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Parler simplement ne veut rien dire – La maternelle, la lecture et le langage

Tout au long de son histoire, la maternelle n’a pas toujours eu la même position concernant la place à accorder à l’approche de la lecture. Il y eut des temps où la grande section commençait cet apprentissage, y compris dans ses aspects grapho-phoniques, se faisant l’antichambre du CP. À d’autres moments, on considérait que l’apprentissage de la lecture était de la responsabilité du CP et ne devait pas être amorcé prématurément en maternelle, la grande section se contentant d’une découverte de l’écrit, du sens de la lecture, pas du tout du code grapho-phonique. Nous sommes dans une phase panlecture, une phase où l’entrisme de l’écrit bat son plein !
On a pu croire que l’apprentissage du couple formé par le langage et la lecture ne pouvait que se concilier aisément. À travers la qualité de nos interactions, nous encouragions en permanence la construction du langage enfantin, la reconstruction de notre syntaxe orale que l’enfant opérait dans sa tête, à sa vitesse. L’entrée dans l’écrit viendrait couronner cette conquête progressive. Avec le temps, nous nous sommes aperçus qu’il n’était pas si simple de concilier continuation de la construction du langage oral et entrée dans l’écrit, en grande section en particulier, l’invasion des structures syntaxiques de l’écrit rigidifiant, sclérosant la conquête des structures de l’oral que les enfants étaient en train de réaliser, notamment celle des structures complexes qui assurent l’efficacité oratoire.

Les errements des programmes

Aussi, judicieusement, les instructions de 1977 affirmaient clairement que l’apprentissage de l’oral ne se confond pas avec celui de l’écrit : « Ainsi s’élabore, sous l’impulsion dynamique de l’affectivité, un langage enfantin, à l’origine, qu’il faut éviter d’enfermer trop tôt dans des structures syntaxiques rigoureuses et définitives imposées par le code. Il est regrettable de constater que, trop souvent, on invite les enfants à s’exprimer oralement en leur imposant des formes qui relèvent du code écrit. »
Le programme de 2008 n’a pas cette sagesse. Il insiste en permanence sur des expressions comme « modèles corrects » ou « phrases correctes mêmes très courtes » ou « phrases complexes correctement construites » et il est clair que les modèles corrects en question sont ceux de l’écrit. Le document ministériel d’évaluation des acquis des élèves en fin de maternelle (12 mars 2010) attend qu’à l’oral (épreuve L2) « l’élève produise des phrases correctement construites même si elles sont simples » respectant « une syntaxe proche de celle de l’écrit ». Faute de quoi, il faut « obtenir que l’élève corrige son discours ».

Le cycle 2, dès la grande section, a deux objectifs : la continuation de la construction du langage oral des enfants et l’entrée dans l’écrit.
La tentation peut être grande de faire coïncider les deux en tentant d’apprendre à l’enfant à parler comme un livre, en l’obligeant à mettre en œuvre à l’oral les structures de l’écrit. Le programme de 2008 comme le récent document d’évaluation succombent allègrement à la tentation. Bien des spécialistes de la langue écrite ont emboité le pas : si l’enfant parle comme un livre, il sera facile de lui apprendre à lire. Nous sommes dans une période d’entrisme forcené de l’écrit.

Structures de l’écrit et efficacité oratoire

Alain Bentolila, dans son rapport sur la maternelle, était partisan de l’inculcation massive en maternelle des formes de l’écrit : lire aux enfants dès trois ans deux fois par jour des écrits les plus différents possible de l’oral. Or, dans telle émission sur RMC (« Le blog des grandes gueules »), où il était invité à défendre son rapport, il se montrait efficace en utilisant comme phrases simples surtout des phrases de base de l’oral à sujet pronominal :

« Iz ont passé quatorze ans dans les murs de notre école »,
pas mal de détachements que l’académisme réprouve :
« Ces enfants-là, iz apprennent très mal à lire »,
très peu de « déclaratives simples » :
« La situation de la Finlande est très différente de la nôtre. »

