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Toutes les idées ne se valent pas !
Étienne Klein plaide pour une éducation scientifique précoce des élèves, afin de les amener à construire une culture et un raisonnement scientifiques qui leur permettront de déjouer les pièges, si fréquents désormais, des fausses connaissances et des biais de confirmation.
D’abord parce que c’est passionnant. Ensuite, parce que cela apprend à penser contre soi-même, à comprendre comment les préjugés, l’intuition, le « ressenti », le « bon sens », qui sont de plus en plus glorifiés, peuvent nous tromper. Ensuite, parce que l’arrivée massive du numérique a changé notre rapport à la connaissance, notamment scientifique. En quelques clics, chaque individu peut désormais créer son propre « chez-soi idéologique », c’est-à-dire une communauté numérique à laquelle n’appartiennent que des gens qui sont d’accord entre eux et avec lui. Grâce à des algorithmes qui repèrent ce qui pourrait lui plaire, il se voit proposer des articles ou des sites qui agiront comme biais de confirmation de ses propres idées. Demandez par exemple à Google : « Est-ce que la Terre est plate ? » Dans un monde à peu près normal, Google devrait vous répondre : « Non, elle est ronde, et voici comment nous l’avons su au cours de l’histoire des idées. » Mais au lieu de faire cela, Google vous dirige vers des sites « platistes », comme s’il s’agissait de vous accompagner en suivant les inclinaisons de votre questionnement. Il est donc très important que l’école enseigne que toutes les idées ne sont pas justes, que tous les énoncés ne sont pas justes, que toutes les croyances ne sont pas vraies.

Photo Virginie Bonnefon
En quoi l’histoire des sciences contribue-t-elle à la formation du raisonnement et des connaissances scientifiques chez l’élève ?
Parce qu’elle permet de comprendre comment se sont forgées les connaissances au cours de l’Histoire. Savoir que la Terre est ronde, c’est bien, mais savoir comment on l’a su bien avant de le voir grâce à des photos prises depuis l’espace, c’est encore mieux. On répète souvent qu’il faut « mettre la science en culture ». Je pense qu’il faut plutôt entamer le mouvement inverse : mettre de la culture dans la façon de raconter la science. Prenez la physique. Il y a évidemment les lois, les formalismes, les équations, les expériences, mais aussi tout un récit à raconter : comment telle théorie est-elle apparue ? Quels sont les personnages qui l’ont mise sur pied ? En réponse à quel type de problème ? Comment s’est-elle imposée ? Grâce à quels faits, quels arguments ? Réflexions, connaissances, émotions, ainsi associées, peuvent engendrer une sorte de fête de l’esprit : une affaire non pas de lampions, mais d’impétuosité, d’éclairs, d’insurrections dans la pensée.
J’ajoute qu’il est devenu manifeste que l’entreprise de vulgarisation a montré ses limites. J’ai longtemps cru que pour bien vulgariser un résultat scientifique, il fallait le travailler à fond. Mon grand sujet, ça a été d’abord la physique quantique. J’ai donc étudié les équations qui constituent son formalisme, les expériences décisives qui l’ont étayée, l’histoire de son émergence, la vie et l’œuvre de ses pères fondateurs, ses implications philosophiques, etc. Une fois ce travail effectué (ce qui prend des années), je me suis senti capable (à tort ou à raison) d’en parler à toutes sortes de publics. Et j’ai eu le sentiment que c’était efficace puisque des gens lisaient mes livres, assistaient aux conférences, me posaient des questions pertinentes. Mais la mise en scène de la science et de la recherche pendant la pandémie de Covid m’a fait voir que cette conclusion était très biaisée : le nombre de personnes qui ne sont pas du tout impactées par ce genre de vulgarisation est très élevé. Il nous faut donc revoir notre façon de faire, y compris à l’école.
En relisant et en faisant lire les philosophes des lumières, qui défendaient l’idée que la souveraineté d’un peuple libre se heurte à une limite, celle de la vérité, sur laquelle elle ne saurait avoir de prise. David Hume, par exemple, écrit en 1742 : « Même si le genre humain tout entier concluait de manière définitive que le Soleil se meut et que la Terre demeure en repos, en dépit de ces raisonnements, le Soleil ne bougerait pas d’un pouce de sa place et ces conclusions resteraient fausses et erronées à jamais. »
Les vérités scientifiques, nous dit en somme le philosophe écossais, ne sauraient relever d’un vote. Le droit des citoyens à poser des questions, à enquêter, à émettre des avis, à interpeler les chercheurs comme les gouvernants n’en demeure pas moins un droit absolu. Et il doit leur être répondu de la façon la plus honnête possible. Mais avoir un avis n’équivaut nullement à connaitre la justesse ou la fausseté d’un énoncé scientifique. Au demeurant, l’indépendance de la vérité scientifique évoquée par Hume n’enlève rien à la liberté individuelle : ni Newton, ni Darwin, ni Einstein n’étaient des dictateurs en puissance. Elle la protège, au contraire, du moins en démocratie. Car lorsque le pouvoir ment, trompe ou se trompe, l’individu peut alors se réclamer de cette vérité pour le contester.