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S’entraider c’est apprendre

Elles sont cinq à mener ce projet, âgées de 35 à 55 ans, enseignant dans des matières différentes. Véronique Bonjour enseigne depuis trente-quatre ans le français. Elle aime mener des projets artistiques et culturels car, dit-elle, « la notion de projet me tient à cœur ». Isabelle Balandrat est professeure de sciences-physiques, « très engagée dans le développement durable, une véritable militante », qui met en œuvre un club développement durable hors temps de cours, invite un réalisateur et des enfants du Ladakh (Inde) pour rencontrer ses élèves de 6e et 5e. Jeanne Archambault de Beaune enseigne l’anglais en veillant à distiller de l’innovation dans les pratiques. Katia Lepelletier, enseignante en mathématiques, est arrivée il y a deux ans au collège, amenant avec elle une approche par compétences et des usages développés du numérique. Sandra Piac complète le quintet. Professeure de technologie, elle possède l’expérience d’initiatives avec des entreprises.

Le projet est né de coïncidences. Les trois premières protagonistes s’inscrivent à une formation dont le thème leur semble lié au développement durable. Il s’agit en fait d’un stage sur l’économie sociale et solidaire. Les propos tenus font écho à une visite avec des élèves à l’accorderie d’Ambérieu-en-Bugey qui organise des trocs de compétences. Les collégiens s’étaient montrés très intéressés, déçus de ne pouvoir participer à l’initiative du fait qu’ils étaient mineurs. Les enseignantes décident d’explorer ce système d’échange de temps dans un cadre coopératif. Elles songent à « une entraide entre élèves pour progresser » dans leur collège, où beaucoup d’enfants issus de milieux défavorisés ont besoin de soutien scolaire.

Lorsqu’elles présentent leur projet initial devant le comité de pilotage de l’ESPER (l’Économie sociale partenaire de l’école de la République), il est jugé plus lié à la coopération qu’à l’économie. Alors, elles reprennent leur copie, pensent à une entreprise de fabrication de carnets à partir du papier récupéré dans l’établissement et recyclé. Les carnets pourraient être confectionnés pendant les cours de technologie. L’idée s’inspire à la fois d’une expérience antérieure du club développement durable et d’une entreprise sociale et solidaire créé au Lycée Quinet de Bourg-en-Bresse. Un élève bénéficiant de l’entraide scolaire pourra donner à son tour du temps soit pour aider un autre collégien, soit pour participer à l’entreprise.

« En tant que professeure principale de 3e, j’ai vu là à la fois un « parcours citoyen » et un « parcours avenir » en mêlant l’idée d’entraide et le fonctionnement d’une entreprise. On souhaitait travailler dans la préparation de l’après 3e en offrant à chacun une place dans ce projet collectif, pour la réussite de tous, celles des élèves « performants » qui pourront développer leurs talents d’explicitation, et ceux plus en difficultés qui reprendront confiance en osant exprimer leurs difficultés et en les surmontant.  » explique Véronique Bonjour.

Un projet interdisciplinaire

Convaincue que le projet devra être interdisciplinaire, elle recherche avec ses collègues de nouveaux complices pour les aider sur les aspects pédagogie coopérative et entreprise. Le trio devient quintet. Avec l’accord du chef d’établissement, le projet est présenté en juin aux 4e pour appel au volontariat. Le groupe sélectionné est volontairement hétérogène, avec à la fois des collégiens en avance et d’autres en difficulté scolaire, voire en situation de handicap. Ils sont choisis pour leur motivation.
La classe constituée n’est pas composée exclusivement de ces douze volontaires, et l’enjeu sera aussi d’entraîner les seize autres élèves dans la dynamique. Les vacances sont mises à profit pour échanger, peaufiner, réfléchir à tout ce qu’il faut mettre en place, de l’aménagement propice à la pédagogie coopérative en passant par les ponts à poser entre les disciplines impliquées pour qu’émerge une cohérence qui soit visible par les élèves.