La plupart de ces phrases simples de l’oral étant additionnées en phrases très complexes en qui, de infinitif, parce que, que, pour qu’i, ce qui, gérondif, si, alors que, du genre :
« Parce que je donne à l’école maternelle une mission fondamentale qui est de livrer au cours préparatoire des enfants qui ont une langue orale suffisamment « costaud » pour qu’i puissent entrer dans l’apprentissage de la lecture avec une chance de s’en sortir. »
Au total, pour être efficace, Bentolila met en œuvre une syntaxe tout à fait orale, n’ayant rien à voir avec celle de l’écrit.
La syntaxe de Sarkozy, avocat de formation, lui a permis de gagner les élections de 2002. On sait bien, les puristes en font des gorges chaudes, qu’il est loin de parler comme un livre. Les discours de Ségolène Royal qui lui étaient opposés étaient souvent un peu compassés parce qu’elle suivait ses notes écrites. Elle devenait bien meilleure et percutante dans le débat, quand, ne disposant pas de notes écrites, elle s’installait clairement dans l’oral. Inversement, Darcos parlait comme un livre. Mais il ne convainquait ni les enseignants, ni les électeurs. Il n’a pas réussi à se faire réélire à la mairie de Périgueux et il a aussi perdu les régionales. Du coup, il n’est même plus ministre.

Construction du langage de l’enfant et structures de l’écrit

L’immense majorité des phrases simples des enfants sont des phrases de base de l’oral, le plus souvent à sujet pronominal (tout comme pour Alain Bentolila). Ils n’utilisent pratiquement pas de déclaratives simples GN GV caractéristiques de l’écrit. Ainsi dans une enquête en maternelle et élémentaire à Saint-Ouen-l’Aumône dans le Val-d’Oise[[Voir Introduction à la pédagogie du langage, Boisseau, CRDP de Rouen, tome 1.]], dans deux groupes scolaires de taille importante et de milieux contrastés (Zep et non Zep), les types de phrases simples produits par les enfants sont :

15 % de Présentatif GNY’a un bonhomme. C’est le bonhomme.
60 % de Pronom GVI répare ta voiture.
20 % de détachementsLe bonhomme, i répare ta voiture.
3 à 4 % de présentationsY’a un bonhomme qui répare ta voiture.
ou d’extractionsC’est le bonhomme qui répare ta voiture.
2 % de GN GVLe bonhomme répare ta voiture.

(résultats obtenus sur la base de plus de 2000 phrases enfantines)

Dans ces enquêtes, on constate que ce sont ces phrases à sujet pronominal (ou en y’a) qui tout au long du créneau maternelle-élémentaire s’additionnent entre elles en PARCE QUE, QUE complétif, POUR QUE, QUAND, SI, COMME, QUI, QUE et OU relatifs… et engendrent des proportions progressivement plus élevées (10 % en petite section, 20 % en moyenne section, 25 % en grande section… 50 % au cours moyen 2) de phrases complexes du genre :

I veut QU’ t’attrapes le chat.

J’ai fermé la porte POUR pas QU’on a froid.
Il est content PARCE QU’ i va voir la dame QU i lui donne des bonbons.
QUAND j’vais à la piscine, elle me dit QUE j’nage bien.
J’reconnais la maison OU i s’cache, le bonhomme.

La complexification de la syntaxe enfantine se fait sur les formes à sujet pronominal, non sur des déclaratives simples GN GV qui n’existent pratiquement pas dans le langage enfantin. Lorsque l’addition porte sur un détachement :

Le bonhomme, i s’cache.
le groupe nominal peut basculer en fin de phrase pour que l’addition puisse se faire directement sur le pronom :
J’reconnais la maison OU i s’cache, le bonhomme.
L’addition peut se faire aussi sur l’autre forme élémentaire à présentatif :
C’est la maison OU y’a le bonhomme.
mais dans ce cas on perçoit aisément que le y’ joue un rôle analogue à celui d’un pronom. De même dans :
C’est la maison OU y’a la dame qui dort.
quand l’addition se fait sur la présentation en y’a… qui.

Une étude plus ciblée portant sur l’émergence de la relative en où[[Voir Introduction à la pédagogie du langage, tome 1, ch. 3 (tableaux des p. 41 et 55).]] chez des enfants de milieux socialement contrastés (Persan/L’Isle-Adam dans le Val d’Oise) apporte plus de précision au constat précédent. On a proposé un piège à relative en où à des centaines d’enfants de CP, de CE2 et de CM2 sur ces deux sites. Les relatives obtenues sont :

à 24 % en OU QU’y’a GN ou OU QU’i V
à 37 % en OU y’a GN ou OU i V
à 24 % en OU y’a GN qui GV ou OU GN, i GV ou OU i V, GN
à 16 % seulement en OU V GN ou OU GN GV

Donc 24+37+24=84 % des relatives en où émises l’école élémentaire ont besoin pour émerger d’un i, d’un y’a ou d’un y’a..qui… qui facilitent la complexification quelle que soit l’origine sociale des enfants.

