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Le livre du mois du n°549 – S’engager pour accompagner. Valeurs des métiers de la formation

S’engager pour accompagner est le premier d’une série de trois ouvrages pensés ensemble par Mireille Cifali. Il s’intéresse aux métiers de la formation. Préserver une intériorité (à paraitre) concernera ceux de la relation et S’éprouver en présence (idem) ceux de l’enseignement. Trois essais : genre qui, pour l’auteure, fait « exister le littéraire dans un espace scientifique », et livre au lecteur une « écriture de la pensée » retraçant un itinéraire intellectuel à partir de textes déjà publiés ou de conférences prononcées.

Cette pensée se dévoile progressivement au travers de quatre parties, « Une altérité en acte », « Un engagement universitaire », « Un engagement formatif », « Au présent de mon engagement », et révèle les convictions qui donnent valeur aux métiers de la formation.
La première s’entrevoit dès le titre : S’engager pour accompagner. Un titre qui rapproche deux infinitifs qu’on tient plutôt habituellement à distance : s’engager, accompagner. Les rapprocher permet à Mireille Cifali de signaler les pièges possibles d’un accompagnement qui ne prendrait pas le risque d’occuper avec solidité la place nécessaire pour que la rencontre soit possible (ce qu’elle faisait déjà dans notre revue n° 393 d’avril 2001). « L’être humain ne se construit que dans le contact avec l’autre », ce qui peut passer « par la confrontation et la bousculade ». L’auteure questionne au passage une forme de bienveillance qui, au nom du respect inconditionnel, conduirait à déserter la « consistance » voire la « résistance » nécessaires pour que la relation soit une rencontre qui autorise une mise en mouvement. Que vaudrait en effet une formation qui ne permettrait pas ce déplacement ?

La pratique du métier de formateur convient mal à qui cherche à s’économiser ou avance avec frilosité dans la relation. Elle nécessite au contraire de l’investir, d’habiter sa parole, une parole adressée, pleine de la présence de celui qui la profère. Cet appel à la présence ponctue tout l’ouvrage, une présence à l’autre qui n’est rendue possible qu’en préservant une quête d’un savoir jamais assuré, en faisant place aux doutes « pour se maintenir vivant ».

Loin de « l’assurance tranquille d’être dans le vrai », Mireille Cifali invite à la vigilance vis-à-vis de théories qui dicteraient la vérité. Elle décrit le risque d’idéalisation d’une rationalité qui ne suffit pas à elle seule pour « tenir dans l’agir quotidien ».

Avertissement salutaire dans un contexte où certains usages de la science tendraient parfois à dicter aux personnes leurs conduites et à les déposséder de leur responsabilité, en oubliant que la conduite éthique commence « là où on agit alors qu’on est face à des indécidables ». « Toucher juste ne peut se faire que dans l’instant où nous sommes mutuellement engagés. » La présence à l’autre est bousculée par la rencontre de la différence : l’altérité dérange. Nous « ne pouvons pas [l’]être [dans le juste] tout seuls. Si l’autre est ailleurs, nous avons à l’entendre ».

Les engagements universitaires et formatifs de l’auteure l’ont conduite à développer une démarche clinique en formation, à s’appuyer sur les vertus de l’écriture, à développer l’analyse des pratiques. Le retour de Mireille Cifali sur ses propres pratiques permet au lecteur de mieux saisir les exigences du métier de formateur : se délester d’un rapport sacralisé et normatif au savoir, développer une « sagesse pratique » nécessaire pour « rendre intelligent celui qui est impliqué dans des situations complexes et souvent difficiles à comprendre ».

Cet ouvrage offre l’occasion d’une rencontre précieuse : celle d’une intellectuelle qui relit son histoire professionnelle en partageant ses doutes, ses questions, sa recherche permanente d’une parole et d’une attitude justes et qui donne à entendre au lecteur son « labeur » pour mieux comprendre ce qui, dans la relation, ouvre à un espace vers davantage d’humanité, afin que la formation tende vers « un surcroit d’être et pas seulement de savoir ».

Nicole Priou

Questions à Mireille Cifali

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« La transmission du savoir demande de l’engagement », dites-vous dans l’avant-propos. Mais l’engagement (terme emprunté au vocabulaire de la militance) n’expose-t-il pas parfois aux dérives du prosélytisme ?