L’emploi du temps est organisé afin que la classe et un des enseignants volontaires soient libres entre 13 heures et 14 heures pour organiser l’entraide, et afin que les autres classes disposent d’au moins un créneau hebdomadaire libre sur cette plage horaire pour pouvoir en bénéficier. Une salle est dédiée à l’entraide et aménagée pour la favoriser. En début d’année, le dispositif est présenté aux 6e par les élèves volontaires. Les débuts sont timides mais, petit à petit, le bouche à oreille amène de nouveaux collégiens, et de tous les niveaux, à l’heure de l’entraide.

Les demandes sont diverses mais les mathématiques, le français, la révision de contrôles dominent. Les « grands » font la lecture aux sixièmes : la proposition a notamment séduit une élève récemment arrivée en France pour qui l’écrit reste difficile d’accès. La salle informatique est ouverte le vendredi pour permettre des recherches sur Internet ou des travaux sur ordinateur. Petit à petit aussi, le groupe de volontaires s’étoffe.

Une entreprise sociale et solidaire

Parallèlement, l’entreprise sociale et solidaire voit le jour avec un nom « Pap’aid Compagnie » et un logo, créés par la classe. Pour les différents services tels que le marketing, le secrétariat, la gestion ou la production, les postes ont été attribués après acte de candidature. Pendant le conseil d’administration, où chaque coopérateur possède une voix, l’expérience de la démocratie s’acquiert. « Lors d’une décision concernant l’utilisation d’une subvention, les enseignants ont été mis en minorité. » L’apprentissage de la vie collective se fait progressivement. Rétifs a priori à la création d’une charte de fonctionnement pour les temps d’entraide, les élèves se sont résolus à en créer une pour faire face aux excès de bruits qui rendaient le climat insuffisamment serein pour un travail propice. « Ils se rendent compte petit à petit de la nécessité du cadre. »

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Les cinq enseignantes veillent à mobiliser leurs disciplines mais aussi à mettre en œuvre une pédagogie adaptée pour favoriser l’entraide entre élèves et le fonctionnement de l’entreprise. « Il faut faire en sorte que chaque élève se sente responsable de la tâche qui lui est confiée au moment où elle lui est confiée. » Le travail de groupe est favorisé. Le conseil de classe du 1er trimestre a mis en évidence que la classe était très différente des autres. « C’est pourtant une vraie classe de collège, avec des élèves qui ont eu des avertissements l’an dernier. »

Échos et effets positifs

Le projet reçoit aussi des échos positifs de l’extérieur. Une association qui travaille auprès des adolescents dans le cadre de la politique de la ville a demandé qu’un créneau d’entraide supplémentaire soit ouvert entre 17 et 18 heures. « Cela répond vraiment à un besoin. C’est un espace de liberté avec des petits groupes qui travaillent entre eux et des adultes qui sont là pour répondre aux questions et veiller à la qualité de l’entraide. » Hors de l’initiative, la notion d’entraide se propage. À l’occasion d’une représentation de Des souris et des hommes, de Steinbeck, des groupes sont passés dans les classes qui n’avaient pas étudié le roman pour leur présenter un résumé, afin que tous soient préparés avant le spectacle.

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Pendant l’heure d’entraide

Le quintet ressent aussi les bénéfices de l’expérience, un travail collectif qui donne du regain à leur approche pédagogique en mêlant les compétences des unes et des autres. « Chacune apporte sa sensibilité. On est parties de nos matières, sur un projet qui va au-delà, et il y a une retombée dans nos disciplines. »

Les élèves ressentent cette cohérence et cette complicité construite et consolidée semaine après semaine lors de temps informels. Ils souhaitent que leur expérience perdure, que Pap’aid Compagnie demeure après qu’ils auront quitté le collège. Aujourd’hui, quatorze classes sur trente-neuf sont touchées par le projet. L’idée serait d’essaimer, de commencer dès la 6e et, pourquoi pas, d’englober toutes les classes dans cette initiative où l’entraide est le maître mot. « Le projet montre que l’on peut porter les choses différemment en mettant l’économie sociale et solidaire non pas en dehors des apprentissages mais dans la classe. »

Monique Royer