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Lycée pro : interstices pour la réussite

Avec une maîtrise de lettres en poche, il passe le concours de professeur de lycée professionnel juste avant l’armée. Il effectue son service militaire comme enseignant à l’École de l’air de Salon de Provence, puis est nommé pour son année de stage à Roubaix dans un des deux lycées de France jusque-là nommés « lycée de la dernière chance » et tout juste estampillés « lycée de toutes les chances ». Le grand écart est réel : « J’ai découvert que je ne savais pas enseigner, que les connaissances disciplinaires ne suffisaient pas. » Il s’interroge et apprend son métier. Il est titularisé dans un autre établissement roubaisien, moins difficile, où il reste douze ans.

Il apprend encore, se passionne pour le numérique, devient formateur à mi-temps rattaché à l’inspection. Il a exploré la formation à distance en créant des parcours pour le dispositif P@irformances devenu depuis M@gistère.

Depuis quatre ans, il enseigne à Arcachon, dans un lycée professionnel qui forme notamment aux métiers de la vente et de la restauration. Il apprécie cet univers par sa diversité et la liberté pédagogique qui se niche dans les interstices. « Ce qui caractérise l’enseignement en lycée professionnel, c’est une grande humilité car nous passons après les autres. Nous récupérons des élèves qui ont eu auparavant un enseignement qui n’a pas marché. » Même si l’attente de l’institution et parfois des parents envers l’enseignement général reste identique au reste du système scolaire, il convient pour l’enseignant de changer le rapport à la lecture et à l’écriture pour éviter de reproduire ce qui n’a pas marché en collège. Comment changer la perception pour que le français et l’histoire-géographie deviennent pour les élèves source d’un apprentissage qui réconcilie avec l’école, donne le goût et le plaisir d’apprendre ? L’interrogation se poursuit vers la question du sens, un sens qui se conjugue avec l’utilité.

Entrer par l’utile

À Roubaix, la filière où il enseignait mobilisait peu sa matière. À Arcachon, l’enseignement du français trouve toute sa place dans les sections vente, commerce et restauration. Dans les deux lieux, il utilise numérique et projets pour que ses disciplines ouvrent et rendent l’avenir accessible. Avec les Bac pro restauration, il a travaillé l’argumentation sur la présentation d’une carte à des clients, s’associant à ses collègues de matières professionnelles dans l’idée d’appliquer, de montrer en quoi la maîtrise du français est utile, voire nécessaire. « Il faut sortir de l’esthétique pour se placer dans le projet de l’élève, sortir du dogme de la discipline. »

Il ne dédaigne pas pour autant ce qui pourrait alors être apparenté à l’inutile, lui qui a passé l’agrégation et se délecte de littérature. Il a simplement désappris l’image qu’il se faisait du français pour mieux laisser s’exprimer la poésie que beaucoup d’élèves possèdent sans oser ou savoir l’exprimer. « Il faut mesurer la distance qui nous sépare des jeunes, trouver le langage qui leur convienne, avoir une modernité.  » Passionné par le livre numérique, il a suivi un Master 2 sur le sujet, il utilise une approche multimodale de la littérature en mettant en interaction le roman, l’adaptation filmique et la bande dessinée, « pour ne pas se limiter au livre brut pour des gamins qui apprécient peu les livres ». Il fuit une approche de sa discipline calquée sur la façon dont lui-même a appris avec succès mais qui a auparavant laissé ses élèves sur le bas-côté des apprentissages.

Des projets

Il explore les espaces de liberté pédagogique pour laisser se dessiner un chemin différent, de résilience. Durant l’année 2018, avec le soutien du Canopé, il a mené un projet de webdoc sur le thème de « Dire le Bassin ». Les élèves de seconde Bac Pro vente ont préparé des interviews pour que les professionnels et les acteurs publics du Bassin d’Arcachon livrent leurs arguments pour « vendre » le lieu. Chaque groupe a ainsi eu pour mission de contacter un certain nombre de personnalités, et de poser ses questions à la députée du secteur, à un conseiller régional, au président de l’association de défense de l’environnement ou encore à la directrice de communication d’un groupe de construction réputé sur le bassin.

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Le groupe MER de la classe de 2de Vente, après une interview dans le cadre de « Dire le bassin »

Ils l’ont fait comme des journalistes, dans une position d’égalité avec des personnalités qu’ils ne pensaient pas à leur portée. Ils ont appris au passage à faire des montages, se sont familiarisés autrement avec le numérique. La députée les a invités à l’Assemblée nationale où ils iront le 12 décembre prochain pour une séance de questions au gouvernement. « Ce type de projet marche bien car il crée des synergies entre les disciplines, permet d’autres relations avec les enseignants, motive dans le rapport à l’école. »

