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Rejouer Wegener…

Il y a quelques années, un article des Cahiers[[Jean-Pierre Astolfi et Florence Castincaud, « La leçon que l’on fait… et celle qu’ils apprennent », Cahiers pédagogiques n° 304-305, 1992, p. 88 à 93.]] avait clairement répertorié toutes les difficultés auxquelles sont confrontés les élèves au cours de l’apprentissage de leçons portant sur la structure de la Terre : risque de contresens sur les métaphores du discours scientifique, surcharge de mots nouveaux, difficulté à extraire de ce savoir en miettes le « concept intégrateur », etc. En effet, les connaissances en jeu dans ces leçons ne sont pas compliquées, elles sont complexes, c’est-à-dire qu’elles obligent à une synergie disciplinaire. Cette dimension complexe de l’objet de savoir est irréductible à une fragmentation dans le temps (objectifs successifs) ou une simplification. C’est pourquoi le dispositif d’apprentissage imaginé par l’enseignant doit à la fois assumer cette complexité et en rendre possible la prise en charge par la classe.

Découverte scientifique

Or, cette complexité de l’objet d’étude est le résultat (transitoire) du parcours épistémologique de tout savoir scientifique : jeu de forces contradictoires qui, réinvesties dans la classe peuvent, justement, motiver et mobiliser les énergies. Sur ce thème il y a débats, il y a enjeux… Aucune vérité intangible, mais des points de vue qui s’affrontent avec la dernière âpreté. Le recours au sacro-saint concret, plus rassurant, condamnerait l’émergence du sens. Avec Wegener ou la tectonique des plaques on n’est plus dans l’ordre de l’observation mais dans celui de la présentation d’un modèle.

L’idée didactique consiste donc à créer un dispositif relationnel à la fois isomorphe au contexte social de la découverte scientifique et à la nature complexe de cette découverte. C’est ainsi que douze rôles ont été proposés sur la base du volontariat aux vingt-six élèves d’une classe de cinquième. Certains rôles permettent de « rejouer Wegener » et les polémiques entre scientifiques, d’autres font vivre à la classe la complexité et l’indispensable transdisciplinarité. L’acceptation du rôle est entérinée au vu et au su de tous par la distribution d’une feuille de route préparée à l’avance par l’enseignant.

Quand la classe rejoue Wegener

Les rôles d’opposant et de partisan d’Alfred Wegener, mettent en évidence le concept intégrateur de la leçon : l’activité permanente de la croûte terrestre. Le gardien des « c’est comme » et des « c’est pas comme » alerte sur les métaphores : croûte, manteau, noyau, dérive, plaque… Les renifleurs de liens avec l’histoire-géographie et avec les autres disciplines assurent la continuité avec les savoirs antérieurs. Leur vigilance met en garde le groupe contre notre mode d’éducation qui privilégie la dissociation, la disjonction, le cloisonnement et qui nous rend ensuite comme le souligne Edgar Morin si lucides pour séparer mais myopes pour relier. Le compteur de mots nouveaux et le spécialiste de l’étymologie aident le groupe à supporter la surcharge de la mémoire de travail. Le cours s’interrompt : repérages des mots, explications, associations, inscriptions sur la feuille de route, laissent les temps nécessaires aux indispensables évocations pour la mémorisation. L’assistante sociale de Wegener attentive à l’écoute mutuelle entre les élèves surveille les déchirements entre partisans et opposants. Il s’agit d’aller jusqu’au bout des contradictions mais la cohésion du groupe doit être maintenue.

Dans une situation tout à fait classique de cours dialogué, le visionnement d’un document vidéo complété par l’étude du manuel et la consultation du dictionnaire, les rôles ont été mis en place sans coût pédagogique excessif. Grâce aux rôles, des cadres théoriques se mettent en place et les concepts ne sont pas manipulés de façon intuitive. Ainsi débattus et explicités, ils peuvent devenir des outils délibérés pour la structuration des connaissances. On évite l’écueil de la parcellisation des informations, la problématisation devient possible. Ce qui fait défaut à l’enseignement, c’est souvent de n’être pas assez théorique et du coup de n’être pas assez intéressant pour mobiliser l’énergie intellectuelle. Ici, le savoir étant rendu à sa nature sociale, l’enjeu théorique est un enjeu de société.

Les savants et les élèves

Le destin d’Alfred Wegener présente une exemplarité dont l’analyse entraîne les élèves à s’interroger sur l’aspect relationnel de la construction du savoir. Wegener est victime du cloisonnement disciplinaire de son époque et de la hiérarchisation des savoirs (météorologue, il est méprisé par les géologues). Il veut faire des liens, on ironise. Il tente de penser la surface terrestre en transdisciplinarité, la communauté scientifique résiste. Le compteur de sciences mesure avec le groupe l’ampleur des obstacles qui se dressent devant le malheureux savant.

