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Apprendre à penser ce qu’on fait

Que ce soit lors d’une tâche individuelle ou dans un cours dialogué, l’enseignant peut avoir l’impression d’une avancée satisfaisante du savoir, mais des enregistrements de moments de classe montrent que les élèves n’interprètent pas tous de la même façon ce qu’ils ont eu à faire. Certains se situent systématiquement dans des démarches de type « chercher-trouver », alors que d’autres modulent leur activité intellectuelle en fonction des travaux et savent faire des mises en relation pour inférer une réponse.

On retrouve ces mêmes écarts importants dans les pratiques langagières auxquelles sont entrainés les élèves. Certains n’ont jamais à formuler une idée ou une réponse, ils n’ont qu’à souligner, compléter par un mot, relier ou colorier. Ils n’ont jamais l’occasion de construire des outils symboliques pour penser ou agir. Prenons par exemple l’organisation de données en tableaux : les élèves sont souvent sollicités pour compléter des tableaux, mais rarement pour les construire en identifiant par eux-mêmes des critères pertinents.

Discriminations invisibles

Faisons un petit détour par la notion de « registre ». Face à une tâche, les élèves mobilisent des connaissances, des savoir-faire, des compétences relevant de plusieurs registres, qui peuvent se regrouper en registre scolaire, registre scientifique et registre social (voir encadré) ; les élèves qui réussissent le mieux sont ceux qui tissent des liens entre ces divers registres. Le cas des situations complexes peut être particulièrement discriminant socialement, car ces situations vont souvent demander, implicitement, de mobiliser plusieurs registres.

Comment permettre à tous les élèves de tisser de tels liens ? Comment éviter que certains soient dans la répétition de tâches simples, plus ou moins guidées ou commandées par les pairs ou l’enseignant, quand d’autres problématisent ? Comment amener tous les élèves à travailler les questions les plus difficiles ou qui demandent un niveau d’abstraction ou de généralisation plus grand ? Il est possible d’y parvenir, et les situations complexes peuvent être une formidable occasion de diminuer les écarts entre les élèves, à condition de réfléchir à nos pratiques.

L’enseignant ne peut pas observer et analyser ce qui se passe pour chaque élève s’il doit gérer la séance en même temps. Il faut donc concevoir des situations qui déchargent l’enseignant pour qu’il puisse être disponible pour une observation fine qui lui permettra de comprendre et réguler les apprentissages. Cela passe par des consignes qui laissent une large place à l’initiative, tout en précisant très clairement les critères de réussite et un contrat de classe qui explicite les postures et ce qui est autorisé.

Contractualiser

Si les élèves ont un produit à réaliser, ils sont responsables des problèmes qu’ils vont se poser pour effectuer cette réalisation. Les critères de réussite doivent porter sur le produit, mais aussi sur le processus et sur le propos, c’est-à-dire sur les moyens utilisés pour effectuer la production et sur ce que les élèves sont capables d’en dire pour expliquer et justifier leurs choix. Le contrat doit préciser l’organisation du travail collectif, les rôles de chacun, le temps, les outils ou aides que les élèves peuvent utiliser, etc. Si la classe fonctionne régulièrement sur ce modèle, les élèves vont peu à peu gagner en autonomie.

Certaines astuces peuvent faciliter cette organisation : des élèves responsables du matériel et formés à cette mission, des cartes à jouer pour distribuer les rôles dans le travail de groupe (l’as organise le travail ; le roi, porte-parole du groupe auprès de l’enseignant, est le seul à pouvoir lui demander de l’aide ; la reine vérifie le travail en fonction du cahier des charges ; le valet, en tant que secrétaire, formalise à l’oral sur un enregistreur ou à l’écrit sur affiche ou compte rendu). L’organisation matérielle de la classe a aussi son importance : quels outils à disposition ? Quelles aides ? On peut avoir des coupons CDI par exemple qui permettent à des élèves d’aller chercher des informations, ils font valider leur passage par le documentaliste à l’aide du coupon. Quel usage des outils informatiques ? Quel tutorat possible : avec des élèves d’une autre classe, avec des professionnels ?