Interactions et complexification

Au cours des trois dernières années de ma longue carrière d’instituteur, j’étais rééducateur en réseau d’aide. Travaillant en petits groupes de langage avec des 5 ans de la ZEP de Bezons (Val-d’Oise), souvent cinq enfants dont les trois plus en difficulté de telle classe, j’ai vécu quantité d’interactions comme celle-ci.
Une fillette de 4 ans en train de « restituer » La petite poule rousse vient d’échouer dans une tentative de POUR QUE :

Elle fermait bien sa porte POUR… POUR QUi… POUR…
Comme ça i pouvait pas rentrer, le renard.

Elle s’empare spontanément d’un feedback bien dans l’oral qui lui est proposé :
Elle fermait bien sa porte POUR QU’i(l ne) rentre pas, le renard.
alors que, l’instant d’avant, un feedback plus académique, relevant plutôt de l’écrit :
Elle fermait bien sa porte POUR QUE le renard ne rentre pas.
s’est révélé inopérationnel. Pour une enfant comme elle qui est en train d’entrer dans la conquête des formes complexes, rester dans l’oral s’est révélé bien plus efficace, bien mieux adapté que verser d’emblée dans un académisme prématuré qui relève plutôt de l’écrit (et pourra être cultivé plus tard quand la complexification sera bien installée à l’oral). Ce n’est pas la complexité à acquérir qui pose problème à l’enfant dans la forme académique puisqu’elle parvient à s’emparer du POUR QUE si on reste dans l’oral, mais le fait qu’elle exige qu’elle parle comme un livre.
À noter que les détachements sont d’excellentes formes de l’oral. Les conteurs préfèrent :
Elle fermait bien sa porte POUR QU’il ne rentre pas, le renard.
qu’on peut aisément théâtraliser, en hyperarticulant, en poussant sur l’intonation de « le renard » pour le mettre en exergue, bien mieux qu’avec :
Elle fermait bien sa porte POUR QUE le renard ne rentre pas.
qui est, elle, la phrase à lire avec les yeux, mais reste plate à l’oral, pas du tout celle à utiliser quand on peut jouer avec sa voix. La déclarative simple est aussi erronée à l’oral que le détachement l’est à l’écrit. Quand on aide l’enfant à construire sa langue orale, on ne voit pas pourquoi on se priverait des détachements que les conteurs qui sont des techniciens de l’oral n’hésitent pas à employer, alors que les pronoms que contiennent ces détachements facilitent l’accès de l’enfant aux formes complexes.

La complexification ne se patine d’écrit qu’au cycle 3

Dans les enquêtes évoquées précédemment, alors que la complexification de la syntaxe enfantine croit progressivement tout au long de l’école primaire, de l’orée de la maternelle jusqu’à 50 % de phrases complexes au CM2, c’est seulement au CM que le taux des formes académiques se met à augmenter de façon significative, les formes complexes conquises à l’oral se patinant peu à peu d’écrit en se concentrant (i = 0, y’a..qui = 0) :

Elle fermait bien sa porte POUR QUE le renard, i n’ rentre pas.
Elle fermait bien sa porte POUR QUE le renard 0 ne rentre pas.

J’reconnais la maison OU y’a le bonhomme qui s’cache.
J’reconnais la maison OU 0 le bonhomme 0 se cache.

J’reconnais la maison OU i s’cache, le bonhomme.
J’reconnais la maison OU 0 se cache le bonhomme.

Cette concentration ne s’amorce d’ailleurs que timidement (4 % de formes concentrées au CM2 pour s’amplifier plus tard : 16 % en 5ème de collège).

La complexification s’amorce dès le début du cycle 1, la concentration ne s’amorce qu’au cycle 3. Il y a 5 ans d’écart ! Une bonne stratégie d’aide à l’enfant ne peut trahir ce que fait l’enfant quand il s’empare spontanément de notre langue orale, mais l’accélérer, lui proposant en permanence des formes un peu au-delà de ce qu’il en a déjà reconstruit, dans la zone proximale de développement.