Ces aspects de la vie de Wegener sont sans doute anecdotiques mais ils ouvrent de nombreuses pistes de réflexion collective. Les élèves, l’enseignant lui-même, ne portent-ils pas en eux ce mode de pensée réducteur et mutilant qui cloisonne les disciplines ? La transdisciplinarité, le travail d’équipe, thèmes pourtant récurrents des instructions officielles, sont-ils si faciles à mettre en œuvre ?
Lorsqu’une recherche en groupe tourne court, les diagnostics sont le plus souvent de type affectif : « Je n’aime pas cette discipline », « Ça ne m’intéresse pas », « On ne travaille pas ensemble », « On ne s’entend pas ». Or des savants refusent le dialogue, l’échange ou la mise en commun, non pas parce qu’ils ne s’aiment pas mais parce que la remise en cause est trop forte, que leur façon de penser le monde s’en trouve totalement transformée, en d’autres termes qu’ils n’arrivent pas à vaincre « l’obstacle épistémologique » et à faire le deuil de leurs vieilles théories[[Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin 1938.]].

C’est sur le cahier du scribe de la classe qu’ont été consignés tous les temps forts des échanges qui ont pu se dérouler. Le jeu des propos échangés et des interactions entre pairs ouvrent pour le groupe l’autonomie de la pensée.

Les connaissances sont manipulées, elles circulent. Les élèves discutent, s’apostrophent, transfèrent des grilles apprises lors d’autres séquences. Ils se piquent même de philosophie… Car si les opposants à Wegener ont mimé un savoir archaïque, ses partisans se voient contraints à leur tour de faire le deuil de la dérive des continents : « les continents, c’est pas comme les plaques ». Toutefois le groupe décide, se lançant dans la pensée métaphorique, que comme la croûte terrestre se régénère en permanence au fond des océans, au cœur des dorsales, la pensée de Wegener renaît sous une autre forme dans une autre théorie.

Je suis dans la classe mais pas dans le groupe

Ces rôles ont été proposés, choisis, acceptés, reconnus par tous dans le groupe. Ils mettent en valeur l’originalité des personnes. Sofiane choisit d’emblée le rôle d’opposant. Il l’est. Il a même un jour déclaré à la classe « je suis dans la classe mais pas dans le groupe. » Il se construit contre. Reconnaître officiellement la variable-sujet « compréhension par opposition » est loin d’être anodin. Linda accepte le rôle d’assistante sociale de Wegener. Elle dit dans l’évaluation vouloir être assistante sociale ou avocate. Elle intervient toujours judicieusement pour aplanir les angles ou trouver des alternatives aux sanctions. Un rôle, cela peut être aussi l’occasion de se connaître mieux et d’assumer socialement ce que l’on est intimement. Bruno s’est fait prier pour accepter le rôle de gardien des domaines (économique, politique, social et culturel) mais le groupe l’encourage. Flatté que ses compétences soient reconnues par tous, il accepte et déclare « Ça apprend la grille des domaines » ; il conforte encore un savoir.

Les discussions, les échanges qui accompagnent l’attribution des rôles sont l’occasion de prises de conscience, de réflexions sur le fonctionnement interne du groupe classe. Les élèves ont une image d’eux-mêmes, mais celle-ci peut devenir objet de confrontation. Les uns se mettent au service des autres, certains utilisent le rôle comme point d’appui pour faire un progrès, une autre teste une future activité professionnelle. Personne n’est enfermé dans le rôle, personne n’est obligé de participer, mais tous se trouvent amenés, à des degrés divers, à s’interroger sur eux-mêmes et leur fonctionnement dans la classe.

Choisir de mettre en place des rôles, c’est donner du pouvoir à l’élève dans son rapport au savoir en articulant les processus d’apprentissage et de socialisation. Jacques Levy[[Jacques Lévy, revue Espace Temps n° 31-32, 1985 : « L’enfant n’existe pas ».]] nous invite à une réflexion sur ce paradoxe que le plus sûr moyen de faire d’un enfant un adulte, c’est de le traiter en adulte. Les rôles qui autorisent la capacité à nouer des relations conflictuelles et contractuelles au sein du groupe supposent un desserrement du système de régulation. L’enjeu éthique est capital : les savoirs peuvent aider à grandir et à créer du lien social. Cette pratique des rôles est sans aucun doute plus porteuse de sens que les discours institutionnels sur la citoyenneté et ses dérives répressives. Elle permet de restituer à l’objet de savoir et à la démocratie leur commune dimension de construction permanente.