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Question de norme, question d’affects

Dans les groupes de formation en analyse des pratiques, lorsqu’ils abordent la question de l’orthographe, les enseignants constatent souvent que leurs élèves commettent systématiquement certaines fautes et pas d’autres. Certains élèves n’accordent pas les noms, les adjectifs, les participes passés en fonction du pluriel ou du genre, mais observent l’orthographe d’usage. D’autres font des fautes d’usage mais observent les accords dont la logique leur paraît plus rationnelle. Certains hésitent plus particulièrement sur l’orthographe des noms propres. D’autres enfin se cantonnent à l’orthographe sommaire et symbolique des SMS. Cette diversité ne s’explique pas seulement par des facteurs cognitifs.
Devoir procéder à des corrections orthographiques suscite des réactions variées. Nombre d’élèves et d’adultes trouvent les règles orthographiques arbitraires (elles connaissent trop d’exceptions), tandis qu’une petite partie se passionne pour l’orthographe, parfois même en raison de son caractère arbitraire. En effet, des règles pour lesquelles n’existe aucun repère logique apparent, en dehors de l’histoire de la langue, obligent à davantage de mémorisation et peuvent séduire des élèves qui fonctionnent prioritairement sur ce registre. Cependant la séduction peut également s’exercer sur certaines configurations psychiques : pour des personnes présentant une problématique un peu perverse, le culte du règlement pour le règlement revêt une signification particulière. En effet, la stricte observation d’une règle arbitraire tend à disqualifier la norme et à montrer paradoxalement qu’il n’y a pas plus de rationnel dans la règle observée (ici l’orthographe) qu’il n’y en a dans la culture et la morale sociale. Cet exemple nous montre simplement que l’hypercorrection comme son contraire résonne toujours avec la problématique psychique. En voici un autre exemple. Choisir l’orthographe adéquate, dans une dynamique de type obsessionnel, peut plonger un élève dans une perplexité paralysante ou dans la culpabilité et l’inciter à rayer, au dernier moment, la bonne réponse. La dictée, souvent, accentue ces réactions émotionnelles.

Un rapport à l’exigence d’autrui

Les réactions émotionnelles proviennent aussi de ce que la transmission de l’orthographe s’effectue dans le rapport à autrui. Comme en témoigne la tension qu’elle suscite dans l’éducation des enfants, l’orthographe symbolise d’une certaine façon le rapport à la norme. Le comportement de l’adulte qui enseigne l’orthographe ou du parent qui attend de l’enfant des compétences précises influence celui-ci. Par exemple, il lui demandera de lire pour améliorer son orthographe. La demande peut être raisonnable mais aussi excessive. La question de l’orthographe se trouve sous-tendue par le rapport à l’exigence d’autrui.
Dans le cadre de cette relation, que signifie l’exigence de pureté orthographique ? Elle peut masquer une ambivalence affective : éviter d’avoir à complimenter l’enfant, l’élève, l’étudiant sur la qualité d’un contenu (« c’est bien mais il y a des fautes »). Lorsque le souci de l’orthographe obsède littéralement les parents, il trahit éventuellement une certaine insatisfaction, une difficulté à se satisfaire de son enfant avec les imperfections qui sont les siennes, ou encore une insatisfaction de soi, dissimulée en angoisse retournée sur autrui. Dans d’autres cas, la chasse aux fautes peut aller jusqu’à signifier, par déplacement, le refus phobique de l’étranger, lequel, par définition, fait des fautes !
Par ailleurs, la norme orthographique, comme toute norme sociale, véhicule des valeurs implicites. Prenons l’exemple de l’accord en genre. Le grammairien Vaugelas impose, au XVIIe siècle, l’accord de l’adjectif au masculin pluriel avec une suite de noms masculins et féminins. Bien que l’accord avec le nom pluriel le plus proche soit admis, l’accord au masculin se répand et la pédagogie du début du XXe siècle formule la règle : le masculin l’emporte sur le féminin. Ici, la règle laisse entendre une hiérarchie entre les êtres.
Autre exemple, les noms patronymiques. Le port du nom de famille induit un rapport d’identité au clan et situe dans la société. La consonance et l’orthographe étrangères du nom peuvent l’exposer à l’exclusion (cas des Maghrébins français en recherche d’emploi). La clinique psychanalytique montre alors que la confiance dans le symbolique (dont le rapport à l’orthographe constitue un exemple) diffère notablement selon que le nom patronymique est ou non associé à une dévalorisation sous-jacente.
En résumé, nous dirons que l’orthographe comporte une dimension rationnelle (elle donne une intelligibilité à la communication), une dimension historico-sociale (certaines règles portent l’empreinte de rapports sociaux) et une dimension relationnelle en ce qu’elle implique (comme tout apprentissage) une transmission entre un adulte et un enfant. Pour toutes ces raisons, l’erreur orthographique peut ne pas être fortuite.

Erreur orthographique ou lapsus ?

En voici quelques exemples, rapportés par une enseignante de musique, professant dans un collège de la banlieue est de Paris. Lors des contrôles, remarquait cette enseignante, certaines œuvres de compositeurs subissaient des altérations. Ainsi les élèves citaient l’Ajaccio d’Albinoni et la sonate BMW de Jean Sébastien Bach. L’erreur s’effectuait à la faveur d’un déplacement de phonèmes. Mais s’agit-il encore ici de fautes d’orthographe ? Ne peut-il plutôt s’agir de substitutions inconscientes ? Les altérations semblent répondre à une certaine logique ; les mots obtenus sont liés par le sens à l’univers familier (vécu ou rêvé) des enfants : la BMW (symbole de réussite sociale), les vacances en Corse. Au message initial, beaucoup plus éloigné de ses références culturelles, l’élève a substitué son univers familier pour lequel il prend peut-être inconsciemment parti. Deux facteurs jouent ici, d’une part la structure linguistique qui autorise les substitutions, d’autre part le désir inconscient qui les fait naître. Freud présente de nombreux exemples de ces erreurs d’écriture ou de lecture dans La Psychopathologie de la vie quotidienne, et il suffit de s’y reporter pour se convaincre de leur fréquence.
L’hypothèse d’influences inconscientes dans les erreurs orthographiques donne un sens particulier aux déformations subies par les noms de famille. Voici quelques interprétations possibles : agressivité inconsciente à l’égard d’autrui (Freud, La science des rêves) ; malaise dans sa propre identité retournée en négligence à l’égard de celle d’autrui… Le malaise, toujours complexe, réfère aussi bien à la dynamique personnelle qu’au destin social (valorisation ou dévalorisation des noms de familles). Mais les déformations touchent aussi certaines particularités orthographiques, dont la logique semble inacceptable à certains sujets, comme l’accord de l’adjectif précédemment cité, qui conduit les femmes à entériner une représentation andro-centrée de la société, ou l’accord des noms de métiers au féminin, longtemps en débat. La clinique des apprentissages a ainsi permis d’établir certains liens entre déformations et « sentiment d’insécurité linguistique » (L.-J. Calvet). Les sociolinguistes montrent que les phénomènes d’insécurité linguistique touchent plus particulièrement les groupes minoritaires ou dominés de la société.
Bien sûr, les motivations inconscientes ne perturbent pas toujours l’application des règles acquises et automatisées. Cependant, lorsque la répétition, les dictées, les différents exercices de remédiation montrent leur impuissance à redresser une orthographe constamment fautive, il y a des chances pour que les motivations inconscientes jouent un rôle dans la dysorthographie.

Sylvie Pouilloux, psychanalyste, formatrice transversale à l’IUFM de Créteil.