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Un Moment à moi pour construire des compétences langagières

Il y a des dispositifs-clés qui jalonnent notre pratique enseignante, et sur lesquels nous savons pouvoir nous appuyer tant leur capacité à servir de nombreux objectifs pédagogiques est intéressante.

Quel que soit le nom qui lui est donné (Mon moment à moi, Seat spot, Mon arbre à moi…), un dispositif marque souvent l’entrée ritualisée dans l’école dehors.

Il y a eu le temps de l’effervescence du départ, s’habiller en fonction de la météo, vérifier son sac à dos, puis le temps de la marche joyeuse, parsemée de discussions, de rires, de chants même parfois, et vient ensuite le temps de l’arrivée sur le lieu de l’école dehors.

Avant, une pause devant le grand châtaignier creux, pour permettre à tout le groupe de se rassembler. La consigne est systématiquement redite : « Nous arrivons sur le lieu de notre école dehors, nous allons y rentrer en marchant en silence afin d’être attentifs à ce que nous voyons, sentons, entendons. » C’est une première phase-contact dans laquelle nous cherchons à éveiller l’attention des élèves à cet extérieur sur lequel vont s’appuyer nos apprentissages.

S’imprimer

En cercle sur le lieu de notre regroupement, c’est maintenant la consigne du « moment à moi » qui est systématiquement redonnée : « Nous allons vivre le “moment à moi”. Pendant ces dix minutes, vous allez vous assoir près de votre arbre, ou un nouveau, muni de votre carnet nature et d’un crayon. Vous pouvez observer, sentir, écouter, pour écrire et dessiner, ou vous reposer. Quand vous m’entendrez chanter, vous joindrez votre voix à la mienne et nous nous regrouperons pour partager nos expériences. Vous pourrez alors lire ce que vous avez écrit ou parler de ce que vous avez vécu. » Un dispositif simple, dont seule la récurrence va pouvoir créer des compétences langagières tant à l’oral qu’à l’écrit.

Des compétences dans la capacité à se connecter à cet environnement qui nous entoure, d’abord. Être capable d’affuter son regard. Au début, il se pose mollement sur le sol, sans le voir. Puis, il s’éclaircit : il voit le tapis de feuilles mortes, les petites bêtes qui s’y déplacent, le bout de bois qui ressemble à un Y. Les autres sens se réveillent également : les oreilles captent le bruit du vent dans la canopée, du ruisseau qui chante au fond de la vallée, de la voiture qui passe, du copain qui bouge. Le nez crée sa palette des odeurs de l’automne. Ai-je froid ? Chaud ? L’écorce sur laquelle s’appuie mon dos est-elle douce ou rugueuse ? Comment je me sens ?

Cette deuxième phase-contact est essentielle, car l’élève y collecte tout ce matériau qui va lui servir d’appui pour s’exprimer à l’oral ou à l’écrit.
A. aurait-elle pu écrire, en tout début de CE1, « mon arbre tout tordu devant moi se dresse », si elle n’avait pas pu prendre le temps d’observer l’arbre devant lequel elle était assise ?

Silence qui raisonne
Vent assourdissant
Et moi, ne sachant que faire

L. (CM1) aurait-elle pu produire son haïku si elle n’avait pas éprouvé le froid hivernal, entendu le vent pendant ces quelques minutes d’inactivité générale ?

Fin d’après-midi
Le soleil danse entre les branches
Je viens avec toi

N. (CM1) n’a-t-il pas eu besoin d’observer ce spectacle pour coconstruire avec la classe cet écrit poétique ?

Cette phase-contact est décrite par Philippe Vaquette (éducateur à l’environnement) comme une phase d’impression nécessaire avant la phase d’expression. Comment demander à l’élève de s’ex-primer sans lui avoir donné la possibilité de s’im-primer ? Pour autant, il ne suffira pas de permettre aux élèves de vivre cette phase d’impression si nous ne construisons pas avec notre expertise d’enseignant la phase d’expression.

S’exprimer

Assis en cercle, le bâton de parole tourne et ouvre pour chacun des élèves un espace et un temps dont il peut se saisir pour prendre la parole et partager son vécu, ou bien dire « je passe ». Ce dispositif permet aux petits parleurs de savoir qu’ils n’auront pas à rentrer dans l’arène pour prendre la parole, elle va leur être donnée. Pour ceux qui ne parlent pas, c’est la compétence d’écoute qui est développée en rendant impossible toute prise de parole dès lors qu’on n’a pas le bâton.

Mais celui qui est le plus à l’écoute pendant ce temps-là c’est l’enseignant ! Quelle capacité de concentration doit-il mobiliser pour être en mesure d’extraire du discours de l’élève tout ce qui peut être valorisable pour créer des compétences langagières !
« Vous avez entendu, J. vient de parler de la canopée : connaissez-vous ce mot ? Que signifie-t-il ? »
« Oh ! B. a décrit dans son texte une écorce rugueuse et humide ! Pour nous, lecteur, à quoi ça nous sert d’entendre ces deux adjectifs ? S’il avait juste parlé d’une écorce, est-ce qu’on aurait pu se créer la même image mentale ? »
« Ah ! R. a commencé sa phase par « savez-vous ». Qu’est-ce que ça change de dire « savez-vous » à la place de « vous savez » ? »

C’est toute la posture de réflexivité sur la langue que nous cherchons à construire lors de ce moment.

Bien sûr, au cours de chaque cercle, on ne va relever qu’une poignée de réussites (environ cinq ou six) pour que ce moment de partage-valorisation ne prenne pas plus d’un quart d’heure. Mais il est impressionnant de constater à quel point les élèves se saisissent de ces valorisations, et j’ai toujours été très touchée quand, lors de la séance suivante, nous entendions certaines d’entre elles réapparaitre dans les productions langagières.

Bien sûr, il faudra en vivre, des moments à moi, pour retrouver le chemin de ses sens. Il faudra en entendre des récits des copains qui témoignent de leur vécu pendant ce moment avant que, doucement, les mots s’incarnent, et se partagent. Mais ainsi, les différences entre les élèves sur la richesse de ce qui est vécu en dehors de l’école ou pas s’amenuisent : tous ont ici accès à une possible expérience de nature, et tous peuvent en dire quelques mots. Tous entendent ce haut-parleur mis sur les expertises de chacun, et tous savent qu’ils peuvent se les approprier.

Nathalie Roux
Conseillère pédagogique dans la circonscription de Florac (Lozère)

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