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De nouveaux équilibres

Les évaluations internationales montrent que l’élève français répugne à rédiger des réponses à des questions ouvertes, à justifier son point de vue et à l’argumenter. Elles montrent aussi que la maitrise de la langue est, plus qu’ailleurs, surdéterminée par l’origine sociale des élèves. La lecture vient en dernier dans les pratiques culturelles des jeunes Français de toutes origines et donc la responsabilité du professeur de français, dans la réussite et plus souvent l’échec des enfants de milieu populaire, est fortement engagée. Tant d’échecs peuvent décourager.

Pas de fatalité

Pourtant rien n’est inéluctable, à deux conditions : d’abord, mieux mesurer les spécificités et les difficultés propres de l’usage du français en milieu scolaire pour les enfants dont les parents n’ont pas fait eux-mêmes des études ; d’autre part, sortir des habitudes pédagogiques et des formes académiques héritées de la tradition universitaire, et d’une époque où l’on se souciait peu de mener une classe d’âge au niveau d’un baccalauréat.

Il faut donc mieux former les enseignants à sortir des fausses évidences.

L’apprentissage scolaire de la langue est une œuvre de longue haleine qui ne suppose pas seulement d’apprendre et de respecter des règles, comme le suggèrent les listes grammaticales interminables du programme de 2008. Il nécessite de rompre avec les pratiques linguistiques spontanées du quotidien, d’établir un nouveau rapport à la langue, plus contrôlé et réfléchi, pour l’instituer en objet de savoir indéfiniment perfectible, quel que soit le point d’où l’on part. Le drame de beaucoup d’élèves est de ne pas distinguer l’usage quotidien de l’usage scolaire, de considérer très tôt qu’ils sont « mauvais en français », que, de ce fait, ils n’aiment pas lire et encore moins écrire, surtout si le correcteur souligne impitoyablement toutes les fautes. Le français enseigné présente la particularité, vertigineuse, d’ouvrir à l’infini de la pensée, d’être également structurant de la personne et de ses relations sociales. Comment s’étonner alors qu’écrire et lire fassent l’objet d’un renoncement radical qui signe définitivement l’échec scolaire et l’infériorité sociale ?

Plus ou moins conscients de cette faillite, quantité d’enseignants à l’école et au collège renoncent à faire écrire autre chose que ce que l’élève peut laborieusement recopier, simplifient la tâche avec des questionnaires à réponses courtes ou des exercices à trous, et réduisent les écrits à la rédaction d’évaluation sur des formes de discours dont ils ne mesurent pas toujours la complexité. D’autres, symétriquement, sous l’impulsion des programmes de 2008 qui ont marginalisé la littérature de jeunesse, donnent à lire des textes patrimoniaux inaccessibles à de nombreux élèves par leur éloignement historique, tant sur le plan de la langue que sur le plan des contextes de référence, dont l’explication sert de prétexte à l’apprentissage d’une multitude de notions savantes, supports d’exercices multiples où se dilue le sens même du texte.

Écriture et expression orale organisée

Le premier acte d’un changement devrait consister à corriger ces dérives décourageantes dans les nouveaux programmes et par une relance de la formation continue des enseignants. Dans quelles directions ?

Premièrement, l’enseignement du français vise l’acquisition de quatre compétences générales que personne ne remet en question : parler, lire, écrire, étudier la langue. Mais ces quatre compétences sont très inégalement traitées. Il est essentiel de rééquilibrer l’activité de la classe au profit de l’écriture et de l’expression orale organisée. Le cours de français ne peut se réduire à une succession de lectures analytiques où l’évidence de la littérature conduirait magiquement à une meilleure maitrise de la langue. L’étude des textes ne peut constituer le principe organisateur unique du français qui relègue l’écrit au devoir bimensuel en classe ou à la maison, obéissant à des règles canoniques pilotées par l’évaluation, le diplôme national du brevet, voire le baccalauréat.

