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Le défi de disserter

Couverture du numéro 593, "Intelligence artificielle et pédagogie"

L’IAG peut aider à mieux rédiger une dissertation. Mais gare à ce que cela n’accroisse pas encore les écarts entre ceux qui domineront l’outil et ceux qui y seront soumis. Une bonne occasion de réflexion avec des élèves de terminale et de classe préparatoire.

À des fins d’expérimentation, nous1 avons initié l’usage de ChatGPT dès son lancement commercial au début 2023. Ces essais concernaient les cours de philosophie et de littérature en terminale et en classes préparatoires. Il s’agissait de vérifier si l’étayage d’un tel outil pouvait soutenir les élèves dans la production d’une dissertation. En classe de lettres, les étudiants ont corrigé des dissertations générées automatiquement sur des sujets intermédiaires entre lettres et philosophie, comme « Faut-il tout sacrifier pour réaliser ses rêves ? ».

En classe de philosophie, la classe a été séparée en deux groupes – l’un commençait le travail avec le chatbot, l’autre ébauchait une dissertation de façon classique. L’expérience la plus réussie d’écriture sur l’application s’est faite en classe entière : je prescrivais à la machine la thèse à défendre, et à chaque argument émis, les élèves devaient rédiger par petits groupes un argument contradictoire. Il s’agissait de valoriser les efforts des élèves pour produire une argumentation en dépit de leur maitrise encore fragile de la langue disciplinaire, et de choisir ensemble la stratégie la plus efficace.

Formalisme ?

Nos élèves manifestent une franche incrédulité quand nous leur disons que notre propre pratique de l’écriture structure notre rapport au monde. Ils savent en revanche spontanément que la production écrite est l’exercice qui permet au système scolaire de les distinguer entre eux, ceux qui ont le capital linguistique et scolaire pour réussir leurs études, et ceux qui ne l’ont pas. Pierre Bourdieu a montré l’articulation de ce capital linguistique à la trajectoire sociale des étudiants dans le processus de sélection scolaire.

On peut ainsi être critiques à l’égard du maitre-exercice, la dissertation, qui calcifie à l’écrit la vivacité intellectuelle des élèves et qui substitue à l’exigence de rigueur un simulacre de raisonnement formellement équilibré (amorce, définitions, enjeux, etc.).

L’administration systématique de méthodologies dans les différentes disciplines, comme un traitement préventif au vertige provoqué par la responsabilité d’assumer un propos tenu en première personne, entrave les tentatives des élèves pour s’engager dans la problématisation puis dans l’argumentation. Serait-il un jour imaginable que la technologie rende caduques ces prescriptions méthodologiques ?

Paraphrase ?

Un autre exercice, lié à l’explication d’un texte philosophique, a consisté à fournir aux élèves un prompt qui conditionnait le chat bot à indiquer les lacunes analytiques de leurs productions, avec interdiction de donner des pistes de compréhension. C’était la première explication de texte de l’année, un texte de Claude Bernard sur la méthode expérimentale, et l’articulation de la théorie aux faits dans la science expérimentale. Je l’ai injecté dans le chat bot en demandant à ChatGPT de poser des questions phrase par phrase aux élèves au sujet du texte.

Soutenu dans un effort de questionnement au sujet de chaque phrase du texte, l’élève est encouragé à surmonter l’écueil de la paraphrase qui est le premier stade de compréhension d’un texte, et à développer l’approche critique qu’on attend de lui, en proposant d’éventuelles objections aux arguments, ou en s’inscrivant dans un dialogue avec l’auteur par la convocation de textes connus de l’élève (qu’ils concordent ou s’opposent à la thèse du texte).

Nous avons remarqué que les compétences analytiques travaillées (articulation d’une compréhension du détail du texte avec la thèse défendue par l’auteur, illustration du propos de l’auteur par des exemples issus de la culture personnelle de l’élève) étaient plus intéressantes qu’une restitution canonique de leur compréhension du texte, qui présente toujours le caractère d’illusion rétrospective.

Humiliation ?

Après un an d’expérimentations, nous faisons le constat suivant : l’usage des chat bots semble bénéfique pour les élèves disposant d’une maitrise suffisante des compétences nécessaires pour s’engager dans la production d’écrits d’une ampleur répondant aux exigences du diplôme. À l’inverse, les élèves aux compétences fragiles renoncent rapidement à s’engager dans une tâche dont ils jugent qu’elle sera mieux exécutée par l’algorithme.

Nous peinons à convaincre nos élèves que les meilleures dissertations que nous corrigeons comportent de nombreuses erreurs : elles témoignent toujours d’un engagement de l’intelligence, alors que l’absence d’implication s’en dispense, au même titre que la parodie de raisonnement de ChatGPT.

Céleste pense qu’il lui faudra un an pour apprendre à rédiger une dissertation de philosophie. En voyant le chatbot produire ce qui y ressemble à une vitesse qui dépasse ses capacités de lecture, elle dit éprouver une certaine humiliation. Rahid raconte en revanche qu’il utilise constamment la machine dans sa vie privée, à qui il demande conseil pour trouver une issue à ses conflits amicaux. À terme, ce qui ressort constamment chez nos élèves est le sentiment d’« humiliation » face à la machine. Or, le sentiment d’échec en lui-même ne favorise jamais l’effort pour exécuter une tâche.

