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Ne pas renoncer à mettre l’élève au centre du système

« On a voulu « mettre l’élève au centre », lui faire « construire son savoir » et du coup, ils n’apprennent plus rien de solide et les inégalités se renforcent ».

La légende voudrait que l’expression « l’élève au centre » soit apparue, dans les années 1980, sous la plume de « pédagogistes » notoires, adeptes de la « non-directivité » et partisans acharnés de « l’enfant-roi » ; reprise dans la loi d’Orientation de 1989 proposée par Lionel Jospin, elle marquerait l’abandon de toute exigence et soumettrait définitivement les enseignants aux caprices d’enfants désormais promus « maîtres du monde ». Hélas – heureusement, plutôt ! –, il n’en est rien.

« C’est [l’enfant] votre plus sûr auxiliaire, votre collaborateur le plus efficace. Faites en sorte qu’il ne subisse pas l’instruction, mais qu’il y prenne une part active et vous aurez résolu le problème. Au lieu d’avoir à le faire avancer malgré lui en le traînant par la main, vous le verrez marcher joyeusement avec vous. »

Ferdinand Buisson, août 1878, devant les instituteurs délégués à l’Exposition universelle de Paris.

L’expression ne figure même pas dans la loi de 1989 (mais dans un rapport annexé) et elle est bien plus ancienne. En effet, la formule « l’école centrée sur l’élève » émane d’un mathématicien allemand, directeur d’École normale, député au Parlement de Prusse, Adolf Diesterweg (1790-1866) et fut reprise en 1892 par Octave Gréard (1828-1904), collaborateur de Jules Ferry, ancien élève de l’École normale supérieure, membre de l’Académie française et promoteur infatigable d’un enseignement culturel exigeant en faveur des filles, jusqu’alors écartées du lycée. Et Jean Zay lui-même, ministre de l’Éducation nationale du Front populaire, assassiné à la fin de la deuxième guerre mondiale par la milice, signera, dans le Journal officiel du 9 octobre 1938, un texte qui se termine par ces mots : « Vers l’élève, centre commun, tous les efforts ne doivent-ils pas converger ? »

Oui, l’enseignement doit aider l’élève à apprendre !

C’est que cette formule n’a rien de scandaleux, bien au contraire. D’abord parce qu’elle évoque « l’élève » et non pas « l’enfant ». « L’élève », ce n’est pas « l’enfant », tel qu’il est parfois représenté dans l’imaginaire collectif : doux, gentil, curieux, spontanément créateur et collaborant amicalement avec tous ses semblables, sous le regard admiratif d’adultes spectateurs. « L’élève », c’est l’enfant confronté à des apprentissages qui lui sont imposés (les programmes) dans un cadre structuré (l’École) obéissant à des principes rigoureux : l’exigence de précision, de justesse et de vérité doit toujours l’emporter sur la loi du plus fort et sur tous les phénomènes d’emprise. « L’élève », c’est celui que l’on « élève »… ou, plus exactement, que l’on aide à s’élever.

Car, là est bien l’un des enjeux majeurs de la pédagogie, là où elle rompt radicalement avec la pensée magique : « l’instruction est obligatoire, mais l’apprentissage ne se décrète pas ». Nul ne peut apprendre à nager à la place de quiconque, pas plus que nul ne peut décider de prendre la parole à la place de quiconque devant un groupe, de se lancer dans l’écriture d’un poème, de s’engager dans la résolution d’un problème de mathématiques ou de partir en forêt, seul, avec une carte et une boussole. Apprendre, comme le notait déjà Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, c’est « faire quelque chose qu’on ne sait pas faire pour apprendre à le faire ». Et apprendre, comme l’expliquent bien Vladimir Jankélévitch ou Michel Serres, c’est « se jeter à l’eau », s’engager, quitter ses certitudes et ses habitudes pour prendre le risque de l’inconnu. Or, voilà justement quelque chose que seul un sujet peut faire. Qu’il est le seul à pouvoir faire, mais qu’il ne peut pas faire seul !

