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Le temps de penser ; le temps de la pensée

Pourquoi avoir choisi cette problématique aujourd’hui, lorsque tout le monde, du fait de la pandémie, se retrouve en partie par l’usage du numérique, en situation d’agir dans l’urgence ?
Edwige Chirouter[[Titulaire de la Chaire Unesco/Université de Nantes,« Pratiques de la philosophie avec les enfants, une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale»]] : Il est urgent aujourd’hui de répondre à la nécessité d’offrir aux citoyens ce que Hannah Arendt appelait des « oasis de pensée »[[Hannah Arendt, La vie de l’esprit: la pensée, le vouloir, PUF, 2013.]], c’est- à-dire des temps où – protégés de l’urgence et du zapping quotidien – les participants peuvent se poser et prendre le temps de réfléchir ensemble et sereinement des enjeux du monde et de l’existence. Le parrain de la Chaire Unesco « Pratique de la philosophie avec les enfants » est le philosophe Harmut Rosa dont la spécialité est justement de réfléchir sur les conséquences politiques et psychiques de la transformation de fond de notre rapport au temps dans nos sociétés postmodernes. Cette accélération permanente du temps de nos existences – l’impression que tout va de plus vite et d’être en permanence débordé – nous empêche justement de penser – donnant encore plus de prise aux dogmatismes et fausses informations de toutes sortes.
Voilà pourquoi, cette année, il nous semblait essentiel de choisir cette thématique et de faire de nos rencontres justement une oasis de pensée[[Edwige Chirouter, « Créer des “oasis de pensée” pour former un esprit critique », Libération, 20 octobre 2020.]] pour nos participants ! L’école pourrait-elle suivre cette voie, d’offrir et permettre aux élèves une « oasis de pensée » ?

Michel Tozzi[[Philosophe, membre du Comité de rédaction des Cahiers pédagogiques, https://www.philotozzi.com]] : La thématique de ces rencontres a été choisie à la fin des rencontres de Genève l’année passée. Elle est particulièrement d’actualité, compte tenu que dans cette période de confinement, le temps se ralentit pour certains qui sont confinés, et continue à s’accélérer pour ceux qui continuent à travailler. Ce thème nous semblait porteur, car la vie s’accélère, alors que la réflexion philosophique demande de faire une pause pour se distancier, de prendre du temps pour penser, le temps de la pensée. Cette contradiction doit être élucidée, car elle fait obstacle à la pensée.

Quel sont les ateliers proposés dans ces rencontres ? 
EC : Nos rencontres proposent des modalités très différentes : des conférences, des ateliers, des exercices et tables rondes. Tout le programme est sur notre site.
MT : En ce qui me concerne, je participe d’une part le jeudi matin à 9h30 à une table ronde qui va confronter l’approche herméneutique de François Galichet à mon approche plus conceptualisante, pour montrer qu’elles sont à la fois différentes et complémentaires, en illustrant cette distinction sur la notion de temps. J’anime par ailleurs jeudi soir à 20h une table ronde sur « Les nouvelles pratiques philosophiques en distanciel : intérêt et limites, voire dérives ». Je ferai enfin le vendredi matin à 9h30 une démonstration avec une quinzaine d’élèves de CM2 de l’école La Source à Meudon sur la question : « Le temps passe-t-il toujours à la même vitesse ? ».

Il y aura une variété de mises en situation dans vos ateliers, dont les enfants ne sont pas absents, comme souvent lors des colloques. Comment les intégrez-vous ?
MT : Habituellement, les enfants viennent au colloque et participent eux-mêmes à une discussion à visée philosophique. Cette année, des élèves de CM2 seront dans leur classe, mais l’animateur sera chez lui… Nombre de recherches, en particulier anglo-saxonnes, montrent que ces discussions en « communauté de recherche » développent l’estime de soi, ou la restaurent chez des élèves en difficulté scolaire, parce que les élèves sont considérés comme des « interlocuteurs valables » (Jacques Lévine) ; qu’elles favorisent l’écoute des autres et la cohésion du groupe classe, par l’instauration d’une « éthique discussionnelle » (Jürgen Habermas) ; et que leurs capacités réflexives, en particulier conceptualisantes et argumentatives, se renforcent.

Peut-on philosopher à distance, entre communautés d’enseignants et de chercheurs ? Avec quelles nouvelles opportunités, précautions et quelles dérives ?
EC : C’est forcément une forme dégradée, surtout pour la convivialité, les moments informels qui sont pourtant essentiels à des rencontres ! Mais nous nous plions aux contraintes et nous essayons même d’être créatifs dans cette sombre période.

