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Une régression : le redoublement
Le mot n’est pas dans le projet de loi Fillon, mais les articles 12 et 13 sont clairs, ainsi que le rapport annexé : le redoublement, qui ne pouvait pas intervenir au cours d’un cycle, peut désormais intervenir pour chaque classe. Cela répond au souhait de beaucoup d’enseignants et même de parents. Mais cela ignore superbement les conclusions de la recherche, d’une étude de la DEP[[Direction de l’évaluation du ministère. Jean-Paul Caille, Le redoublement à l’école élémentaire et dans l’enseignement secondaire, in Éducation et formations, n° 69, juillet 2004.]] et d’un Avis du HCEE[[Haut Conseil de l’évaluation de l’école, Le redoublement permet-il de résoudre les difficultés rencontrées au cours de la scolarité obligatoire, Avis n° 14, décembre 2004.]].
Cette pratique traditionnelle en France était jadis beaucoup plus massive qu’aujourd’hui : en 1960, 22,1 % des élèves de CP et 52 % des élèves de CM2 – soit plus de la moitié – étaient en retard (dont 6,5 % et 18 % en retard de deux ans ou plus). Les écoliers de 1960, qui ont maintenant dépassé la cinquantaine – ils forment l’opinion publique ou même sont parmi les décideurs – ont peut-être gardé la nostalgie de cette époque. Ou bien ils s’en tiennent au bon sens : si un élève à la fin de l’année n’a pas acquis ce qui est nécessaire pour pouvoir passer dans la classe supérieure, il redouble[[Le mot doubler suffirait, sauf dans le cas où on double une seconde fois et où on triple !]]. Mais il ne s’agit peut-être que d’un faux bon sens, assez répandu, qui traduit une conception linéaire de l’acquisition du savoir, alors que celui-ci s’acquiert plutôt de façon spiralaire. Et d’une conception assez française : il y a des pays où le redoublement est pratiquement ignoré ; en Finlande, il n’affecte que 0,5 % des élèves, et pourtant la Finlande est un des pays les mieux classés dans les comparaisons internationales des résultats scolaires, genre PISA[[Quelles que soient les réserves que l’on peut faire par ailleurs aux enquêtes de ce type.]].
Combien redoublent aujourd’hui ?
À l’école élémentaire, le redoublement est en diminution : les élèves en retard ne sont plus que 7,1 % au CP et 19,5 % au CM2, le retard de deux ans ayant presque disparu. Et le bon sens de relier cela aux difficultés de beaucoup d’élèves à l’arrivée en 6e. La situation est très différente au collège : le redoublement a fort augmenté dans les années 1980, avant de redescendre et de retrouver aujourd’hui les mêmes ordres de grandeur qu’en 1975, au moment de l’instauration du collège unique : 9,2 % de redoublants en 6e. Au lycée, les chiffres restent élevés : plus de 15 % en 2de, plus de 13 % en terminale.
Il ne s’agit là que de chiffres annuels. Qu’en est-il du redoublement dans la carrière scolaire d’un même élève ? La DEP suit la scolarité de panels, l’un d’élèves entrés en 6e en 1989 (nés vers 1978, et bientôt trentenaires), l‘autre d’élèves entrés en 6e en 1995 (nés vers 1984 et qui vont vers leurs 21 ans). Les deux tiers (66,6 %) du premier panel ont redoublé au cours de leur scolarité entre le CP et la terminale, (40,2 % ont redoublé une fois, 26,4 deux fois ou plus). Tous les milieux sont concernés, mais avec une différence du simple au double entre les enfants d’enseignants ou de cadres (41,1 et 48,8) et ceux d’employés de service ou d’ouvriers non qualifiés (81,3 et 77,6). Pour le second panel, peu d’élèves ont redoublé deux fois, et le redoublement à l’école est réduit, même s’il reste à 7,3 % au CP ; mais il reste fort au collège, et a même tendance à augmenter en 6e.
Ces chiffres globaux ne suffisent pas. Les propositions de redoublement sont très différentes d’une classe à l’autre, d’une circonscription primaire à l’autre, d’un établissement à l’autre, et leurs critères ne sont pas toujours explicités ; ils dépendent largement des enseignants.