Quelle stratégie d’aide à l’enfant ?

D’où la stratégie que je préconise dans les interactions les plus quotidiennes, mais aussi autour des albums-échos[[Voir Les albums échos, Boisseau et Tartare, Éditions Retz, 2010).]] et des Oralbums[[Voir la collection des Oralbums, éditions Retz).]] :

  1. En maternelle, encourager prioritairement la complexification sur les formes de l’oral à pronom sujet, y compris les détachements ou les présentations :
    Elle fermait bien sa porte pour qu’ il (ne) rentre pas, le renard.
    J’reconnais la maison où y’a le bonhomme qui s’cache.
  2. Continuer d’accorder la priorité à la complexification au cycle 2. En grande section, quand on découvre les formes concentrées de l’écrit, par exemple à propos de dictée à l’adulte (voir ci-dessous), faire clairement comprendre aux enfants que ces exigences de concentration :
    (Ne pas écrire : Le cavalier, il traverse la forêt.
    Y’a un monstre qui lui barre la route.
    mais
    Le cavalier traverse la forêt.
    Un monstre lui barre la route.)
    concernent l’écrit, mais n’obligent pas leur oral : ils n’ont pas à parler comme ça. Ils vont avoir encore longuement besoin des i, des pronoms, des y’a, des y’a… qui pour complexifier leur syntaxe ce qui est totalement prioritaire pour qu’ils parviennent à l’efficacité oratoire.
  3. Si on souhaite cultiver l’académisme dans l’oral des enfants, reporter au cycle 3 la culture de ces formes concentrées à GN sujet :
    Passer de :
    Elle fermait bien sa porte pour que le renard, il (ne) rentre pas.
    J’reconnais la maison où y’a le bonhomme qui s’cache.
    À :
    Elle fermait bien sa porte pour que le renard ne rentre pas.
    J’reconnais la maison où le bonhomme se cache.
    réservant ces incitations aux enfants dont la syntaxe est déjà suffisamment complexe, attendant pour les autres que cette complexification prenne plus d’ampleur.

Complexification et concentration: zep/non zep

L’académisme forcené qui tente d’inculquer directement les formes de base de l’écrit dans l’oral enfantin coute cher aux enfants des milieux défavorisés. Souvent, chez eux, la complexification de la syntaxe est très peu avancée. C’est le taux de phrases complexes qui fait considérablement différence entre les enfants des milieux défavorisés et ceux des milieux favorisés, très peu celui des formes académiques (déclaratives simples, inversion interrogative) qui ne marquent nullement les CP des ZEP, très peu ceux des zones favorisées. Les exigences académiques rendent très difficile pour les enfants des milieux populaires l’accès aux formes complexes qui assurent l’efficacité oratoire. Pour les enfants de milieu favorisé qui disposent souvent assez vite et à bonne fréquence de ces formes complexes que leur famille leur apprend, l’académisme pose évidemment beaucoup moins problème. Même pour eux, cependant, il ralentit la complexification. Inculquer directement les modèles concentrés de l’écrit dans l’oral enfantin est particulièrement dangereux pour les enfants des milieux populaires.

Pousser les enfants à enlever leurs pronoms. Ne pas dire :
Alexandre, il arrive à grimper.
mais :
Alexandre arrive à grimper.
Ne pas dire :
Elle passe par l’échelle, ma copine.
mais :
Ma copine passe par l’échelle.

Les pousser à s’interdire les y’a ou les y’a… qui. Ne pas dire :
Y’a mon copain qui s’cache dans la maison.
mais :
Mon copain se cache dans la maison.

Autrement dit, inculquer trop précocement la déclarative simple, l’atome de base de l’écrit, non de l’oral, est une erreur stratégique considérable qui, pour les enfants, complique considérablement la complexification qui peut seule leur assurer l’aisance oratoire. Ils sont capables de :
J’vais arriver la première parce qu’elle passe par l’échelle, ma copine.
J’arrive à la maison où y’a mon copain qui s’cache.
bien avant d’être capables de :
J’vais arriver la première parce que ma copine passe par l’échelle.
J’arrive à la maison où mon copain se cache.
Les i, les pronoms, les y’a, les ya… qui, c’est comme de l’huile dans les rouages de la complexification qui peut seule les mener à l’efficacité oratoire. Parler en une suite de déclaratives simples n’a jamais assuré à personne une quelconque efficacité à l’oral. Inculquer la déclarative simple de l’écrit dans l’oral enfantin, c’est substituer au matériau qui était disponible pour permettre dans les meilleures conditions la partie la plus importante de la construction qu’ils ont à réaliser un autre matériau dont ils sont incapables de se servir.