Pas de démission

Tout est là ! Et Rousseau le formulait déjà très bien dans l’Émile : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien » : « tout faire », parce qu’on n’a jamais fini de réunir les conditions qui facilitent chez l’élève l’engagement dans l’apprentissage… « en ne faisant rien », parce qu’on ne peut pas s’engager à sa place ! Aucune démission dans cette démarche ! Tout au contraire ! L’éducateur, le maître, l’enseignant, n’ont jamais fini de mettre en place ce qui va faciliter l’acte d’apprendre. Il leur faut d’abord construire un « espace hors menaces », comme le disait le psychanalyste Jacques Lévine : un espace où l’on peut tâtonner sans craindre de se mettre en danger, s’essayer sans appréhender d’être humilié si l’on ne réussit pas du premier coup, proposer une réponse sans avoir peur d’être définitivement identifié à son erreur si l’on se trompe.

Mais cela ne suffit pas, bien sûr : il faut aussi construire une « situation d’apprentissage », avec une tâche à réaliser et un objectif à atteindre (la tâche, c’est ce que l’on fait et ce qui se voit, l’objectif, c’est ce que l’élève « stabilise dans sa tête » et qui demeure bien au-delà de la réalisation de la tâche) ; il faut que cette situation d’apprentissage soit parfaitement intelligible par toutes et tous, que les consignes en soient explicites et sans ambiguïté, que le système de contraintes et de ressources soit conçu de telle manière que chacun et chacune puisse progresser, en accédant à un savoir qui lui soit, tout à la fois, difficile et accessible, accessible et difficile (c’est-à-dire, comme l’explique le psychologue russe Vygotsky, dans sa « zone proximale de développement »).

Il faut, enfin, que l’adulte reste présent tout au long du processus, pour mettre en place les rituels collectifs qui construisent l’attention et permettent la focalisation sur un objet de travail donné, pour rappeler les étapes nécessaires au bon déroulement de la séquence, pour fournir les explications qui pourraient manquer, et tout cela avec ce regard bienveillant qui donne confiance et courage à la fois. Alain, ce philosophe pourtant peu suspect de sympathies pour une « non-directivité échevelée » disait qu’il y a une manière d’interroger qui tue la bonne réponse ; il y a aussi, a contrario, une manière d’interroger qui facilite l’émergence de la bonne réponse.

Construction du savoir

Et c’est le même Alain qui expliquait dans ses célèbres Propos sur l’éducation : « Les cours magistraux sont temps perdu. Les notes prises ne servent jamais… », prolongeant ainsi la grande tradition républicaine énoncée par Jules Ferry au Congrès pédagogique du 2 avril 1880 : « Les méthodes nouvelles qui ont pris tant de développement, tendent à se répandre et à triompher, explique-t-il : ces méthodes consistent, non plus, à dicter comme un arrêt la règle à l’enfant, mais à la lui faire trouver ; [elles] se proposent avant tout d’exciter et d’éveiller la curiosité de l’enfant, pour en surveiller, en diriger, le développement normal, au lieu de l’emprisonner dans des règles toutes faites auxquelles il n’entend rien. »

Comprenons donc bien que l’expression « l’enfant doit construire son propre savoir » ne signifie en rien « l’enfant construit seul son propre savoir ». Elle signifie que l’apprentissage est un « métabolisme », un processus par lequel ce qui vient de l’extérieur est intériorisé, transformé et participe de ce que les psychologues nomment le « processus de subjectivation ». Pas d’apprentissage sans transformation, sans activité intellectuelle qui modifie et enrichit la personne. Pas d’apprentissage sans ce que l’on nomme aujourd’hui un « conflit sociocognitif » : ce qui vient du dehors entre en interaction avec ce qui existe au dedans (des représentations, des croyances, des stéréotypes, etc.), l’interroge, le déstabilise, le remet en question et l’enrichit tout à la fois, pour que l’élève accède à un niveau supérieur de compréhension et de connaissance.