Tutorat technologique ?

La popularité des agents conversationnels nous interrogeait. Nous avons ainsi souhaité mettre à l’épreuve les promesses qui ont éclos depuis l’apparition de ces outils, qui permettraient de développer un « tutorat » technologique personnalisé, d’effectuer une rétroaction immédiate sur la production, d’appuyer les tâches complexes de différenciation, voire de dispenser d’un certain nombre de travaux de correction humaine.

Ces perspectives, souvent formulées par les relais d’entreprises ayant intérêt à voir utiliser leurs produits, doivent être considérées avec prudence. Au-delà de l’appréhension répandue que l’IA devienne l’instrument privilégié de la triche scolaire et le sceptre du cancre-roi, c’est le sens même que nos élèves accordent à la nécessité d’apprendre à produire des écrits d’ampleur que questionnent ces technologies.

À quoi bon observer laborieusement deux heures pour élaborer un brouillon si, dans la pratique quotidienne de l’écriture – les lettres de motivation, les mails, les comptes rendus ou les rapports de stage – ChatGPT produit des écrits instantanés plus clairs que ceux qu’on serait capable de faire seul ? Pourquoi, sinon pour une note sacralisée, se confronter à une page blanche pour inventer un problème et sa réponse ? Est-il encore utile de répondre aux exigences de clarté, de rigueur, ou d’étayer son propos par des exemples et des références issues de l’histoire de la philosophie ou de la littérature alors que le texte rédigé par l’outil surpasse souvent, sur le plan syntaxique et sémantique, la production moyenne d’un élève ?

réviser nos modèles

Nous devons aussi réfléchir à la question de la langue : nos élèves ont-ils un niveau de maitrise linguistique suffisante pour utiliser avec profit les larges langages machines, dont ils ont un usage presque systématique désormais pour réaliser leurs travaux à la maison ? Écrire n’est pas un processus linéaire ; l’élève écrira d’autant plus aisément qu’il sera capable de se questionner en cours de rédaction sur la clarté, l’efficacité et la pertinence de son propos, et la qualité du travail est conditionnée par le degré de littératie et de maitrise des variétés de la langue scolaire.

Dans l’article « Écrire en langue additionnelle : un besoin de complexifier les modèles2 », les auteurs proposent une révision des modèles de didactique de l’écrit en langue étrangère, et questionnent la plus-value des outils de traduction automatique dans l’acquisition d’une langue additionnelle. Ils remarquent que « la réflexion métalinguistique est moins active au niveau A2 à la différence des niveaux supérieurs. En effet, à partir du niveau B1, la majorité des étudiants semblent développer un système de contrôle souple qui leur permet de se servir à la fois de leurs propres ressources langagières et des aides à la rédaction ».

À qui profite l’IA ?

Autrement dit, un élève ayant un bon niveau de maitrise de la langue scolaire utilisera de façon plus profitable les outils numériques, ceux-ci assurant un rôle de décharge cognitive, et permettant au scripteur de prendre conscience de ses propres stratégies d’écriture ; les outils numériques servent alors véritablement d’étayage au processus de métaréflexion requis par toute tâche complexe de rédaction.

Effectivement, nous avons constaté que les élèves pourvus d’un capital linguistique important s’engageaient de façon durable dans la réécriture du texte en conversant avec le chat bot, là où ceux qui n’avaient qu’une maitrise partielle des compétences de scripteur nécessaires à la réussite de l’exercice (capacité de produire des distinctions conceptuelles, de problématiser à partir d’une culture scolaire et personnelle, de raisonner de façon déductive) renonçaient rapidement, satisfaits d’un texte essentiellement rédigé par la machine.

Conquérir la parole

Pour que la « révolution pédagogique » annoncée ne se transforme pas en usine à perroquets, il est urgent de comprendre les situations de communication complexes induites par cette irruption technologique, en particulier dans nos disciplines jusqu’alors préservées des mutations générées par les outils numériques, en s’appuyant notamment sur les travaux de recherches en didactique des langues et en linguistique.

Les conclusions actuelles de ces chercheurs peuvent-elles être transposées à nos enseignements ? Il nous manque une méthodologie et des appuis théoriques permettant d’observer la corrélation entre l’usage de l’IA par nos élèves et les processus cognitifs et linguistiques liés à leurs tâches scolaires.

La valeur singulière de chaque pensée, là où existent l’individu, sa réflexion, son esprit critique, est engagée. L’usage des chatbots, questionné par l’usage de la langue, nous invite à recréer un « charme spéculatif » des êtres humains envers eux-mêmes, un désir de se parler ; nous devons conduire les élèves à conquérir leur parole en composant avec ce nouvel « interlocuteur » prétendant prendre en charge la langue de tous.

Inès Drège
Enseignante en philosophie au lycée Henri-Parriat de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire)

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Notes
  1. NDLR : dans cet article, « je » désigne l’autrice, enseignante de philosophie, et « nous » désigne l’autrice et son collègue, enseignant de lettres modernes.
  2. Krastanka Bozhinova, Jean-Paul Narcy-Combes, Abdelouahad Mabrour, « Écrire en langue additionnelle : un besoin de complexifier les modèles », TDFLE n° 76, 2020. https://miniurl.be/r-56ue.