Il a aussi animé un projet sur l’esclavage en 2016. Les lycéens ont mené des enquêtes aux Archives de Bordeaux pour ensuite créer des scénettes et les jouer. Parallèlement, il a proposé à une classe de CAP d’étudier un petit roman intitulé La femme cardinale œuvre faite de brefs chapitres, d’imaginer d’autres développements pour constituer une œuvre complémentaire au sein d’un SWAY, une interface numérique collaborative. « Il y a une grande liberté avec les CAP. On peut les réconcilier avec le plaisir de l’écriture grâce à ces prétextes narratifs. » L’auteure a été touchée par les écrits des lycéens, les a commentés tout en sensibilité. Enfin, prochainement, le 12 octobre, les terminales de la section Restauration fêteront l’Europe avec un buffet dressé pour des invités qui pourront visionner sous forme de capsules vidéos des témoignages d’élèves qui sont partis grâce à ERASMUS et d’autres qui vont bientôt partir.

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Essai de caméra dans le cadre du projet Mémoires de l’esclavage

Sortir de l’ordinaire, changer les regards

« Plus je vieillis dans le métier, plus je cherche des idées innovantes pour donner une appétence au savoir. Les élèves veulent se laisser emporter vers des projets, sortir de l’ordinaire. Il m’a fallu sortir de ce que j’ai appris à l’école, de la classe traditionnelle. » Il voit alors la diversité présente dans le lycée professionnel comme un avantage pour peu que les enseignants fassent preuve d’ouverture.

Enseigner auprès d’un public professionnel, il l’a fait aussi auprès de cadres hospitaliers. Il a vu la différence entre des adultes qui accordent quasi spontanément de la valeur à l’enseignement apporté et des adolescents à qui il faut donner envie d’apprendre. « Il faut insister pour amener une modification du regard. En fin de seconde, début de première, on voit la métamorphose. » Elle correspond souvent à une prise de conscience que l’on apprend pour soi, pour se construire un avenir, un projet possible, et que l’on est capable. L’étiquette de « nul » apposée au collège et que l’adolescent a fini par endosser comme une fatalité, devient obsolète, hors de propos.

Dans son lycée d’Arcachon, les filières ouvrent vers un horizon professionnel. « Ce sont les gamins qui prouvent à leurs parents qu’ils se trompent, que le lycée professionnel n’est pas une voie de relégation. Il correspond à une possibilité d’orientation de vie, il offre des interstices où les gamins se réalisent avec des projets, réussissent. » Il reconnaît que les enfants sont parfois « cabossés » en arrivant au lycée par un collège qui les a rangés dans les mauvaises cases, celles qui éloignent d’un parcours éclairé de réussites. « On sent chez eux une sorte de courbature de l’enseignement. Il faut les réveiller. » En guise de réveil, il propose souvent en début d’année des débats sur des thèmes qui permettent de développer des argumentaires, de se forger une opinion en la confrontant aux autres.

Richesse du métier

Les pistes pour chasser l’ennui et donner le goût d’apprendre pour soi, pour se forger un projet et rendre l’avenir moins anxiogène, sont multiples. Alexis Lucas regrette de ne pas voir plus d’enseignants de lycée professionnel les explorer, les faire fructifier. Il en attribue en partie la cause à un système qui classifie, qui cloisonne, les établissements comme les façons de mener le métier d’enseignant. Le lycée professionnel est parfois vécu aussi par les professeurs d’enseignement général comme une voie de relégation, avec le regret de ne pas exercer dans une voie qu’ils estiment plus nobles. Il suggère une carrière où la mobilité entre les cycles, les voies de formation, soit de mise pour élargir le regard, ouvrir les horizons et donner une meilleure compréhension de ce qui est appris ailleurs. Il souligne l’importance de s’exempter de référence à son propre passé d’élèves, de s’ôter toute tentation de reproduire ce modèle qui exclut. « La pédagogie est souvent fondée sur un mythe qui produit de l’échec. »

Il est allé à plusieurs reprises faire des stages en entreprise pour comprendre le monde vers lequel il accompagne ses élèves. Il a perçu aussi dans son parcours l’importance des cadres, qu’ils soient académiques ou chefs d’établissement, pour impulser et favoriser les projets. Il a hésité à devenir inspecteur ou formateur à plein temps. Mais il demeure enseignant en lycée professionnel parce qu’il aime son métier et n’a pas fini d’en explorer les possibilités. « On a un métier riche et si soi-même on vit des choses enrichissantes, on le partage avec les élèves. Un enseignant heureux fait des élèves heureux. » Il dit avoir appris dans l’erreur, être passé d’enseigner « l’art pour l’art » à une façon détournée de le rendre accessible par le biais de l’utilité. « Est ce nécessaire de connaître Butor pour réussir dans la vie ? ». Il oppose la question à une affirmation qu’il propose à ses élèves : « Qu’on soit le meilleur ou pas, on s’insère si l’on se pense capable de réussir. »

Monique Royer


Pour aller plus loin :

Le projet « Dire le bassin »

Le projet sur l’esclavage

Le projet de réécriture en CAP