Les élèves devraient consacrer une bonne partie du temps en classe à produire des écrits de toute nature : des écrits de travail, de communication, des impressions de lecture, des rédactions d’articles, des écrits intimes, des jugements, des jeux poétiques, des chansons, des scénarios, des dialogues, des dossiers, des émissions, etc. Des textes informels, d’autres perfectibles et retravaillés progressivement, des notes pour soi, des écrits pour les autres, socialisés dans la classe ou dans l’établissement, qui entrainent des échanges, des jugements, des temporalités diverses : écritures brèves ou de longue durée, personnelles ou collectives en atelier d’écriture. L’ordinateur devenant l’auxiliaire facilitateur pour construire, améliorer, projeter à la classe. Se lancer sans appréhension ni correction excessive et avec spontanéité dans l’écrit devrait être un but majeur du cours de français.

L’oral ne peut non plus se réduire au jeu des questions-réponses avec l’enseignant et doit faire l’objet d’un véritable enseignement incluant la prise de conscience du matériau sonore et des principes gestuels qui l’accompagnent, des effets visés et produits sur le destinataire en fonction des intentions et des situations (discours, exposé, récit, compte rendu).

Deuxièmement, l’étude de la langue devrait privilégier la prise de conscience du fait qu’il s’agit d’un système organisé dont on peut repérer les constituants, les arborescences, les contraintes syntaxiques et lexicales, sans excès de terminologie et en comprenant surtout les critères de classement et les niveaux d’analyse, plutôt à partir des écrits des élèves que des textes étudiés, par manipulation et substitution testant les critères d’acceptabilité. Il faut aussi faire prendre conscience que la langue est en perpétuelle évolution et donc comprendre le fonctionnement des normes et des variations. De ce point de vue, un rééquilibrage est également nécessaire en faveur d’une didactique du lexique qui reste en grande partie à construire.

Le sens et la compréhension d’abord

Troisième direction : rééquilibrer les activités de lecture en faveur de la pratique de lecture intégrale et cursive et réhabiliter la littérature de jeunesse et les écrits à usages sociaux et scolaires à côté des œuvres patrimoniales. Les œuvres devraient être lues non pas comme prétexte à introduire des notions d’analyse littéraire, grammaticale ou stylistique qui finissent par diluer le sens, mais en visant d’abord la compréhension et l’interprétation. Les corpus devraient faire appel à l’espace francophone, aux littératures en langues étrangères, en visant les textes contemporains pour remonter ensuite aux mythes et aux textes fondateurs. Il est essentiel d’intéresser les élèves aux cultures des immigrations et aux divers métissages qui nous traversent. La mise en relation avec les œuvres peintes et le cinéma contribue à construire le sens et à stimuler l’imaginaire.

Il faut enfin redire clairement que l’organisation en séquences est la règle, ce qui n’exclut nullement qu’on consacre des séances spécifiques à des questions de grammaire de la phrase, du texte ou du discours. Le centre de gravité de la séquence change selon le projet à moyen terme (écriture longue, lecture d’une œuvre intégrale, débat d’interprétation). Il faut aussi construire les séquences sur de grandes questions dont le programme pourrait donner un large choix, par exemple : « le pouvoir, force ou malédiction ? » « Les conflits de générations sont-ils inévitables ? » « L’homme est-il un apprenti sorcier avec la nature ? » « Les hommes doivent-ils tous se ressembler ? » « Pourquoi raconter sa vie ? » « Peut-on rire de tout ? Peut-on tout acheter ? », etc. On réorienterait ainsi l’enseignement sur la recherche du sens, en relation avec les préoccupations contemporaines et les grandes questions existentielles, comme l’ont fait les programmes de lycée professionnel. Chaque grande question devrait puiser dans les textes des diverses périodes historiques en relation avec des éléments d’histoire des idées et des sociétés, les images, les supports médiatiques et numériques.

Denis Paget
Professeur de lettres modernes, membre du Conseil supérieur des programmes