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Le procès de Socrate en scène

Le projet réalisé durant l’année 2013-2014 consistait à faire écrire et jouer par mes élèves une réécriture du procès de Socrate au cours de séances d’accompagnement personnalisé (AP). Ainsi, plusieurs compétences et connaissances pouvaient être acquises.
Les connaissances nécessaires avaient été étudiées au sein de la classe lors du chapitre « Citoyenneté et démocratie à Athènes (Ve et VIe siècles av. J.-C.) », elles sont reprises et approfondies au cours des séances d’AP à l’aide d’un livret reprenant l’exemple du procès de Socrate. Les intérêts sont multiples : développer la culture historique et ouvrir des portes sur d’autres approches ou matières (venue d’un professeur de philosophie pour un cours à deux voix en préparation) en évitant que l’apport de connaissances ne soit perçu comme un cours, mais bien comme la préparation d’un projet théâtral.

De nombreuses compétences peuvent être étudiées par le théâtre : décryptage de textes d’époque antique, travail d’écriture pour rédiger et argumenter, affirmation de soi à l’oral et maitrise de son langage corporel et verbal, attention aux autres lors des répétitions et représentations.

-* L’écriture
A titre d’exemple voici comment se sont déroulés les travaux d’écriture. Écrire un scénario n’est pas simple : il faut une connaissance de l’époque et des enjeux philosophiques et historiques, c’était mon rôle comme enseignant de donner ces connaissances. Il fallait aussi une organisation pour la co-écriture par les élèves de la pièce. Les élèves, partagés en six groupes autour des trois accusateurs et des trois défenseurs devaient aider ces derniers à préparer plaidoiries et accusations. J’allais d’un groupe à un autre pour éviter les anachronismes, donner des directions de travail ou clarifier des consignes, présenter des canevas autour desquels pouvaient s’ordonner les travaux d’écriture.
Le scénario créé comportait des parties rédigées entièrement (plaidoiries, accusations) et des parties valorisant l’improvisation, comme l’interrogatoire et le contre interrogatoire des témoins et accusés. Il est à noter que c’est cette partie, la moins rédigée et exigeant le plus d’aisance à l’oral, qui a posé le plus de difficultés aux élèves.
Au terme de cette étape, mes élèves avaient appris à développer un canevas respectueux du contexte d’une époque, à mettre en ordre une argumentation, à associer mots et notions d’une époque historique, à séparer dans une argumentation raison et sentiments.

-* Le jeu sur scène
Jouer sur scène peut aider les élèves à constituer une argumentation, un jugement équitable. La mise en scène contemporaine du procès de Socrate se base sur un fait récent et réel : un procès tenu à Athènes en 2012 pour rejuger Socrate par une cour internationale. Les élèves interrogent et s’interrogent : pourquoi recommencer le procès d’un Athénien mort 2 500 ans auparavant ? L’indication du verdict des dix juges internationaux – cinq pour la culpabilité, cinq contre – incite aussi à la réflexion les élèves : comment établir un jugement équitable ? A travers quelles argumentations prouver une innocence ou une culpabilité ? Comment rédiger ces arguments pour les rendre clairs et convaincants ?
Les répétitions ont montré aux élèves les difficultés à constituer une argumentation claire et emportant l’adhésion sur deux niveaux : la forme et le fond. Les élèves à l’oral sont confrontés à leurs pairs comme auditeurs. Aussi, ils peuvent s’appuyer sur mes connaissances de professeur qui devine leurs idées, qui rectifie naturellement leurs propos dans le but de l’améliorer. Détail intéressant, la remarque des élèves d’ordinaire destinée aux enseignants en cas de maladresse à l’oral : « Vous m’avez compris », a été rejetée par les élèves auditeurs, plus exigeants.

Il fallait passer par une argumentation construite, passer en quelque sorte par le principe de réalité de l’écoute des élèves pour être compris et approuvé. L’oral apparaissait alors comme une école de la rigueur pour soi-même. Les moments de reprise avec mes élèves étaient l’occasion de soulever le positif (que je posais en premier pour valoriser les élèves) et le négatif du passage à l’oral. L’élève acteur était parfois le premier critique vis-à-vis de lui-même, quelquefois avec excès. Après ces moments de discussion, des modifications de l’argumentation devaient être apportées à l’écrit. Les élèves étant passé à l’oral se montraient très attentifs à mes recommandations, désireux d’être plus clairs et plus précis. Au sein de leur groupe, ils se montraient souvent plus actifs pour mieux construire une argumentation. Le plan de la plaidoirie élaboré en commun s’enrichit de ces moments vécus. Les indications autrefois abstraites de l’enseignant prennent un autre relief avec leur application concrète sur la scène de la classe.

Une peur présente pour les élèves était d’ennuyer les auditeurs à travers des informations trop générales. L’association d’une idée générale représentant souvent une notion de droit et d’un exemple vivant (une action ou une parole de Socrate ou de l’un de ses compagnons) donnait la possibilité d’exposer des concepts parfois abstraits et de les rendre clairs grâce à un fait, une situation que tous pouvaient visualiser.
De cette étape, les élèves ont appris à prendre en compte l’écoute des autres de façon à être compris, à mieux préparer une logique d’ensemble pour construire une argumentation, à associer idées générales et exemples.

-* Les apprentissages disciplinaires
En quoi l’appropriation par les élèves-acteurs des rôles des défenseur ou accusateur est-il intéressant pour les apprentissages en histoire-géographie et éducation civique, juridique et sociale (ECJS) ?
Plusieurs élèves étaient extrêmement motivés, en particulier les partisans de Socrate se prenant au jeu de la défense de la vie de leur ami. Les accusateurs éprouvèrent une certaine jubilation à préparer pour la partie improvisation des questions destinées à piéger l’accusé. Les moins investis furent quelques garçons peu soucieux de leur rôle d’héliaste…
De cette situation découlaient plusieurs possibilités d’apprentissages en histoire et en ECJS.

