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Le CFA, c’est mieux que le LP ?

Toutes les réformes engagées depuis la création du baccalauréat professionnel en 1985 ont martelé les mêmes objectifs : faire de l’enseignement professionnel une voie d’excellence en formant des citoyens éclairés et des professionnels compétents. Près de quarante ans plus tard, alors que la mixité recule dans les lycées professionnels et que seule la moitié des diplômés parvient à s’insérer dans les deux ans qui suivent le diplôme, tout reste à faire, semble-­t-il, pour revaloriser cet enseignement professionnel, dont les filières sont empruntées par près d’un tiers des lycéens.

Le lycée professionnel ne fait plus rêver

C’est un fait, le LP (lycée professionnel) n’est plus désirable, ses effectifs déclinent. Ce n’est pas tant lié au contenu des formations qu’au profil des publics accueillis, analyse Prisca Kergoat, directrice du Certop (Centre d’étude et de recherche Travail, organisation, pouvoir.1) Le LP accueille en effet aujourd’hui des publics hétérogènes, ceux qui n’ont pas le niveau pour aller en lycée général ou technologique, mais aussi les élèves allophones tenus d’intégrer le système après un an d’apprentissage du français, les porteurs de handicap qui ne trouvent pas de place dans les structures spécialisées, etc. Les jeunes d’origine maghrébine ou africaine s’y trouvent surreprésentés, alors que les filles, minoritaires, se retrouvent entre elles dans des formations fortement féminisées (coiffure, secrétariat, petite enfance, etc.). Dans ces espaces ségrégués, ces élèves se vivent comme des laissés-pour-compte, des « riens du tout », ils partagent une fragilité dans leur scolarité et face à l’emploi.

D’après Prisca Kergoat, cette disqualification s’est opérée progressivement depuis que les études secondaires sont devenues la norme. Depuis l’avènement du collège unique avec la loi Haby en 1975. Depuis le mot d’ordre de 80 % d’une génération au bac, concomitant de la création du baccalauréat professionnel en 1985. Depuis la suppression du BEP (brevet d’études professionnelles), achevée en 2021. Ces politiques successives ont contribué à reconfigurer les hiérarchies scolaires, et à faire de l’enseignement professionnel sous statut scolaire un espace de relégation. Après guerre, les centres d’apprentissage, ancêtres des LP, avaient l’ambition de faire de la culture ouvrière une culture d’élite. Le projet de formation, soutenu par les réflexions des mouvements ouvriers et des intellectuels, allait bien au-delà des compétences immédiates destinées à s’ajuster au poste de travail, il s’agissait justement de s’extirper de la formation « sur le tas ».

Aujourd’hui, la dynamique est largement inversée. La culture technique autrefois apportée par l’institution scolaire est tendanciellement transférée aux entreprises. Déresponsabilisé en matière de savoir-faire techniques, le LP est incité à se concentrer sur les savoir-être, tandis que la préférence pour l’apprentissage en entreprise essaime. Le postulat est clair : la formation sur le lieu de travail est de nature à stimuler la réussite et à faciliter l’insertion. Est-ce une réalité ?

C’est sans doute le cas pour les étudiants des grandes écoles, de plus en plus nombreux à être apprentis. Mais pour les plus jeunes, orientés dès 14-15 ans vers l’enseignement professionnel, rien n’est moins sûr. Les effectifs d’apprentis dans les formations infrabac et bac stagnent autour de 30 % (contre 70 % d’inscrits en LP). Trouver une place en apprentissage n’est pas facile, surtout pour les filles, très minoritaires et souvent en butte au sexisme des employeurs dès qu’elles s’écartent des normes de genre. Le passé migratoire aussi est discriminant : dont les familles sont originaires d’Europe du Sud, installées depuis longtemps, les jeunes ont plus de facilité à décrocher un contrat d’apprentissage que ceux issus du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne, inscrits dans des réseaux relationnels plus fragiles.

Le marché du travail fait le tri

L’orientation en CFA (centre de formation pour apprentis) ne se joue donc pas uniquement sur la scène scolaire : le marché du travail fait aussi le tri, y compris après l’obtention du contrat d’apprentissage. Car les abandons ne sont pas rares, même si les statistiques affichent plus volontiers les taux d’insertion des diplômés…

Ce qui ressort de l’enquête de Prisca Kergoat, c’est que la confrontation avec le travail n’est pas plébiscitée, ni par les élèves de LP en stage ni par les apprentis. Plus de la moitié expriment un fort sentiment d’injustice, qui se cumule souvent à une orientation peu choisie. Obligés de grandir, tenus de se comporter en travailleurs plus corvéables que responsables, ils évoluent dans un environnement peu encadré par la législation, qui éprouve les corps, par le biais des produits et des poids manipulés, des rythmes à prendre (temps de transport, horaires excessifs, etc.), de situations qui les exposent sans préparation à une proximité physique qui peut heurter (lors des soins à la personne, par exemple).

Ces expériences de désillusion sont marquées d’une violence symbolique qui n’échappe pas à ces jeunes. Leurs témoignages révèlent que l’acculturation aux postures exigées par le travail dépendra beaucoup de l’école, de la relation de confiance avec des enseignants, qui, au-delà de la fonction pédagogique, permet d’amoindrir les injustices éprouvées, tant dans la sphère éducative que dans la sphère productive. Elle dépendra aussi de leur capacité à faire émerger un « nous » indocile.

Laure Endrizzi
Chargée d’études, service Veille et analyses à l’IFE-ENS de Lyon.

 

Notes
  1. Prisca Kergoat, De l’indocilité des jeunesses populaires, La Dispute, 2022.