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Du rond au carré

Changements pour l’égalité (CGé), mouvement sociopédagogique belge, a réalisé une étude intitulée « Apprendre en maternelle : dépasser la bienveillance ». Cette étude prend appui sur les écrits de Danielle Mouraux[[Danielle Mouraux, Entre rondes familles et école carrée… L’enfant devient élève, De Boeck, 2012.]] pour analyser des séquences filmées en maternelle trouvées au hasard du net. Dans cet article nous nous arrêterons sur une vidéo de laquelle nous avons extrait quatre brèves séquences.

Famille ronde et école carrée

Pour saisir l’analyse qui en est faite, il faut s’arrêter un instant sur les concepts de famille ronde et école carrée. La famille est dite « ronde » parce que sa raison d’être, son sens, est affectif – on est là parce qu’on s’aime, parce que les relations qu’on y développe sont individuelles, de personne à personne, parce que le savoir dont on s’occupe est particulier, lié au contexte de vie et parce que les critères sont appréciatifs, on aime ou on n’aime pas.

L’école est dite « carrée » parce que son sens est cognitif – on est là pour apprendre, parce que les relations qu’on y développe sont collectives allant vers le professionnel – on est ensemble pour travailler qu’on s’aime ou non, parce que le savoir tend à l’universel, et parce que les critères sont évaluatifs, en rapport avec un objectif.

Cette description est faite à partir d’un regard sociologique sur l’école et les familles. Elle gomme donc toutes les nuances entre les familles et les écoles et fait comme si toutes ces entités étaient équivalentes. Or si les écoles sont déjà différentes entre elles, alors qu’elles ont officiellement les mêmes missions, les familles le sont encore plus. Beaucoup de familles des milieux les plus aisés pratiquent les différents modes de fonctionnement selon les temps et les lieux en en privilégiant certains. Par exemple, les familles d’enseignants ont souvent un mode de fonctionnement où le sens cognitif, le savoir universel et des critères évaluatifs sont déjà fort présents.

Dans les familles de milieux populaires, les modes de fonctionnement sont essentiellement ronds. Les enfants de ces familles qui entrent à l’école n’ont pas encore appris les autres modes de fonctionnement. Ils sont parfaitement capables de les apprendre à condition que leurs enseignants soient conscients de la nécessité d’en faire un objet d’apprentissage. L’analyse des séquences suivantes va nous montrer où le malentendu peut s’installer. Les moments que nous avons observés sont simplement des révélateurs et ne déterminent en rien la qualité d’ensemble du travail des enseignants.

Vous avez fini ? (5″-27″)

Dans la vidéo choisie (http://www.reseau-canope.fr/bsd/sequence.aspx?bloc=436220) on suit deux enseignants débutants qui regardent et commentent des moments de vie en classe de petite section. Nous nous sommes essentiellement penchées sur des séquences filmées en classe, mais les commentaires des enseignants nous ont apporté des éclairages importants.

L’enseignante est assise avec un groupe et entend qu’un autre groupe a fini.
— Vous avez fini ? C’est bien, vous avez fini.
Elle quitte la table et le groupe avec lequel elle était assise et rejoint l’autre table. Certains élèves ont leur bol rempli d’objets d’une seule couleur ; une petite fille a tout mélangé. L’institutrice reprend les objets des bols et les mélange au milieu de la table.
— Alors, regardez ce qu’on va faire, on va tous les mélanger et on va mettre tous les petits éléphants ensemble. Tous les petits éléphants.
Elle retourne à la première table.

Dans cette brève séquence d’interaction on peut observer que I’enseignante ne fait aucun commentaire sur la réalisation de la tâche ni sur l’adéquation à la consigne de l’activité. La petite fille qui a tout mélangé peut continuer à croire qu’elle a bien fait. Elle n’a aucune indication qui lui permette de comprendre qu’il y avait un apprentissage (de classement) à acquérir derrière la tâche à accomplir. L’objectif carré des activités proposées aux élèves relève souvent de l’abstrait ; il est rarement explicité, surtout avec de jeunes enfants : ici, il s’agit de l’opération intellectuelle du classement, compétence essentielle dans le développement cognitif et dans la compréhension de l’Écrit. C’est bien cela qui doit être proposé explicitement aux élèves. Or, on le voit et cela est confirmé dans l’entretien avec l’enseignante, cet atelier est « occupationnel avec une consigne » : les élèves sont mis au travail sur une tâche sans qu’il leur soit indiqué le savoir qu’elle contient. Tous ne pourront pas le deviner.