MT : C’est l’objet de la table ronde du 19 novembre au soir. On voit bien l’intérêt de la visioconférence : sans elle, ce colloque n’aurait pas eu lieu. Certains constatent que la pratique en situation virtuelle permet de se rencontrer avec une économie considérable d’énergie, de temps (pas de temps de déplacement), d’argent, facilite la participation internationale, l’attention des participants. Elle serait pour eux une opportunité de tester de nouvelles façons de faire complémentaires, qui peuvent avoir aussi des avantages à découvrir en les pratiquant sans a priori négatif.
D’autres voient au contraire dans le virtuel une réalité et une perception d’autrui appauvries (un à deux sens maintenus sur cinq !), un déficit de communication, une disparition du corps incarné, d’un lieu commun partagé, de la convivialité de la rencontre, dénient même au virtuel le statut de réalité, et y voient une tentative antipédagogique de modifier la relation entre les enseignants et les élèves, de plus tributaire des aléas techniques de l’outil.
Il est donc utile de déterminer si nous devons promouvoir ou non ces nouvelles pratiques. Si non, pourquoi ? Et si oui, à quelles conditions techniques, pédagogiques et didactiques peuvent-elles être formatrices ?

Prendre le temps de penser, est-ce une urgence éducative et pédagogique ? Qu’est-ce que cela implique pour les enseignants, les éducateurs et les jeunes que nous encadrons ?
EC : Il est essentiel de donner ces temps de pensée dès le plus jeune âge. Nous prônons de commencer la philosophie dès l’école élémentaire. Car développer un esprit critique et forger à la pensée complexe est un exercice difficile et exigeant et qui nécessite justement du temps et de la patience. La seule année de philosophie en Terminale est trop courte. Toutes les recherches internationales ont montré à quelles conditions il était possible de philosopher avec de très jeunes enfants et quels effets positifs cette pratique avait sur les élèves, les enseignants et la classe. Pour ma part, je plaide même pour que toute l’école soit philosophique : les ateliers de philosophie avec les enfants nous donnent le modèle de ce que devrait être l’école au quotidien, une école de la pensée.

MT : Le temps de penser est fondamental pour comprendre un monde complexe, aléatoire, à l’avenir sanitaire, économique, écologique incertain. C’est le rôle de l’école d’introduire à ce monde, de former à un esprit critique développant la curiosité, l’appétit d’apprendre, et face aux fakenews répercutées par les réseaux sociaux, de promouvoir l’exigence rationnelle de sens et le goût de la vérité. C’est ce à quoi s’attachent notamment les nouvelles pratiques philosophiques à l’école et dans la cité, dont notre colloque est une bonne illustration …

Maria-Julia Stonborough Eisinger, que comptent apporter à ces rencontres les porteurs de ces pratiques de l’association ProPhilo de Genève, juste pour donner l’envie d’y participer?
Maria-Julia Stonborough Eisinger : Il y aura des retours d’expérience du spectacle « Les tactiques du tic-tac », par Muriel Imbach (de la compagnie Bocca della Luna de Lausanne) et moi-même. Ce spectacle s’est construit à partir des représentations d’enfants recueillies en classe lors d’ateliers de dialogue philosophiques. Nous ferons le récit de cette aventure créative sur la question du temps.
Il y aura également la présentation par Anouchka Wyss d’une expérience utilisant la plateforme Zoom en parallèle de l’application en ligne de cartographie conceptuelle interactive Mindmeister avec une classe genevoise primaire (10-12 ans), sur trois mois de confinement. Le public sera ensuite invité à vivre l’expérience d’une animation de dialogue philosophique en utilisant cet outil, puis à s’exprimer sur la session vécue, en se concentrant sur la dimension méta-cognitive encouragée par un tel exercice.
Sébastien Charbonnier proposera un magnifique exercice à faire : «Peut-on encore supporter la lenteur ?». On y éprouvera notre cohérence en investiguant, d’un côté, les raisons politiques qui pourraient nous rendre désirable la lenteur, et de l’autre, nos capacités éthiques effectives à accepter la lenteur. Nicolas Violi animera autre exercice, «L’écriture au service de l’oral», dans le cadre duquel une série d’images déclenchera un premier moment d’écriture. Suivront une lecture commune de ces textes et une discussion simple avec pour but la clarification et la découverte de la variété des pensées en présence. Puis viendra un second temps d’écriture individuelle et la création d’un dossier de textes comme outil pour une séquence plus longue.

Propos recueillis par Andreea Capitanescu Benetti


Découvrir le programme des 19èmes rencontres sur les nouvelles pratiques philosophiques.

À lire sur notre site :
Philosopher à l’école, compte-rendu des 18èmes rencontres sur les nouvelles pratiques philosophiques par Andreea Capitanescu Benetti
Quand les élèves philosophent, par Michel Tozzi
Débat interprétatif et discussion à visée philosophique à l’école élémentaire, par Edwige Chirouter

Pour aller plus loin:
Olivier Blond-Rzewuski, Abdennour Bidar et Philippe Meirieu, Pourquoi et comment philosopher avec des enfants ? De la théorie à la pratique en classe, Hatier, 2018.
Edwige Chirouter, Olympe Perrier et Frédéric Lenoir, Il n’y a pas d’âge pour philosopher, L’Initiale, 2018.
Edwige Chirouter, « De la philosophie à l’école à une école philosophique. Redonner de la saveur aux savoirs pour lutter contre les inégalités scolaires », Éducation et socialisation, n°53, septembre 2019.
François Galichet, Philosopher à tout âge. Approche interprétative du philosopher, Vrin Pratiques Philosophiques, 2019.