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De l’Ehpad à la maternelle

Tous les ans, depuis maintenant trois ans, j’embarque dans un voyage lecture intergénérationnel. Grâce à l’énergie et la créativité d’une petite équipe de passionnés emmenée par Véronique Lombard, nous (mes élèves et moi) voyageons à moindre cout à travers le temps et les continents de ce vaste monde. Les différents postes de professeur documentaliste que j’ai occupés m’ont amenée à travailler avec différents publics et plus particulièrement des élèves à besoins éducatifs particuliers. Qu’ils appartiennent à l’enseignement général et professionnel adapté, à l’unité localisée pour l’insertion scolaire ou encore qu’ils soient allophones, beaucoup n’aiment pas la lecture mais, paradoxalement, passent beaucoup de temps au CDI. J’aimerais partager mes coups de cœur avec eux, mais les réponses sont toujours les mêmes : « J’aime pas lire, trop gros, pas assez d’images, etc. » Mes fictions n’ont pas la cote.

Une invitation, une révélation

C’est un peu par hasard que je réponds à l’invitation de Livralire, une association chalonnaise qui propose clés en main des outils pédagogiques pour travailler sur des albums de littérature jeunesse. Je reste songeuse car dans mon CDI j’ai bien des albums, mais dès que j’ose les présenter, on me répond « mais madame, les albums, c’est pour les petits ! ». Je dois avouer que mon argumentaire manque de persuasion tant auprès de mes collègues que de mes élèves. C’est donc pleine d’espoir que je me rends à la présentation de ce voyage lecture intergénérationnel.

Après une matinée d’échanges, une scénographie et dix albums découverts, c’est une révélation, les albums sont à mon sens la clé pour réconcilier mes ados avec les albums et la lecture. À mon retour au collège, je ne réussis pas à convaincre mes collègues et décide de mener seule le projet. Pour cette première année, je décide de faire ma valise avec une classe de 5e Segpa (sections d’enseignement général et professionnel adapté). Dans le cadre de leur enseignement professionnel, certains seront amenés à effectuer un stage dans l’Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) voisin. Le partenaire de ce voyage lecture est donc tout trouvé. Je présente avec enthousiasme le projet aux élèves en reproduisant la scénographie présentée. Les élèves sont étonnés par cette présentation : « Ça change madame, ça donne envie de lire. » Mais quand je leur annonce qu’ils vont devoir lire les albums et jouer la scénographie à leurs ainés de l’Ehpad, les visages se ferment et la rébellion retentit dans le CDI. « Quoi ? Il va falloir lire, mais madame on sait pas lire, et comment voulez-vous que l’on joue votre truc : on ne lira pas, on n’ira pas chez les vieux ! » La suite s’annonce difficile. On avance à petits pas, j’arrive à les persuader d’ouvrir les albums, de regarder les illustrations puis de les lire. Convaincue qu’ils sont capables de jouer la scénographie, je les mets au défi et ils finissent par accepter. Ils reprennent confiance et le grand jour arrive. Les questions se multiplient et les « et si… » reprennent le dessus : « Et si on se trompait ? Et si les vieux s’endorment pendant que l’on joue ? Et si ça ne les intéressait pas ? Et si, et si… » J’essaye de rassurer, même s’ils s’aperçoivent vite que je n’ai pas toutes les réponses à leurs questions. La pression monte, dans la salle commune de l’Ehpad une partie des professeurs sont là ainsi que le directeur de la Segpa. La musique démarre, le premier se lance, la voix fébrile, les autres suivent sans un accroc. Une valse termine la présentation, un élève s’approche et me demande à mi-voix : « Vous croyez qu’on peut les inviter à danser ? » Les couples se forment entre nos élèves et les ainés. C’est donc ça le voyage intergénérationnel !

Durant cette aventure, les élèves ont gagné confiance en eux et m’ont épatée. Quant à la réconciliation avec la lecture, nous sommes à la fin de l’année scolaire. Il va falloir attendre pour en voir les répercussions. Dès la rentrée, les élèves, accompagnés de leur professeure de français, me demandent si cette année ils peuvent avoir les nouveaux albums. Je n’ai donc pas le choix, mais ce n’est ni contrainte ni forcée que je pars à nouveau en voyage avec la collègue nouvellement nommée. Cette dernière ne connait pas le projet, elle se laisse embarquer sans à priori sur les albums. Nous assistons ensemble à la présentation de la scénographie des nouveaux albums que nous jouerons à notre retour. Nos élèves ont grandi, ils sont en 4e et ils ont envie d’aller plus loin dans les albums et de réellement se les approprier. Les élèves lisent les huit albums et aimeraient, dans le cadre de leur parcours professionnel, travailler avec des petits.