Le redoublement touche davantage les élèves nés en fin d’année civile, et le mois de naissance intervient souvent dans les propositions de redoublement. Le redoublement pèse sur le jugement des professeurs et il amène les élèves à raboter leurs ambitions : à l’exception des meilleurs, les élèves qui ont redoublé au collège sont moitié moins nombreux que les autres à demander en fin de 3e à aller en 2de générale ou technologique, et moitié moins nombreux aussi à voir ce vœu satisfait. On a vu que tout ceci est très différencié socialement. Le redoublement est non seulement un problème pédagogique, mais aussi un problème politique.
Quelle efficacité ?
On peut donc s’interroger sur l’objectivité des décisions de redoublement, et sur son efficacité. Est-il nécessaire et bénéfique pour les élèves qui ont des difficultés comme beaucoup continuent à le penser ? N’est-il pas paradoxal de faire redoubler un élève parce qu’il n’est pas jugé assez mûr et de le mettre avec des élèves plus jeunes, encore moins mûrs ?
Une étude avait montré que les élèves de 1979 ayant redoublé leur CP avaient plus de difficultés, en français comme en mathématiques, que ceux qui, tout en étant faibles au CP, étaient passés au CE sans redoubler. « Tout se passe comme si le passage en CE1 et la confrontation à de nouveaux programmes et à des exigences plus élevées avaient été en définitive plus profitables que la répétition du CP. » (Caille) Plus largement, « quel que soit le moment du cursus scolaire, les élèves ayant redoublé ont, en moyenne, des résultats nettement moins bons que ceux qui n’ont pas redoublé » (HCEE) ; cela se voit dès la rentrée, avec des redoublants souvent démotivés. « Autrement dit, on rend plutôt service à un élève faible en ne le faisant pas redoubler » (HCEE), car il ne sera pas stigmatisé par son retard, même si ses résultats ne deviennent pas très bons. Il en est de même pour le redoublement de la 6e. Par contre, celui de la 5e semble bénéfique.
Des études plus récentes montrent que ceux qui redoublent dans les premières années de la scolarité ont aussi un niveau plus faible à l’entrée en 6e, et sont plus nombreux à quitter l’école sans diplôme ou sans qualification. Un redoublement plus tardif, en 5e, 4e ou 3e, ne produit pas les mêmes effets : 46,8 % des élèves qui ont redoublé la 3e décrochent un baccalauréat général ou technologique, contre 52,3 % des élèves en moyenne[[Les élèves admis en BEP sont plus en retard que ceux admis en lycée général.]] ; mais 8,7 % seulement de ceux qui ont redoublé leur CP obtiendront ce diplôme.
Combien ça coûte ?
Le redoublement a un coût : en coût unitaire d’une année scolaire/élève, un élève qui parcourt le cycle primaire en six ans ou le collège en cinq ans coûte 20 ou 25 % de plus que celui qui le fait en cinq ou quatre ans. Au niveau d’une classe, cela reste virtuel (s’il y a de la place pour 23 élèves, il y en a pour 24, sauf effets de seuil) ; à celui d’un établissement important, cela peut nécessiter une ou plusieurs classes supplémentaires. Au niveau national, le HCEE estime le coût du redoublement à 2 milliards d’euros.
Mais les établissements qui font le plus redoubler reçoivent les moyens en conséquence. C’est sur cette automaticité qu’il faut agir. Les élèves sont là, on ne peut pas supprimer simplement ces crédits. Il faut alors, comme le préconise le HCEE, un projet alternatif au redoublement pur et simple, visant à le prévenir par des actions de soutien quand les difficultés apparaissent, et en utilisant les cycles. La scolarisation en maternelle contribue aussi à la prévention du redoublement dans les premières classes, dont on a vu qu’il est le plus prédictif de difficultés durables.
Il s’agit bien de ne pas cautionner une pratique paresseuse, sans imagination, et finalement inefficace.
Jacques George, professeur honoraire.