Dictée à l’adulte

Pour les cinq ans, c’est la dictée à l’adulte qui constitue souvent le vecteur majeur de cette sclérose. Ainsi lors d’une séance d’invention de conte, on entend les enfants proposer dans la phase orale d’invention :
Quand il vient de se réveiller, le monstre, il a fouillé dans les placards.
Avec une bizarrerie sur les temps (« vient de » n’est pas conciliable avec le passé « a fouillé »), mais un enchâssement en quand et l’utilisation du passé. À l’issue de cette phase, l’animatrice félicite les enfants pour la qualité de leurs trouvailles et leur propose de lui dicter leur conte pour le garder en mémoire. On remarque que les enfants prennent alors le ton de la dictée, ralentissant leur débit pour s’adapter à la vitesse d’écriture de l’adulte. Dans ce cadre, la trouvaille précédente devient :
Le monstre se réveille et il fouille dans les placards.
Avec deux déclaratives simples au présent banalement coordonnées en et, ils sont bien dans l’écrit. Malheureusement la richesse syntaxique de leur oral spontané s’est envolée : il n’y a plus ni quand ni passé.

Des solutions sont possibles pour gérer au mieux entrée dans l’écrit et respect de la construction de l’oral. L’une d’elles rallie aisément les suffrages des pédagogues. Quand, par exemple dans le cadre d’une dictée à l’adulte en zep, un enfant propose des formes de l’oral qu’il croit être des formes possibles à l’écrit :
Le cavalier, i traverse la forêt.
Y’a un monstre qui lui barre la route.
l’adulte écrit les formes concentrées correspondantes :
Le cavalier traverse la forêt.
Un monstre lui barre la route.
mais il le déclare clairement à l’enfant en se justifiant dans le passage à l’écrit :
« Tu as raison de me dire :
Le cavalier, i traverse la forêt.
Parce que tu me parles. Mais tu me demandes d’écrire. Quand on écrit, on n’écrit pas :
Le cavalier, i traverse la forêt. Mais : Le cavalier traverse la forêt.
Tu as vu : j’enlève le i(l). »

En aucune manière, il n’enlève sournoisement les i ou les y’a… qui sans rien expliciter. Le mieux, d’ailleurs, consiste à écrire au tableau la forme proposée par l’enfant :
Le cavalier, i(l) traverse la forêt.
pour ensuite effacer le i(l) au titre du passage à l’écrit :
Le cavalier 0 traverse la forêt.
Cette solution présente un double avantage. D’une part, elle est propédeutique à l’écrit. Elle apprend aux enfants sur la base des formes orales qu’ils possèdent à dériver les formes écrites correspondantes. Mais surtout, elle leur fait comprendre que cet effacement du i(l) ou du y’a… qui ne s’impose qu’à l’écrit, qu’il n’oblige pas leur oral, qu’ils n’ont pas à parler comme ça. Ainsi ils continueront à utiliser les béquilles dont ils ont besoin pour complexifier aisément leur syntaxe : les i et les y’a… qui qui facilitent la complexification.

L’oral écrivable ?

Dans Apprentissage du langage oral et accès à l’écrit d’Emmanuelle Canut[[Apprentissage du langage oral et accès à l’écrit, Emmanuelle Canut, CRDP d’Amiens.]], on ne peut qu’applaudir à la qualité de ses interactions qui accompagnent bien dans l’oral les verbalisations des jeunes enfants tentant de s’emparer d’un récit. Par contre, l’entrainement à la dictée à l’adulte telle qu’elle le conçoit, s’il est acceptable pour les enfants qui ont déjà bien engagé la complexification de leur syntaxe orale, devient vraiment limite quand il s’adresse à des enfants encore peu armés. Ainsi la dictée à l’adulte de la page 102 est une inculcation insistante de déclaratives simples de l’écrit se superposant à une syntaxe orale encore fragile et peu construite. Il faut espérer qu’on dit à l’enfant qu’il n’a pas à parler comme ça ! Il serait intéressant de savoir dans le détail comment a évolué ensuite le langage oral de cet enfant, par delà cette phase d’injection massive d’écrit dans son oral.

