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Les mathématiques forment-elles l’esprit critique ?

Couverture du n° 550, « Former l'esprit critique »Cet article, écrit il y a dix ans pour notre dossier « Esprit critique es-tu là ? » n’a rien perdu de son actualité. Se méfier de ce que l’on voit en géométrie, accepter de ne pas conclure à la suite d’un calcul, etc. Oui, si les mathématiques doivent doter les élèves d’automatismes indispensables, elles contribuent aussi à former des esprits éclairés, et indociles.

La question posée en titre peut paraitre iconoclaste puisque depuis longtemps, les préambules des programmes de mathématiques ont pris l’habitude d’inciter les enseignants à développer les capacités d’expérimentation et de raisonnement, d’imagination et d’analyse critique. Mais du préambule à la mise en œuvre des programmes, le chemin est souvent abrupt ou tortueux et la locution usuelle « facile à dire » vient naturellement à l’esprit, que celui-ci soit critique ou non ! Avant de voir si en effet il est difficile de faire, rappelons que les mathématiques sont plurielles : géométrie, calcul littéral et fonctions, activités numériques se partagent les heures scolaires. Nous allons voir si chacune de ces parties favorise ou freine le développement de l’esprit critique chez les élèves.

Géométrie : si on apprenait à chercher ?

La géométrie des figures, en opposition à la géométrie calculatoire (analytique ou vectorielle), est une espèce qui, lentement mais surement, s’achemine vers le musée archéologique de la cité des sciences. Pourtant, chercher un problème de géométrie, c’est à priori apprendre à se méfier de ce que l’on voit : ces aires semblent égales, mais le sont-elles vraiment ? Ces droites semblent être concourantes, mais le sont-elles exactement ou seulement parce que l’épaisseur de notre trait peut le laisser croire ? Cette démonstration a l’air cohérente, mais n’y a-t-il pas un maillon erroné dans la chaine du raisonnement ? L’activité géométrique, qui ne peut en aucun cas se réduire à l’application d’une suite de techniques, favorise sans aucun doute l’initiative et la lucidité critique. En effet, il faut d’abord oser choisir, puis s’aventurer dans une piste de recherche en faisant un tri dans les informations qui viennent à l’esprit. Par exemple, savoir qu’il y a un triangle équilatéral dans la figure globale amène à évoquer un certain nombre de propriétés, en sachant que certaines pourront servir et d’autres pas. C’est en identifiant diverses configurations contenues dans la figure globale qu’on peut être amené à écarter des théorèmes inutiles et à choisir ceux qui risquent d’être efficaces dans la situation considérée. Je dis bien « qui risquent », car on n’est jamais sûr d’être sur la piste de la démonstration complète. D’ailleurs, il faut parfois aussi savoir se dire que la piste choisie est sans issue et repartir à la case départ. C’est précisément cette nécessité de recul sur ce que l’on fait qui forme et enrichit l’esprit critique.

Mais, penserez-vous peut-être, c’est trop difficile et bien décourageant pour les élèves qui n’arrivent pas à trouver. La question est justement là : le système, et en particulier l’évaluation, condamne les élèves à trouver, et comme on sait bien qu’il n’y a pas de méthode systématique, on a renoncé peu à peu (quasiment par honnêteté intellectuelle) à mettre de vrais problèmes de géométrie dans les contrôles.

Pourtant, il suffirait de considérer que chercher est en soi une réelle activité formatrice. Un élève qui saurait raconter une ou deux tentatives, et peut-être même dire pourquoi il a abandonné l’une d’elles, se formerait vraiment et, sans doute, l’expérience aidant, finirait-il aussi par mener à son terme quelques pistes. Une narration de recherche bien argumentée devrait pouvoir apporter, elle aussi, une excellente note, et ce, jusqu’en terminale. Il est certes vrai que des élèves peuvent être en sympathie innée avec la géométrie et qu’ils possèdent un flair quasi spontané pour détecter la bonne piste.

Malheureusement, ces élèves semblent avoir servi d’alibi au système scolaire pour renoncer à former les autres. En réduisant de plus en plus la part de géométrie des figures, l’école postule que chercher ne s’apprend pas. Faire appliquer systématiquement est tellement plus simple et, partant, plus rassurant. Cela nous amène à visiter un autre domaine mathématique.

Calcul littéral : priorité à la docilité mentale !

Nous parlons ici de tout ce qui touche les maths avec des lettres : résoudre des équations ou étudier des fonctions. Il faut savoir que le calcul algébrique occupe désormais la plus grande partie des heures de mathématiques, en particulier dans les séries non scientifiques. Et surtout, il est au centre des sujets de bac. Or, les études de fonctions constituent un véritable dressage : l’élève doit connaitre la checklist de base et il ne lui reste plus qu’à l’appliquer docilement en s’aidant de son formulaire. Aucune surprise ne l’attend jamais qui l’obligerait à quitter un tant soit peu le chemin bien balisé. Le GR (le refrain « dérivée, signe, tableau des variations ») mène toujours au refuge apaisant de la courbe attendue !

Pour ceux qui auraient volontairement ou non remisé leurs souvenirs mathématiques, rappelons que la dérivée (trouvée à partir d’un formulaire) est une expression algébrique qui parle d’abord par son signe (quand elle est positive, la courbe monte de gauche à droite). Mais voilà, en réalité, une expression littérale reste très souvent muette sur son signe, même si on la torture algébriquement ! Qu’à cela ne tienne, dans le monde des problèmes scolaires, tout s’arrange toujours merveilleusement pour que le signe soit trouvable sans trop de peine. Si des x affleurent dans les calculs au risque de bloquer l’issue, pas la peine de réfléchir, ils s’annuleront surement les uns les autres par un de ces faux hasards étudié pour. L’élève un peu critique sur ce qu’il fait, capable d’anticiper et de se dire « attention, ça craint, je vais avoir du degré 3 que je ne maitrise pas » et qui chercherait une autre voie (celle de la factorisation préalable, par exemple) sera pénalisé. En réalité, on apprend aux élèves à faire aveuglément confiance à l’auteur du sujet : il a balayé devant vos calculs pour que nul vilain grain de sable ne vienne enrayer malencontreusement vos automatismes.