Quand le titre de l’ouvrage s’est imposé, je n’en ai pas tiré toutes les conséquences. Il y avait une évidence. J’ai tenté, dans l’introduction, de définir de quel engagement il s’agissait, en l’assumant alors qu’il appartient à la militance, qu’elle soit pédagogique ou politique. La militance souhaite être rejointe, transmet des convictions qui, à l’extrême, ne doivent être ni interrogées ni critiquées. Évidemment, l’engagement dont je parle n’est pas contraire à un esprit critique, à un travail de pensée. La démarche scientifique s’en méfie, affirme s’appuyer sur des démarches objectives où le chercheur s’abstrait d’un engagement personnel. Trop simple. Un chercheur est impliqué, et ses découvertes demandent de l’imagination, de l’intuition. Dans une démarche clinique[[Sur la démarche clinique, voir cette conférence donnée à l’université de Cergy : https://m-url.eu/r-1r4j]], nous reconnaissons cette implication subjective, elle autorise autant qu’elle interdit : il s’agit de la penser et non de l’effacer.

Dans cet ouvrage, j’ai pris ma pratique de formation comme objet de ma réflexion. C’est un travail qui a demandé des années. Il se concrétise ici, comme un concentré, alors qu’il est le fait d’occasions, avec, entre elles, des années de silence. Les avoir réunies pourrait donner à supposer au lecteur que je me présente comme un modèle à imiter. Loin de moi cette idée. Si j’ai une intention, c’est qu’un formateur soit rendu légitime quand il réalise lui-même un tel travail de pensée, qu’il soit interpellé sur une autre scène que celle des savoirs positifs, car la transmission demande effectivement un engagement sensible (ni retrait, ni envahissement) pour faire présence à l’autre, lui permettant d’accueillir notre enseignement.

Vous revendiquez « une corporéité du savoir, indispensable à la transmission, pour qu’on ne reste pas au bord, détaché » : une réserve vis-à-vis des neurosciences qui pourraient réduire la personne à son cerveau ?

J’espère que nul neuroscientifique ne commet l’erreur de réduire une personne à son cerveau. C’est une personne qui pense, pas un cerveau. Les neurosciences peuvent apporter des éléments très intéressants, donnant parfois du poids à des intuitions que des pédagogues ont eu, parfois les contredisant. On ne peut faire table rase des connaissances qui se sont construites dans le passé. À chaque époque, ce déni de l’histoire, au nom d’une nouveauté radicale, nuit. C’est dans l’articulation, la confrontation, que l’on garde les nuances. Il s’agit d’être plus modeste, de s’articuler à d’autres disciplines des sciences humaines, une seule discipline ne peut les supplanter toutes. Or la transmission est relationnelle, elle est rencontre entre un professionnel et celles et ceux qui ont à apprendre, à se former. Donc mon choix va vers des travaux qui articulent clinique et neurosciences, comme ceux que mène Michelle Bourassa au Québec.

Le crédo contemporain d’un « tout scientifique », le recours à des modèles prêts à porter en formation vous semblent des impasses. Vers quoi devrait-elle évoluer pour ne rien céder « quant aux processus d’humanisation » ?

Quand j’entends que, grâce aux neurosciences, les sciences de l’éducation seront enfin scientifiques, l’historienne que je suis s’étonne, pour ne pas dire sourit. Édouard Claparède était également certain que l’acte d’enseigner pourrait être déterminé scientifiquement grâce à l’essor d’une psychologie en particulier expérimentale. Un siècle plus tard, on entend la même intention, clamée presque naïvement (j’ose le terme) à cause d’une non-prise en compte de l’histoire. Certes l’imagerie du cerveau a fait des progrès, mais elle ne peut à elle seule résoudre l’énigme de l’apprentissage dans sa singularité. Cette prétention est dangereuse.

Je ne suis pas contre les modèles prêts à porter, mais nous savons aussi que leur efficacité dépend de bien d’autres facteurs que leur contenu. Il s’agit de les adapter, d’entendre comment réagit un autre, de ruser, de penser, de transformer, de devenir intelligent et non de les appliquer comme s’ils suffisaient à eux-mêmes. Cela demande aux enseignants d’être autonomes, partenaires, avec des espaces pour penser. C’est le terrain qui peut rendre une découverte scientifique porteuse d’espoir pour celles et ceux qui sont particulièrement en difficulté. Pour moi, toute transmission de savoir est « transmission d’humanité », et elle se fonde sur des valeurs que nous tentons d’égrener depuis si longtemps. À cet endroit, nous avons à persévérer. C’est ce que j’essaie de tenir dans cet ouvrage.

Propos recueillis par Nicole Priou