À noter que les activités proposées à l’enfant par Emmanuelle Canut ne sont pas clairement dans l’oral, mais tordues par l’écrit :
– Reraconter en partant d’un support écrit (donc en fait raconter + traduire de l’écrit en oral).
– Dicter à l’adulte (c’est-à-dire traduire de l’oral en écrit, dans sa tête, pas sur le papier ou le tableau en retravaillant un premier jet écrit).

Par delà l’entrainement à l’oral, cette phase insistante de dictée à l’adulte à cinq ans, où on demande à l’enfant de mentaliser les formes « écrivables » avant de les proposer à l’adulte, assure l’adéquation entre l’écrit que va proposer l’apprentissage de la lecture et les formes déjà présentes dans l’oral de l’enfant, non sans courir le risque de perturber son accès à l’efficacité oratoire. Au total, bien que reportée en deuxième phase, à cinq ans, cette conception n’est pas fondamentalement différente de celle d’Alain Bentolila. L’« écrivable » d’Emmanuelle Canut, héritière de Laurence Lentin, c’est en fait l’écrit normé, académique.

Pour d’autres, l’écrivable est beaucoup plus large, par exemple pour Louis-Ferdinand Céline, dans Voyage au bout de la nuit :
« Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y’en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement, c’est malheureux qu’ils deviennent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça ne sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans. Ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour. »
C’est de l’oral noté avec ses sujets pronominaux, un y’a, pas de ne, des détachements de sujet et de compléments.
Même la littérature de jeunesse a depuis longtemps un sens de l’écrivable beaucoup plus large que Laurence Lentin : voir par exemple Y’a un alligator sous mon lit (Pastel, L’école des Loisirs) qui utilise essentiellement des structures de l’oral.

Albums propédeutiques à l’écrit, albums pour construire l’oral

On retrouve le même problème à propos des albums. En maternelle, il existe deux types d’albums ou plutôt de présentation d’albums. Il y a les albums propédeutiques à l’écrit qu’on lit ostensiblement aux enfants suivant au plus près le texte prévu par l’auteur qui est un texte de l’écrit : il comporte un taux élevé de déclaratives simples de l’écrit, des questions à inversion, parfois l’alternance entre passé simple et imparfait… Ces albums sont faits pour préparer à terme les futurs lecteurs. Au temps fort de l’apprentissage de la lecture, les enfants seront, sur cette base, mieux armés face aux phrases spécifiques de l’écrit, plus aptes à anticiper pour trouver le sens des textes qu’ils déchiffreront.
Très différents sont les albums de culture de l’oral comme les albums-échos[[<3>]] ou les oralbums[[<4>]] ou encore d’autres albums en syntaxe adaptée[[Une trentaine dans chacun des livres de la série « Pédagogie du langage pour les 3 ans/4 ans/5ans », Boisseau, CRDP de Rouen.]]. De la présentation bien dans l’oral, très théâtralisée de ceux-là, on attend un effet non différé, mais quasiment immédiat puisqu’on invite très vite les enfants à les raconter à leur tour. Ces albums proposent des textes de l’oral : ils comprennent un taux élevé de phrases à sujet pronominal caractéristiques de l’oral, de phrases complexes, car l’oral pour être efficace a souvent à être syntaxiquement plus complexe que l’écrit correspondant… Tous ces albums sont faits pour accélérer la construction des compétences de production orale des enfants. Les oralbums proposent des versions adaptées à chaque âge : trois ans, quatre ans, cinq ans.

Les albums-échos, comme les oralbums, se situent clairement du côté de l’apprentissage de l’oral. Le texte de l’oral est écrit dans des bulles qui signifient : il s’agit d’oral noté non d’écrit, c’est « comme on parle » non « comme on écrit ». Cette trace écrite de l’oral est indispensable à l’enseignant pour puiser en permanence des feedbacks efficaces étayant bien les tentatives approximatives des enfants ou pour proposer des histoires bien adaptées à chaque âge qu’on a rodées peu à peu avec les enfants, peu à peu perfectionnées au feu de leurs réactions, de leurs propositions, pour les rendre vraiment opérationnelles.