S’entraider pour problématiser

Chaque façon de faire génère des effets différents, tout a de l’importance. Par exemple, il est souvent demandé aux élèves de réfléchir seuls avant d’échanger dans le groupe. L’objectif est la dévolution du problème et l’émergence d’idées différentes ; mais pour certains élèves, c’est justement dès la rencontre avec la situation qu’ils ont besoin d’aides et d’échanges. À ce stade, l’élève qui est suffisamment à l’aise peut apporter une aide, non sur la procédure de résolution, mais sur la représentation du problème. C’est à ce moment que les différences sont importantes entre les élèves suivant les configurations qu’ils tissent entre les différents registres. C’est pourquoi j’autorise les élèves à échanger entre eux dès le début du travail.

Un autre obstacle est le temps. Impossible d’analyser les productions dans le temps de la séance. Il peut donc être très utile de demander des restitutions écrites ou enregistrées à la fin de séances plus courtes et de se donner quelques jours pour les travailler, afin de penser la mise en commun. De même, cette mise en commun n’est pas forcément orale, on peut amener les élèves à débattre des solutions ou des procédures par écrit. L’enseignant peut faire des caricatures des productions des élèves qui mettent en évidence les points forts à discuter. La consigne peut alors être de « critiquer » en précisant ce que signifie ce mot, de chercher ce qui est commun et formuler différemment, ou, au contraire, de faire apparaitre les divergences, de classer en déterminant le critère choisi, etc.

Identifier savoirs et procédures

C’est l’occasion aussi de mettre en évidence le rôle des erreurs dans l’apprentissage et de montrer que dans une situation complexe, de nombreux possibles ou de nombreuses hypothèses de travail peuvent amener les élèves à poser des problèmes totalement différents et pourtant valides. C’est aussi l’occasion de confronter les registres mobilisés par les uns et les autres. Ce travail écrit est utile s’il donne l’occasion à tous les élèves de formaliser les objets du savoir par une mise en relation entre ces objets et leurs propres expériences.

Une condition indispensable pour lutter contre les inégalités est de ne pas perdre de vue la nécessité de formaliser explicitement les savoirs mobilisés et ce, non pas par l’enseignant seul, mais bien par un travail de reconfiguration pris en charge par les élèves.

Prenons par exemple un problème de mathématiques au cycle 3 sur un calcul de durée connaissant l’heure de départ et l’heure d’arrivée. Plutôt que de revenir sur les erreurs et de fournir une méthode de résolution, on peut proposer aux élèves de comparer différentes résolutions du problème en leur donnant un document sur lequel ils trouveront : une ligne du temps, une horloge, un calcul posé avec des nombres, un calcul avec un traitement séparé des heures et des minutes et des conversions. L’objectif ici n’est plus de savoir si c’est vrai ou faux, toutes les solutions sont justes, mais à charge pour les élèves de déterminer dans quels cas l’une ou l’autre de ces procédures est la plus efficace et comment on passe de l’une à l’autre.

 

Registres

 

Pour comprendre les façons différentes dont les élèves s’emparent des consignes scolaires, la notion de « registre » est intéressante, mais fait l’objet de dénominations et d’interprétations différentes. On propose ici de distinguer trois grands registres que les élèves mobilisent ou mettent à distance face à une tâche : le registre scientifique (registre des savoirs, des connaissances générales sur le monde et des références culturelles) ; le registre social qui regroupe ce qui relève d’une part de l’expérience personnelle, individuelle ou collective, et d’autre part des valeurs, des opinions et préjugés juvéniles ou sociaux, dont cette expérience est tissée ; le registre scolaire : habitudes et modes d’interprétation des situations scolaires construits et routinisés dans la fréquentation de l’école. 

À lire sur le sujet : Élisabeth Bautier, Jacques Crinon, Patrick Rayou et Jean-Yves Rochex, « Performances en littéracie, modes de faire et univers mobilisés par les élèves : analyses secondaires de l’enquête PISA 2000 », Revue française de pédagogie n° 157, octobre-novembre-décembre 2006.

 

Sylvie Grau
Professeure de mathématiques à l’ESPE de Nantes