurosciences, c’est bien possible, même si j’ai du mal à croire que ce qui touche un même organe et une même fonction peut n’avoir aucun lien. La localisation cérébrale de ces évocations n’est pas avérée, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne puisse pas l’être un jour. Des tablettes sumériennes datant de 3200 ans avant Jésus Christ font mention de l’utilisation de décoctions de feuilles de saule pour traiter fièvres et douleurs alors que le mécanisme d’action de l’acide acétylsalicylique (Aspirine) n’a été mis en évidence qu’en 1971. Les services des grands brûlés qui font intervenir auprès de leurs patients des « coupeurs de feu » ignorent totalement comment cela peut bien fonctionner, ils constatent seulement qu’ils soulagent la douleur et favorisent la cicatrisation. Sans doute saurons-nous un jour pourquoi et comment alors que cela paraît aujourd’hui relever de la pensée magique.

Dans le même ordre d’idées il n’existe peut-être pas de substrat biologique aux « intelligences multiples » mais pouvoir dire aux élèves dont les scores logico-mathématiques et verbaux sont faibles qu’ils ne sont pas pour autant dépourvus de compétences par ailleurs est important. Non l’intelligence n’est pas, ou pas seulement, ce que mesure le test de Binet et Simon ! En ce qui me concerne, j’ai décidé qu’à partir du moment où le modèle sur lequel je m’appuie respecte l’éthique inhérente à ma mission, amène des résultats positifs évaluables et un bien être aux élèves, quand bien même ils seraient imputables à un effet placebo, une illusion fertile ou un « neuromythe bienveillant », il constitue une hypothèse de travail recevable. Le principe « primum non nocere » s’applique aussi en pédagogie, je veille donc à ne jamais enfermer les élèves dans une « catégorie » qui les contraindrait, à ce que mes croyances pédagogiques leur ouvrent au contraire de nouvelles possibilités, à ce que chacun soit reconnu et respecté comme un être unique et éducable. On nous dit souvent que les théories scientifiques sont caricaturées et déformées par les journalistes mais la pédagogie des gestes mentaux est souvent ramenée par ses détracteurs à quelques contre vérités qui la vident de tout son sens et qui en gomment toutes les finesses. Le dialogue serait facilité si les opposants à cette philosophie commençaient par s’y former, ils pourraient alors la critiquer en connaissance de cause et nous éclairer utilement sur ses failles. On condamne souvent ces pratiques au nom de dérives auxquelles elles donneraient lieu mais on ne peut évaluer une pratique à l’aune de ses dérives car toute théorie connaît des dérives.

Depuis longtemps je m’investis dans l’accompagnement d’enfants souffrant de troubles des apprentissages, (dys, TDA, troubles du spectre autistique…) et je m’intéresse beaucoup aux expériences qui démontrent que des jeunes à qui on explique le fonctionnement du cerveau, les causes de leurs difficultés, les mécanismes en jeu, reprennent confiance en eux, progressent et se contrôlent mieux, se remotivent quand ils réalisent que l’entraînement et le travail sur eux les amènent à progresser. Lorsqu’ un enfant souffrant de troubles de l’attention avérés comprend à travers la BD de Jean-Philippe Lachaux pourquoi son esprit est comme un petit sac en plastique dans le vent, quand un enfant intellectuellement précoce découvre dans les pages consacrées par Joseph Stordeur aux circuits calcium et sodium pourquoi il doit faire l’effort de continuer à travailler une notion qu’il a comprise pour la retenir, ils prennent leur formation en charge, restaurent leur image d’eux-mêmes, gagnent en autonomie et en efficacité. Comme je l’explique dans l’article « La guerre des chaudrons et des boiteux », la théorie du chien de garde de Daniel Favre m’a aidée à amener des adolescents à contrôler leur agressivité. L’action vérifiée de la médiation de pleine conscience sur les neurones nous autorise à conseiller cette pratique aux élèves souffrant de troubles de la concentration et d’hyperactivité. Je pourrais citer des dizaines d’exemples de recherches qui ont inspiré mes pratiques et ma posture d’enseignante de terrain sans mettre, je crois, mes élèves en danger.

La carte n’est pas le territoire… mais permet de s’y repérer

J’entends bien les neurosceptiques expliquer que l’IRM fonctionnel est l’objet de tous les fantasmes des neurophiles, qu’en réalité les séduisants hémisphères qui clignotent comme des sapins de Noël ne sont en aucun cas des photographies de cerveaux en action mais des reconstructions incertaines de phénomènes enregistrés sur plusieurs sujets, lissées, filtrées statistiquement… mais peut-on pour autant remettre en cause l’existence des aires cérébrales liées aux activités verbales, motrices, sensorielles ou aux fonctions exécutives ou au repérage dans l’espace ? Peut-on aller jusqu’à affirmer, comme certains le font, que la dyslexie n’existe pas, qu’elle est une construction sociale sans aucun soubassement biologique ? Peut-on nier que l’architecture du cerveau influence les apprentissages et impose des contraintes comme elle offre des ressources ? Il faut se défier de tout applicationnisme hasardeux, de tout réductionnisme simpliste et de toute instrumentalisation périlleuse, nous sommes bien d’accord sur ce point. L’approche neuroscientifique sert la psychologie cognitive qui irrigue les sciences de l’éducation et il ne s’agit que d’une approche qui n’exclut en rien les autres. Les (neuro)sciences cognitives ne se substituent pas aux sciences de l’éducation, elles s’y intègrent. Il ne s’agit pas d’appliquer des recettes arbitrairement déduites de recherches caricaturées et dénaturées mais de s’approprier une culture fournissant un cadre de compréhension générale qui éclaire nos pratiques. La plasticité cérébrale, que personne ne conteste plus, justifie la foi en l’éducabilité que nous prônions sur des fondements éthiques et nous donne des arguments crédibles face à ceux qui la rejettent en arguant le réalisme pragmatique. De même que les recherches menées sur émotion et cognition nous donnent des raisons de plaider pour une école bienveillante et prenant en compte le besoin des élèves de se sentir en sécurité affective pour apprendre. Les théories du recyclage neuronal de la région de la reconnaissance des objets au service de la lecture incitent les enseignants à expliciter la différence entre la perception des objets et celle des lettres, dont l’orientation est capitale, pour prévenir des difficultés d’apprentissage au CP. Les recherches sur l’inhibition nous invitent à entraîner nos élèves à repérer les cas dans lesquels ils vont devoir sortir de l’autoroute pour emprunter un chemin de traverse. Savoir que le dyscalculique n’apprécie pas les quantités, les ordres de grandeur, oriente sur des exercices de remédiation adéquats. Là encore des dizaines d’exemples de recherches qui impactent potentiellement l’enseignement pourraient être cités.

En conclusion s’initier aux mécaniques causales sous-jacentes permet à l’enseignant de s’imprégner de grands principes qui orientent sa pratique. Il ne s’agit ni de plaquer ni d’appliquer aveuglément mais d’affiner l’intuition pédagogique. Corréler l’introspection qualitative subjective et l’observation scientifique quantitative et objective, ce qu’Antoine de la Garanderie appelait déjà en 1987 « le neuronal et le mental »  pourrait ouvrir des pistes que nous ne devons pas négliger. Mais nous ne nous y trompons pas, la carte des neurosciences n’est pas le territoire de l’enseignement. Non la carte n’est pas le territoire mais elle permet de s’y repérer.

Nicole Bouin
PLP Lettres-Histoires