Se permettre d’écrire de l’oral en étonne plus d’un. Pour eux, soit ils lisent un texte de l’écrit sans en changer un iota pour préparer parfaitement le futur lecteur aux spécificités de l’écrit, soit au contraire ils racontent dans l’oral et, dans ce cas, ils sont capables d’improviser sans avoir nul besoin de traces écrites. En fait l’expérience prouve que, dans un tel cadre, on a tendance à bêtifier au niveau syntaxique des enfants parce qu’on souhaite avant tout être bien compris. On est incapable de proposer des modèles susceptibles de faire vraiment progresser les enfants de chaque âge, comme avec les oralbums ou les albums échos.

Privilégiant la pédagogie d’un écrit qu’ils sacralisent, sous l’influence de spécialistes de ce domaine, certains se privent ainsi d’armes qui les rendraient beaucoup plus efficaces dans la pédagogie de l’oral. Or les mêmes, souvent, n’hésitent pas à oraliser de l’écrit pour habituer les enfants aux spécificités de l’écrit. Pourtant une application stricte du dogme opposant l’oral et l’écrit, auquel ils sont attachés, devrait les obliger, utilisant l’oral, à basculer les formes de l’écrit dans celles de l’oral. Par exemple, la forme : « La petite poule fermait bien sa porte pour que le renard ne rentre pas. » deviendrait : « La petite poule, elle fermait bien sa porte pour qu’il ne rentre pas, le renard. » Mais ils ne le font pas, à juste titre, puisque l’exercice est réalisé justement pour habituer les enfants aux formes de l’écrit. Pourtant, le fait d’écrire de l’oral dans un album-écho ou un oralbum pour faciliter la tâche de l’enseignant n’est pas plus approximatif au regard d’une application stricte du dogme oral/écrit. C’est la même approximation à l’envers. Pour des raisons pédagogiques on doit pouvoir aussi bien oraliser de l’écrit qu’écrire de l’oral.

Heureusement, les enfants n’ont pas les mêmes préventions ! Les meilleurs supporteurs des oralbums sont les enfants de trois ans fascinés par les versions qui leur sont destinées et qui très vite tentent de les raconter à leur tour et y parviennent de mieux en mieux parce qu’ils ne s’en lassent pas. C’est eux qui convainquent leurs institutrices de l’efficacité des oralbums, ce dont elles parlent sur internet dans les blogs où elles échangent des conseils pédagogiques. Si les oralbums ont un tel succès auprès des trois ans, c’est parce qu’ils se situent clairement du côté de la conquête de l’oral.

L’oral ne doit pas se laisser coloniser par l’écrit

L’angoisse qui s’est développée autour de l’échec de la pédagogie de la lecture, de l’illettrisme, a conduit à recentrer de plus en plus la pédagogie de la langue sur l’écrit, accordant la part belle aux spécialistes de ce domaine. Il ne faudrait pas que ce souci justifié conduise la pédagogie de l’oral à se laisser imposer les carcans de l’écrit. Pour apprendre à lire aux enfants, il ne faudrait pas les empêcher d’apprendre à parler efficacement. Les programmes, les outils d’évaluation nationaux, semblent succomber à cette tentation.
Au lieu de poser des interdits, de dire ce qu’il convient de ne pas dire, la pédagogie du langage doit encourager en permanence la construction qu’opère naturellement l’enfant, sans jamais contrarier le scénario dont il est porteur, en tentant par exemple de le faire parler les comme un livre. Ce n’est pas ainsi qu’on peut le mener à l’efficacité oratoire. Si la maternelle n’apprend pas à parler avec aisance aux enfants les plus défavorisés, ils ont très peu de chance de réussir leur scolarité, à peu près aucune d’occuper un jour leur juste place dans ce monde. S’ils ont le langage qui permet de se faire entendre, nul doute qu’ils se fassent aisément leur place au soleil ! Peut-être même, y trouveront-ils un jour des armes pour tenter de changer ce monde, le rendre un peu moins injuste. Qui sait ?

Philippe Boisseau
Inspecteur honoraire de l’Éducation nationale.

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Auteur de Enseigner la langue orale en maternelle, Retz.

Programmation 2014-2015

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