A chaque personnage était accolée une personnalité différente et une stratégie d’argumentation différente : Socrate le provocateur intelligent, Xanthippe la mégère représentante de la condition des femmes à Athènes, Mélétos, Anytos et Lycon représentant qui l’ambitieux politique qui le père de famille hostile aux changements sociaux… Autant de possibilités pour les élèves de créer leur style. Xanthippe a ainsi été incarnée par une jeune fille curieuse du sort des femmes à cette époque…

La motivation de défendre ou d’accuser transformait en jeu le travail d’approfondissement sur une civilisation à la base de notre culture européenne et sur l’apprentissage des notions de droit et de justice en ECJS. Le chapitre d’histoire réutilisé montrait toute la richesse d’une époque fondatrice. La venue d’un professeur de philosophie pour un cours à deux voix sur le procès de Socrate a, en plus de donner des informations et expliquer des notions complexes (par exemple le sens du démon de Socrate), constitué une première approche de la philosophie et ouvert sur la culture générale. Le procès de Socrate effectué en AP a donné des notions réutilisables en ECJS : en effet, le chapitre 3 à étudier dans l’État de droit s’intitule « Le citoyen et la justice » et propose comme situation d’étude d’évoquer une affaire judiciaire, présente ou passée, de façon à « donner sens de façon concrète à l’articulation entre les principes du droit et l’exercice de la justice ». 

Au-delà des connaissances apportées, les compétences réutilisables en histoire-géographie et ECJS sont nombreuses et diverses : ouverture sur la culture générale ; travail sur le style et sur l’argumentaire ; affirmation à l’oral avec la maitrise de sa voix et de son stress.

Comment gérer le passage à l’oral ?

L’oral fait peur ! Plusieurs élèves redoutent d’affronter le regard des autres. Pour camoufler la gêne éprouvée les élèves se mettent parfois en posture d’évitement. Aussi avais-je besoin de les rassurer pour leur apprendre à avoir confiance en situation d’oral. Des techniques de jeu théâtral permettent cette mise en confiance. N’étant pas formé au théâtre j’utilisais mes propres astuces basées sur l’expérience et le bon sens. En voici deux exemples.

1. Faire prendre conscience à l’élève de son attitude corporelle et de sa signification. « La danse de l’élève au tableau » est l’attitude de l’élève qui prend appui successivement d’un pied sur l’autre pour échapper à son stress ; les bras croisés sur la poitrine en signe de protection est une autre gestuelle que je relevais et expliquais, toujours avec sourire et respect pour que cela ne soit pas senti comme une accusation mais comme une explication.

2. Le corps est langage. Je demandais de se tenir droit, le plus possible tourné vers le public de façon à être audible des élèves. Quel volume pour sa voix ? « Envoyer sa voix » vers le mur pour que celle-ci revienne est une autre de mes indications qui fait souvent sourire ou rire mes élèves, mais sa pratique entraine son adoption, même si la timidité reste.
Les répétitions ont été des moments ludiques et de mise au point. A la fin de chaque étape un petit passage permettait de déterminer les points à améliorer, à conserver. Le jeu des élèves acteurs a été l’objet des discussions des élèves. Un piège était le fou rire contagieux. La rougeur de l’une entrainant le rire d’autres. Je demandais de continuer le jeu en ce concentrant sur celui-ci. Mais la bonne ambiance du projet passait aussi par ces moments de rire entre amateurs. Je tenais à ce qu’aucune dramatisation ne soit faite en cas de maladresse ou de fou rire. Mon but étant de développer l’aisance à l’oral pour tous.

Dans ces préparations à l’oral, il fallait vaincre la timidité, les fous rires bruyants comme les silences soudains causés par un oubli du texte… Aucune solution toute faite n’était possible car les réactions des élèves correspondaient à une personnalité, à un stress particulier. En simple amateur du théâtre et comme professeur j’ai porté sur tous ces faits un regard bienveillant, en apprenant moi-même de la façon dont ils réagissaient à mes conseils. Pour la timidité, apporter une assurance basée sur la qualité du travail effectué auparavant pour les élèves « scolaires », rassurer sur le regard des autres par la gentillesse de la camaraderie des autres élèves, par des répétitions courtes mais fréquentes de façon à « désacraliser » le passage à l’oral et enlever son caractère angoissant. Les silences soudains, rares, cessèrent rapidement avec le retour des répétitions. Les fous rires restèrent, jusqu’au bout, mais moins nombreux, ils n’empêchèrent pas de progresser.

De cette expérience plusieurs points positifs (intérêt des élèves et des enseignants, formation aux compétences et ouverture culturelle réalisées) ont récompensé l’important travail d’investissement au départ. Bien que cette expérience soit détachée de la discipline de l’enseignant et permette un partenariat en français et en philosophie en particulier, les connaissances sur le contexte historique sont importantes pour éviter le piège de l’anachronisme. En gardant cela en mémoire, il pourrait être possible de transposer l’opération sur d’autres procès : l’affaire Calas comme le procès de Nuremberg…

Jean-Valéry Martineau
Professeur au LGT Joliot-Curie de Romilly-sur-Seine (Aube)


Pour en savoir plus
Mosse Claude, « Le procès de Socrate », in L’Histoire n° 29, décembre 1980, pages 34 à 42. Lien pour une partie du dossier : http://museclio.over-blog.com/article-le-proces-de-socrate-un-proces-contre-la-pensee-120663336.html