Attention, je ne dis pas qu’il faut négliger ces automatismes de calculs, au contraire, car si on les possède bien, cela libère l’esprit pour réfléchir, pour voir plus loin, pour dominer son travail. Mais cela exigerait de ne pas placer les élèves devant des situations systématiquement répétitives, ne laissant aucune part à l’initiative. Le dressage mental est tel que des élèves obnubilés par l’outil dérivée n’osent plus dire que la somme de deux fonctions croissantes croît elle aussi ! Pourtant, ils savent bien que si les deux salaires d’un couple augmentent, le total ne risque pas de diminuer ! Mais dans le travail algébrique, on ne réfléchit pas, madame, on est soumis aux réflexes conditionnés.

Pourtant on pourrait concevoir d’autres exercices : des exercices jumeaux, d’aspect identique à première vue, mais qui demandent des traitements différents ; des exercices faisant croiser les points de vue graphique et algébrique ; des exercices dont la conclusion serait « avec ce que je sais, je ne peux pas conclure ». En quoi serait-il choquant qu’un élève de 2de, affronté aux fonctions f et g précédentes, soit amené à conclure « je ne peux pas déterminer le sens de variation de g, parce que g est la somme d’une fonction qui croît et d’une fonction qui décroît » ?

L’information chiffrée : indispensable !

Je veux parler ici de l’information chiffrée telle qu’elle est présentée dans le programme de la section ES (économique et social) depuis 1992, et dont on peut regretter qu’elle ne soit pas proposée aux autres sections.

L’information chiffrée, c’est, par définition, exercer son esprit critique sur des données numériques liées à un contexte. Le plus simple est de donner quelques exemples.

« Âge par âge, un instituteur gagne plus qu’une institutrice. Alors pourquoi le salaire moyen des institutrices dépasse-t-il le salaire moyen des instituteurs de 397 francs ? »

Se demander pourquoi les instituteurs gagnent plus que leurs collègues féminines du même âge n’est pas du domaine du cours de maths, mais de la sociologie (les hommes font sans doute plus de tâches facultatives). Par contre, se demander comment il est possible que la moyenne féminine soit supérieure à la moyenne masculine entre dans notre champ mathématique, cela renvoie à la vraie réalité des moyennes pondérées.

Traditionnellement, on faisait apprendre à calculer une moyenne avec des coefficients en appliquant une formule. Ici, c’est plus subtil : il faut partir de soi-même à la recherche des coefficients cachés ! Il faut savoir se dire que, même si on a sous les yeux le tableau des trente-six salaires âge par âge, de 20 à 55 ans, la moyenne ne s’obtient pas en les additionnant tous et en divisant par trente-six, car les effectifs de chaque âge interviennent. Comme une institutrice de 50 ans gagne tout de même plus qu’un instituteur de 30 ans, la moyenne féminine dépasse la moyenne masculine parce que, globalement, les institutrices sont plus âgées que les instituteurs. Les hauts salaires pèsent plus dans la moyenne féminine que dans la moyenne masculine.

« Le nombre de voitures stationnées à chaque heure au parking du centre-ville (le plus cher !) a doublé. Y a-t-il deux fois plus de clients ? »

« Deux fois plus de clients » est la déduction la plus tentante. Mais former l’esprit critique, c’est apprendre à s’interroger sur le fait qu’il peut y avoir plusieurs causes possibles : qu’est-ce qui peut faire augmenter le nombre de voitures ? Plus de clients, certes oui. Mais peut-être aussi un allongement de la durée moyenne de stationnement. Autrement dit, la campagne publicitaire n’a pas forcément fait gagner de nouveaux usagers. Elle a peut-être simplement décidé certains habitués de stationnements ponctuels à s’abonner au mois, donc à stationner plus longtemps. Avec le même nombre de clients, si ceux-ci restent en moyenne deux fois plus longtemps qu’avant, le nombre de voitures présentes se trouve doublé. Par le même questionnement, on évitera de penser que le nombre de prisonniers ayant doublé en vingt ans, l’insécurité est forcément grandissante. En réalité, comme la durée moyenne des peines à elle aussi doublé dans le même temps, cela suffit à faire augmenter le stock de prisonniers.

« Un quart des hommes cadres épousent une femme également cadre. Mais chez les femmes, la moitié des cadres épousent un cadre. Ou trouvent-elles donc le quart manquant ? », se demande une journaliste de L’Évènement du jeudi, et de conclure son article par « mystère et statistique ! ». Est-ce vraiment un mystère insondable ? Acquérir de l’esprit critique, c’est apprendre à résister aux déductions tentantes. Dans notre société surinformée, ce regard critique n’est-il pas indispensable ?

L’école ne devrait-elle pas y pourvoir ? Finalement, tout esprit indocile, mais logique, devrait pouvoir s’épanouir en découvrant les mathématiques. Mais cela dépend des contenus choisis et de la façon de les enseigner. Il n’est pas certain que ce soit l’objectif premier des décideurs scolaires, voire de certains enseignants. À nous de tenter de les convaincre !

Sylviane Gasquet