De l’EPHAD à la maternelle

Le pack de lecture proposé est destiné aux lecteurs à partir de 10 ans. Il est évident que dans la sélection, un certain nombre n’est pas destiné aux tout-petits. Nous l’expliquons sans tabou aux élèves, mais ils nous répondent que certains peuvent l’être, et ils n’ont pas tort. Quatre albums seront retenus, les élèves font les premières démarches. Ils prennent contact avec les écoles maternelles et présentent le projet. Ils imaginent des présentations toutes plus créatives les unes que les autres. Ils invitent leurs auditeurs à devenir acteurs des albums. Nous sommes épatés par leurs propositions. Les premiers, grâce aux lectures épicées de Livralire, proposeront un théâtre d’ombres chinoises sur un fond d’histoire de princesse et de dragon. Un autre proposera un jeu de domino animalier invitant à créer des mots-valises. L’autre groupe imaginera, pour présenter la ville de Paris, un plan géant avec des monuments en paper toys et la création de devinettes. Enfin, le dernier groupe créera un tablier à comptines. Ces réalisations ont été possibles grâce aux professeurs d’ateliers qui se sont, eux aussi, emparés du projet, à la demande des élèves. L’album établit aussi du lien entre les équipes pédagogiques ! Les élèves iront dans l’école maternelle pour présenter leurs lectures ; en retour, ils recevront des élèves de maternelle des œuvres plastiques inattendues, réalisées avec leur professeur des écoles.

Carnets de voyages

Cette année est particulière, je viens d’obtenir ma mutation dans un nouvel établissement et il n’est pas concevable que je ne parte pas en voyage. Contrairement à la première année, j’ai l’expérience et les arguments pour défendre l’intérêt de travailler autour des albums. Je ne connais pas l’équipe pédagogique ni les projets, mais j’ai bien l’intention de proposer le projet 1,2,3 albums. En septembre, une brève de l’IA, IPR EVS[[Inspecteur d’académie inspecteur pédagogique régional établissements et vie scolaire.]] intitulée « Ensemble pour un pays de lecteurs » me conforte dans mon idée. Mais les interrogations sont nombreuses : avec qui, comment mener ce projet pour lequel je suis convaincue des apports bénéfiques, lire, écrire, penser, parler, créer, être relié et s’ouvrir au monde, qui sont autant de valeurs qu’il porte ?

Le même mois, j’assiste à la présentation d’1,2,3 albums. J’ai bien sûr acheté et lu les huit albums de la sélection. Je crois que je suis devenue « albumivore ». Puis, quelques jours après, j’assiste à la liaison interdegré CM2-6e, il est proposé un concours d’écriture autour de la thématique de « l’autre ». Il ne m’en faut pas plus, dans ma tête le lien est fait. Nous participerons à ce concours d’écriture, les élèves rencontreront l’autre à travers les albums de la sélection. Le professeur de français souhaite m’accompagner. La lecture de ces albums sera le point de départ pour la réalisation d’un carnet de voyage. Un carnet qui invite au voyage et à la découverte d’une culture différente à travers l’illustration artistique et documentaire. Sa vocation créative et documentaire sensibilise à un véritable apprentissage du regard, prolongement de l’éducation à l’image ou par l’image.

Dans un premier temps, les élèves découvriront les albums en tant qu’objets, ce qui me permettra d’assurer mes premières séances d’éducation aux médias et à l’information. Puis, après une première lecture silencieuse, les élèves devront repérer les principaux éléments constitutifs de leur album, l’objectif étant que chacun puisse réaliser une fiche de lecture. Cette dernière devra prendre l’apparence d’une carte heuristique. Les informations scrupuleusement retenues pour décrire le livre seront associées à une présentation plastique en lien avec la thématique de l’album. Ces cartes feront l’objet, par la suite, d’une présentation orale.

Il est temps de faire réfléchir les élèves au type de restitution. Le carnet de voyage va donc faire l’unanimité. Un travail s’impose autour du carnet de voyage et du champ lexical du mot « voyage ». Il est proposé aux élèves de partir à la rencontre de carnets de voyages anciens, célèbres ou contemporains. Si, autrefois, le carnet de voyage permettait aux grands explorateurs de conserver une trace des découvertes qu’ils faisaient aujourd’hui, c’est un document où l’on conserve ses souvenirs de voyage, ses émotions sous différentes formes : photographies, croquis (dessins), titres de transport, tickets, publicités, plan, etc. Les élèves doivent choisir un personnage qui partira à la rencontre des autres. Le choix doit être crédible. Ce fut donc l’occasion de réfléchir, de discuter voire d’argumenter et donc, au final, cela a contribué à aiguiser un peu plus leur esprit critique. À notre grand étonnement, la partie écriture fut celle qui posa le moins de problèmes. Pour finir, les élèves, sous la responsabilité du professeur d’arts plastiques, réalisent une double page illustrée : la première accueillera le texte imprimé sur un film transparent, la seconde illustrera le paragraphe qu’ils ont écrit. La réalisation collective de ce carnet de voyage a su créer entre les élèves des pratiques prônant l’entraide et la coopération. L’interdisciplinarité du projet a permis de travailler des compétences aussi disciplinaires que transversales, créant des situations d’apprentissage propices aux savoir-faire et savoir être. Que ce soit sur le plan culturel, relationnel ou encore individuel, l’album est une porte ouverte sur la découverte de l’Autre fictif et réel dans toute sa complexité.

Angélique Segura
Professeure documentaliste à Auxerre