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Le livre du mois du n°562 – Éducation ou barbarie

«Éducation ou barbarie : il faut aujourd’hui choisir » : la dernière phrase de l’ouvrage récent de Bernard Charlot est devenue son titre. Dans le prologue, l’auteur précise : « Il y a barbarie dans toute situation, rencontre, relation entre humains dans laquelle l’un nie l’humanité de l’autre, [il] rompt [ainsi] le lien d’appartenance à un monde commun et du même coup se place lui-même hors humanité : la barbarie est contagieuse. » Une seule alternative à la barbarie : l’éducation, qui prépare à être « responsable de l’état actuel et futur du monde ».

Cet ouvrage porte un projet ambitieux : faire resurgir une question enfouie aux yeux du chercheur, celle du sens d’une vie. Parce que nous vivons dans une nouvelle configuration (la logique du marché et de la concurrence généralisés), il nous faut en urgence tenter de discerner ce qui peut « fonder une réflexion pédagogique et des pratiques guidées par certaines valeurs ». Repenser la question de l’éducation dans la société contemporaine.

L’exploration est large : pédagogies anciennes et nouvelles, discours actuels sur l’éducation (de la neuroéducation au transhumanisme, en passant par la cyberculture), approches philosophiques contemporaines, paléoanthropologie et épigénétique. Selon le point de vue avec lequel on aborde la lecture (plutôt historique, philosophique, génétique ou anthropologique), on n’en tirera pas les mêmes conclusions.

Bernard Charlot lance une alerte face à ce qu’il nomme le « silence anthropologique de notre époque », muette sur les valeurs et finalités qui donnent cohérence à un ensemble de pratiques d’éducation. Les discours ne manquent certes pas, mais ils visent massivement à améliorer la productivité de l’apprentissage dans une logique libérale, où le principe du « chacun pour soi et en concurrence avec les autres » est premier. Ils ne proposent plus sens et valeurs mais performances, là où il conviendrait de s’accorder sur les formes d’humanité souhaitables.

Pour l’auteur, l’impact de l’action militante a bien du mal à transformer les pratiques dominantes autrement qu’à la marge. « Si on veut vraiment changer l’école, ce n’est pas dans quelques ilots de survie et avec une minorité de personnes admirables qu’on pourra le faire, mais avec les enseignants normaux pris dans les multiples contradictions de la société contemporaine. »

Comment ? La conclusion esquisse quelques pistes. La première consiste à refuser l’actuelle dictature de la note pour éviter que la formation soit grignotée par l’évaluation. S’il ne s’agit pas de renoncer à toute exigence, la « performance » recherchée doit aller vers le progrès vis-à-vis de soi-même et non vers une mise en concurrence par rapport aux autres. Une deuxième invitation : retrouver une maitrise du temps pédagogique et du temps de vivre ; rompre avec la course folle qui empêche les élèves d’apprendre et les enseignants d’enseigner ; desserrer l’emprise de l’école sur la vie des jeunes. Ivan Illich nous y invitait déjà il y a cinquante ans. « Que faut-il enseigner ? », s’interroge encore l’auteur. S’il n’entre pas dans des propositions précises, il engage à sortir de la logique « bancaire » déjà dénoncée par Paulo Freire (logique qui accumule les contenus d’enseignement) et à passer de ce qu’il est « utile » d’apprendre à ce qu’il est « important » d’apprendre pour « occuper le monde avec humanité et s’occuper de lui ». Il s’agirait donc de penser l’éducation comme humanisation solidaire.

Du rapport au savoir sortait il y a vingt-trois ans. La publication de ce nouvel ouvrage intervient en pleine crise du coronavirus et donne de ce fait un relief particulier aux questions traitées : redéfinir ce qu’est l’être humain, le regarder non comme un individu isolé, mais immergé au sein de l’humanité, comprendre quelle place il peut y prendre. Des questions essentielles. Un ouvrage stimulant.

Nicole Priou

Questions à Bernard Charlot

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Photographie Schirlene Reis – Ascom-UFS

Vous dites qu’être de gauche en matière d’éducation, « ce n’est plus si clair qu’avant ». Cela implique quoi ?

C’est refuser de s’inscrire dans une pédagogie de la concurrence et de la performance compétitive et donc revoir, dans un premier temps, les pratiques d’évaluation. On ne changera pas l’école et le système scolaire (si ce n’est à la marge, comme le font quelques groupes actuellement) si on ne remet pas en cause radicalement les pratiques actuelles d’évaluation.