Les limites du principe d’« intelligibilité suffisante »

En réalité, dire que « l’élève doit construire son savoir », c’est dire, tout simplement que l’élève doit travailler… que « ça doit travailler dans sa tête » ! Et, bien sûr, c’est cela le vrai critère : une pédagogie est efficace quand elle fait travailler vraiment chacun et chacune des élèves. Ce qui n’exclut nullement la pratique de l’exposé (du maître ou d’un autre élève), celle de la lecture (quand elle s’assortit d’un vrai travail sur le texte), de la vision d’un film ou d’une représentation théâtrale (quand cela s’accompagne d’une réflexion), d’un temps de silence, voire de méditation (quand on aide l’élève à fixer son attention) et, évidemment, de moments d’exercices individuels ou collectifs… L’amalgame entre la « construction du savoir par l’élève » et le « bricolage généralisé » est une imposture construite de toutes pièces pour discréditer le travail pédagogique et réduire l’enseignement au « principe d’intelligibilité suffisante ».

En effet, nul ne peut contester qu’enseigner suppose de maîtriser ce que l’on enseigne et, même, que cela nécessite d’explorer et de réinterroger sans cesse ce que l’on sait pour le rendre le plus intelligible possible à autrui. Cette réduction du métier d’enseignant au « principe d’intelligibilité suffisante » s’est, évidemment, toujours heurtée à la résistance de ceux et celles qui n’avaient pas « envie » d’apprendre ou n’en avaient pas acquis les capacités (d’attention, de compréhension). Mais tant que ces résistances étaient considérées comme la part inévitable d’échec et tolérées tant du point de vue social que politique, ce principe était suffisant pour définir le métier d’enseignant et en structurer la formation…

Le postulat d’éducabilité

La modernité éducative inaugurée par le docteur Itard, en 1800, qui veut, contre toute attente, « éduquer » Victor le « sauvage de l’Aveyron » (considéré alors, par tous les experts, comme un « débile de nature ») et par Pestalozzi qui, en 1799, va tenter d’instruire les orphelins de Stans qui, pourtant, le rejettent violemment, va engager un mouvement qui change radicalement la donne.

Cette modernité éducative fait du postulat d’éducabilité le principe pédagogique par excellence et, progressivement, ce projet est relayé tant par les institutions que par tous les citoyens. Sans rien enlever à l’impératif, pour enseigner, de l’intelligibilité des savoirs (qui garde évidemment un pouvoir heuristique essentiel), il remet en question son caractère « suffisant » : il ne suffit plus qu’un savoir soit parfaitement maîtrisé et intelligible par le maître pour qu’il soit transmis. Il faut que le maître construise des situations qui soient, tout à la fois, de plus en plus mobilisatrices pour les élèves – la motivation ne peut plus être, en effet, un préalable à l’enseignement, elle en est un des objectifs –, de plus en plus rigoureuses – avec un ensemble de contraintes et de ressources bien construites –, et de mieux en mieux accompagnées – avec des enseignants qui ne délèguent pas l’essentiel de leur mission, « faire travailler l’élève », aux parents ou aux officines extrascolaires qui spéculent honteusement sur l’angoisse des familles.

Centrer l’enseignement sur l’élève, lui permettre de construire ses savoirs dans des situations élaborées et régulées par les enseignants sont donc des impératifs de la démocratisation de la réussite que tout le monde appelle de ses vœux. Cela est tout le contraire d’une démission : c’est le corollaire de notre légitime et collective ambition. Cela n’est pas contradictoire avec des temps de formalisation individuelle et collective sous l’autorité – les pédagogues, contrairement aux idées reçues, n’ont nullement peur de ce mot ! – de l’enseignant. Cela n’est pas incompatible – tout au contraire – avec un travail exigeant sur des objectifs et des œuvres de haut niveau, pas plus que cela ne doit faire oublier la question de la consolidation des savoirs sur la durée, aujourd’hui largement sacrifiée au profit de la « rentabilité immédiate » à l’examen.

