Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !
Les pierres et les balles
Paris, le 15 octobre 2000
Évidemment, tout le monde garde en mémoire les images de Palestine : la terreur de l’écolier qui va être atteint par une balle sous l’objectif d’une caméra, le visage ensanglanté de l’enfant mort, à la une d’un grand hebdomadaire. La violence se donne en spectacle et les camps se dressent les uns contre les autres, les pierres volent, les coups de feu partent. La victime est tombée. Vingt bras la soulèvent pantelante et l’emmènent dans une course tragique. Le groupe des sauveteurs grossit de clameurs et de partisans qui accourent, fascinés et horrifiés par le sort du héros qu’ils auraient pu être. Car la scène, réglée dans une sorte de schéma immuable, prévoit la part de hasard qui laisse dans l’incertitude l’identité de celui qui jouera le rôle du martyr. Après quoi, la grandiloquence des discours est à la mesure d’une émotion irrémédiable, des blessures inguérissables, de la haine et de la mort.
Le lendemain, les images se sont répandues, la foule s’est multipliée, un tombeau a été saccagé, une mosquée a été détruite, des synagogues ont été attaquées et des jeunes gens souriants se sont présentés devant les caméras afin d’expliquer, cautionnés par la fierté de leur père, qu’ils attendent sereinement le moment où ils tomberont à leur tour. Ce sont presque les mêmes, quelques années en plus, qui vont tranquillement lyncher à mort trois soldats égarés.
Ainsi, pendant que les chefs d’états se concertent, que les chefs de clans organisent leurs provocations, il faut bien constater que ce sont les enfants qui jettent les pierres et qui reçoivent des balles… et qui se transforment bientôt en tueurs.
Comme si le destin d’un monde condamné à un affrontement sans issue arrivait à ce terme où toute illusion a disparu. À ce moment, les adultes avertis s’apprêtent à assister à la représentation de cette fin qui les hante tandis que les enfants, abandonnés à la violence, n’ont plus d’autre espoir que d’y succomber. Plus que jamais, au Moyen Orient comme ailleurs, la violence peut apparaître comme la seule façon de donner du sens à une existence bornée de tous les côtés. C’est pourquoi, malgré les aspects sordides que revêt tout recours à la destruction, cette dernière finit par se parer des vertus de la rédemption avant d’autoriser de lamentables actes expiatoires.
Au milieu de la tourmente, les écoliers palestiniens retournent à l’école où l’on se plaît à reconnaître que les jeunes victimes étaient des élèves modèles. L’institutrice qu’on nous montre à la télé interroge sa classe sanglée dans ses petites blouses bien propres, attentive et sage. « Pensez-vous que nous pourrons vivre un jour en paix avec les Israéliens ? » Aucune main ne se lève. Ce sont eux que le journaliste a choisis pour nous prendre à témoin.
Il faudrait aussi aller voir du côté de ceux qui sont trop pauvres pour avoir une opinion. On n’ose même pas imaginer que la question puisse avoir un début de signification.
Quand il n’y a plus de parole, quand il n’y a plus de mots ni de dialogue pour communiquer et construire les relations humaines, alors surgissent les pierres et les balles. C’est vrai à l’échelle de tout un peuple comme en Palestine, et c’est vrai aussi, en d’autres circonstances, dans une simple classe, ici ou ailleurs.
Et, même s’il faut se méfier des rapprochements rapides, l’on ne peut s’empêcher de penser à ceux qui, loin de tout héroïsme, dans nos banlieues, dans nos quartiers délaissés, ou simplement dans nos classes ordinaires, ne trouvent plus d’autre moyen pour essayer d’exister que l’affrontement violent contre tout, contre rien, parce que rien, hormis la violence, n’est véritablement pris au sérieux.
Assistons-nous là à l’emballement d’une image étalée complaisamment par des médias soucieux de satisfaire un public avide de sensations ou au spectacle d’un théâtre où s’affrontent des forces d’une telle cruauté que seuls les enfants sont encore capables de les regarder sans trembler ?
Nous autres, pédagogues, éducateurs, allons-nous nous contenter d’être des témoins impuissants ?
Pierre Madiot