Vous insistez sur la nécessité, pour vraiment changer l’école, de le faire avec « les enseignants normaux pris dans les multiples contradictions de la société ».

On peut toujours construire des pratiques pédagogiques plus intéressantes dans nos systèmes, comme le font certains groupes de militants. Mais pour changer vraiment l’école, il faut la changer avec des gens normaux, qui ne sont pas des héros pédagogiques, pas des militants, des saints, ont une famille, veulent bien faire leur travail et tentent de survivre comme ils le peuvent dans les logiques institutionnelles d’aujourd’hui. Il nous faut proposer des pratiques qui ne soient pas héroïques, mais qui changent fondamentalement les choses pour la grande masse des écoles. Contre les logiques de la performance, de la concurrence, de la compétition qui sont des logiques capitalistes, je mets en avant une exigence de retrouver la question de l’homme dans l’éducation. La crise du coronavirus nous conduit à choisir entre sauver des vies ou valoriser une certaine idée d’une économie immédiatement productive. Faire le choix de laisser mourir les vieux pour ne pas avoir trop de dégâts économiques n’est pas acceptable.

Votre livre sort en pleine pandémie. Sur quoi cette actualité vous donne-t-elle envie d’insister ?

Les logiques actuelles de productivité et de compétences développent des discours de l’utile, y compris chez les élèves : « À quoi ça sert ? » Or, une grande partie de ce que nous enseignons ne « sert » à rien, ce qui ne veut pas dire qu’on ne doive pas l’enseigner. La grammaire ne sert à rien, mais étudier le langage est une chose importante, car seul l’homme parle. Maintenant, quand des élèves me demandent « à quoi ça sert ? », je réponds « ça ne sert à rien ». Ils sont surpris parce qu’ils attendent un mensonge pédagogique. En retour je leur demande : « Et le football, ça sert à quoi ? et danser, ça sert à quoi ? » Je défends l’idée qu’il faut sortir de cette logique de l’utile et réfléchir sur ce qui est important. Je ne prétends pas imposer ce que je considère important : humanisation, socialisation, singularisation. Si d’autres ont une autre idée, nous pouvons en débattre. Mais l’utile, ça suffit. Ça nous mène à ces nouveaux discours, notamment celui de la neuroéducation : les neurosciences produisent des résultats qui méritent attention, mais leurs résultats restent dans une logique d’optimisation des processus de mémorisation et d’apprentissage, donc d’utilité. Moi je demande : « Et l’important ? » Je récuse toute généralisation hâtive qui conduit à définir une façon d’enseigner.

Pour dépasser la logique du chacun pour soi et du court terme, quels changements de pratiques au quotidien en classe peut-on envisager ?

Nous n’avons pas à inventer des pratiques pédagogiques complètement nouvelles : beaucoup d’enseignants savent faire. Si je réintroduis une perspective anthropologique, avec appui sur la paléoanthropologie, c’est pour inscrire ces pratiques dans l’histoire humaine dont nous sommes des maillons (on le voit avec la crise sanitaire mais aussi avec les questions écologiques). Il faut recommencer à penser les hommes comme un moment dans une histoire humaine, dont nous sommes héritiers vis-à-vis des générations antérieures et comptables vis-à-vis des générations futures : quels contenus intellectuels, quelles valeurs voulons-nous transmettre aux générations futures ? Question centrale.

« On ne transformera pas [la société] si on ne transforme pas aussi l’éducation et l’école », écrivez-vous. Les mouvements pédagogiques et d’éducation populaire peuvent-ils y contribuer ?

Ça fait plus de trente ans que j’en débats avec certains d’entre eux. D’un côté, je défends les mouvements pédagogiques qui essaient de changer les pratiques éducatives aujourd’hui, sans attendre, là où ils se trouvent. D’un autre côté, je les critique quand ils se referment sur eux-mêmes et deviennent des mouvements de militants admirables et qui s’admirent, quand ils se pensent dans une logique héroïque et non plus une logique d’avancée pour tout le monde. Le problème est de changer les pratiques partout, avec tous les enseignants, et pour cela, il faut que les militants pédagogiques soient liés d’une façon ou d’une autre avec des militants sociaux et, éventuellement, avec des militants politiques, et ne pas refermer la militance sur elle-même.

Propos recueillis par Nicole Priou