La pédagogie plus que jamais !

Mais, dira-t-on, comment expliquer, alors que, comme le montrent de très nombreuses enquêtes internationales et recherches universitaires, les inégalités se creusent dans le système éducatif français ? Si les « injonctions pédagogiques » de Jules Ferry à Octave Gréard et de Jean Zay à Lionel Jospin ont été mises en œuvre, alors elles ne seraient ni pertinentes, ni efficaces ! Les choses sont un peu plus complexes que cela.

D’abord, évidemment, l’École n’est pas toute-puissante et les phénomènes de ségrégation urbaine et la crise économique, la montée de l’individualisme social et la mise en concurrence des établissements, les effets de la disqualification de l’écrit dans la « société de la com’», les ravages psychiques sur les capacités d’attention des technologies numériques mal maîtrisées, la relativisation et le scepticisme généralisés dans l’ère de la « post-vérité », tout cela érode le « projet scolaire » et vient contrecarrer bien des efforts qui sont faits par ailleurs.

Ensuite, comme l’a très bien montré Antoine Prost, les « injonctions pédagogiques » se sont toujours trouvées en position d’affrontement avec une hiérarchie modélisatrice qui, dans notre système scolaire, amène les enseignants à caler systématiquement leurs pratiques sur celles de leurs collègues qui occupent les places les plus prestigieuses avec les plus hauts salaires : comme ces collègues enseignent à des adolescents ou à de jeunes adultes qui ont trouvé leur panoplie d’élèves au pied de leur berceau, ils peuvent se contenter du « principe d’intelligibilité suffisante » qui lui, fait de gros dégâts avec la masse des élèves de collèges. Par ailleurs, on doit souligner les errances, voire la déshérence, de la formation initiale et continue des professeurs, alors même que les exigences à leur égard ne cessent d’augmenter, et que l’on continue à nommer de très nombreux enseignants débutants dans les établissements les plus difficiles.

Mais tout cela n’exonère pourtant pas complètement les « pédagogues » de leurs responsabilités. Il est possible que l’on ait, de temps en temps, utilisé un jargon inutile ; il est dommage que l’on ait parfois employé en pédagogie un vocabulaire issu du « management » qui a pu laisser entendre que le paradigme de « la société du contrôle » l’emportait sur celui de l’émancipation ; il est vrai que l’insistance sur les méthodes a pu être perçue – à tort ! – comme une manière de sous-estimer les contenus… De même, du côté de l’institution scolaire, les injonctions et instructions sur l’innovation ont, bien souvent, eu du mal à se concrétiser et, malgré de fort belles réalisations – malheureusement insuffisamment valorisées – la « machine école » continue à exiger de ceux qui innovent bien plus que de ceux qui campent dans la routine. Conséquence : l’innovation est suspecte dans le « service public » et l’on commence à voir se développer l’idée qu’elle ne peut se développer qu’à sa marge !

On aurait tort, pourtant, de se décourager. La pédagogie pourra encore subir de fortes attaques de la part de ceux qui ne la connaissent guère et n’y voient que gesticulations inutiles. Elle sera, peut-être même, comme à d’autres moments de son histoire, « repoussée » dans les marges, avec les « élèves en rupture » ou « handicapés ». Mais elle ne mourra pas. Elle continuera même à se développer, dans les « classes ordinaires », avec tous ceux et celles qui croient en l’éducabilité des humains et ne confondent pas l’éducation des élèves et la fabrication de clones standardisés. La pédagogie n’en a jamais rabattu sur les savoirs ni sur la formation de la liberté. Elle a toujours lié les deux dans un combat pour une démocratie à visage humain. Et, de cela, nous en avons, plus que jamais, besoin.

Philippe Meirieu
Professeur émérite des universités en sciences de l’éducation