Apparemment, l’activité reste individuelle et ne devient pas professionnelle : chaque élève a son bol, travaille seul, et surtout, aucun échange n’est suscité quant à la manière de réaliser l’exercice. En voyant le bol où les couleurs sont mélangées (mais l’a-t-elle vu ?), l’enseignante aurait pu sauter sur l’occasion pour poser et collectiviser le problème, pour inviter les élèves à un conflit cognitif concernant le classement et son critère. Sans évaluation du travail réalisé, les élèves ne peuvent pas apprendre ; ils restent des enfants ronds, qui se sont plus ou moins amusés ou ennuyés.

On colorie une vache (5’00-5’35)

L’enseignante est assise à une table avec un groupe de quatre enfants.
— Alors on commence ? Vous êtes prêts ?
On devine qu’elle lance un dé et qu’il indique le Un.
— Alors, combien il faut colorier de petites vaches là ? (L’enseignante montre la fiche) Combien il faut en colorier ?
— Un (répond un enfant)
— Une oui, mais il faut colorier celles qui sont à côté, pas celles-là. Combien est-ce qu’il faut en colorier ? C’est marqué là.
— Une
— C’est bien. Il faut colorier une vache. Attention, on ne colorie qu’une seule vache. (Elle montre 1 avec le pouce.)

Ici, le niveau d’abstraction est très élevé pour des enfants de 3 ou 4 ans. L’enseignante n’offre pas d’objets à manipuler pour compter et passer de la représentation schématique du dé au coloriage d’une vache. En insistant sur le fait de ne colorier qu’une seule vache, l’enseignante envoie le message que l’important, c’est l’accomplissement correct de la tâche et ne fait pas le lien avec le jet du dé. Les élèves sont plongés dans un malentendu sociocognitif : ils entendent et comprennent que ce que l’enseignante attend, c’est le coloriage d’une vache. On peut imaginer que certains vont donc s’appliquer à colorier, si possible sans dépasser, avec de belles couleurs, afin de faire une jolie vache. Ceux-là resteront coincés dans une tâche d’exécution qu’ils effectueront de manière ronde, chacun pour soi, en mettant l’accent sur le beau. La référence au dé, au Un, donc au nombre et au comptage, est complètement omise. L’enseignante ne dévoile pas le savoir carré (dénombrer) qui se cache derrière le coloriage. Elle n’explique pas que le coloriage sert de preuve à l’activité intellectuelle de dénombrement.

Que vont faire les bleus ? (6’08-6’53)

Dans cette séquence l’enseignant est assis à une hauteur d’adulte et tient un grand tableau devant lui avec des objets et étiquettes accrochés illustrant les ateliers programmés.

— Que vont faire les bleus ?
Un enfant s’agite, l’enseignant fait le geste d’abaisser sa main plusieurs fois et lui signifie d’attendre en prononçant cinq fois « après ».
Il accompagne sa parole de gestes de la main pour montrer ce qu’il attend des enfants.
— On va faire la peinture (dit un élève).
— Exactement, vous allez faire la peinture et où est-ce que vous allez aller pour ça ?
— On va aller avec Véronique.
— Exactement, vous allez aller avec Véronique.
Un enfant parle.
— Après, après, attends, c’est à moi de parler d’abord (en faisant des signes de la main). Vous allez faire de la peinture. Vous allez vous mettre contre le plan vertical avec les feuilles jaunes et vous allez dessiner ce que vous voulez avec la peinture, vous avez les pinceaux…

L’enseignant tente de rendre le moment d’organisation des ateliers vivant en utilisant un tableau aimanté. Mais en le tenant devant lui, il coupe toute sa présence physique au groupe. La lecture de son non verbal en est compliquée. Coupé des élèves par le tableau, ses gestes de la main ressemblent à des marionnettes qui s’agitent plus qu’à des gestes d’apaisement.
À un moment, il insiste sur le fait que c’est à son tour de parler et que les enfants parleront après, mais sans dire quand ce temps viendra. On comprend dans l’analyse qui en est faite que cette séquence illustre la difficulté de donner et de faire respecter les consignes. Les enseignants mettent l’accent sur la clarté, la concision et la répétition des consignes. Ils semblent dépités face à l’absence d’écoute chez les élèves, à leur distraction qui serait la cause de l’exécution incorrecte des tâches. Ils soulignent le fait que certains élèves oublient ce qu’ils doivent faire… Ces constats sont à mettre en lien avec le malentendu sociocognitif fondamental qui s’installe dans la classe à l’insu des enseignants. Durant l’auto-confrontation, ces derniers citent clairement les objectifs qu’ils fixent aux diverses activités ; ils savent très bien ce qu’ils cherchent à faire acquérir à leurs élèves. Mais dans leur pratique quotidienne, ils ne le leur disent pas. Ce lien entre tâches et savoirs n’est ni montré ni explicité. Les élèves sont mis au travail davantage sur la tâche que sur le savoir. S’ils ne l’ont pas déjà appris en famille, ils ne comprendront pas ce qu’ils doivent apprendre.

Qu’est-ce qu’il mange, Loupi ? (8’45-9’26)

L’institutrice est debout près de la mascotte de la classe. Les enfants sont autour d’elle sur des bancs en carré.
— On donne un petit bout à Loupi, un petit bout à Loupi. On lui met là, il le mangera tout à l’heure. Il aime ça aussi lui, non ? Qu’est-ce qu’il mange Loupi ? Vous le savez ?
Elle s’assied.
— du pain (propose un enfant).
— du pain ? Et quand il vient à la maison avec vous, il mange quoi ?
— ai donné du poulet et des pâtes (dit une petite fille).
— Tu lui as donné du poulet et des pâtes à Loupinou ? Ah, ben, il devait être content. C’est pour ça qu’après il revient et il est tout sale.
— J’ai donné du gâteau.
— Tu lui as donné du gâteau ?
Un enfant s’approche et dit quelque chose
— si vous avez soif, vous me le dites, dit-elle en se levant…

Ici, l’enseignante part du rond des enfants en s’appuyant sur leur expérience, ajustée à leur envie de parler d’eux et de leur vécu. Mais elle ne s’y attarde pas et n’utilise pas cet appui rond pour rebondir vers le carré, qui aurait pu traiter par exemple de l’alimentation des lapins ou de la manière de laver le lapin en peluche si on l’a sali. Elle explique dans l’entretien qu’elle n’ose pas se lancer dans une discussion en grand groupe, qu’elle a peur de ne pas pouvoir canaliser ce moment où les élèves parlent tous en même temps et de choses très différentes, qui vont dans tous les sens.

Le langage spontané, rond, sert à dire à l’autre que l’on existe : on raconte sa vie, on dit ses sentiments, on émet des jugements, on exprime son avis, le tout via une manière de parler propre au milieu socioculturel auquel on appartient.

Mais une fois en classe, il s’agit d’acquérir un tout autre langage, carré, qui sert à dire ce que l’on comprend et sait, via un autre vocabulaire, une autre syntaxe, d’autres règles, l’occasion de montrer aux enfants qu’il y a une autre façon de s’exprimer à l’école et qu’ils peuvent et doivent l’apprendre pour devenir élèves.

Apprendre à chaque enfant tel qu’il est, avec toute sa rondeur à devenir élève, le guider du rond vers le carré ; la gageure est importante mais essentielle dans la lutte contre la reproduction des inégalités. La prise de conscience des risques et le regard réflexif sur les pratiques sont un premier pas nécessaire. Ensuite, les défis sont nombreux et doivent être relevés à différents niveaux. Là aussi un regard lucide et exigeant sera probablement plus porteur qu’une bienveillance anesthésiante.

Sandrine Grosjean
Chargée d’étude et de relations publiques, ChanGements pour l’égalité – mouvement sociopédagogique