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Claire Gibault :  » Un chef d’orchestre engagé »

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Claire Gibault est chef d’orchestre, ancienne assistante de Claudio Abbado. Son orchestre, le Paris Mozart Orchestra, développe un projet singulier, engagé et solidaire : il s’agit de diffuser de la musique classique et contemporaine dans des collèges et lycées franciliens (dispositif <em>Un orchestre dans mon bahut). Belle rencontre entre deux déplacements lointains de l’artiste, dont un au Japon…

 

Dans votre parcours personnel, quel a été votre rapport à la musique ?

J’avais un père professeur de solfège pour les débutants au conservatoire du Mans. Il m’a appris le solfège à quatre ans, alors que j’apprenais à lire. Comme j’adorais mon père, j’ai adoré le solfège.

En classe, on étudiait de la poésie, de la littérature, mais pas de musique. Il y avait la fête de la fin d’année où on répétait des chorégraphies qui se faisaient, en toge blanche, avec toutes les écoles laïques, sur la place publique. Il y avait aussi le défilé de l’harmonie municipale dans les rues, une vie associative et musicale extraordinaire. Si on était bon, on allait au conservatoire qui était gratuit. Sans cette gratuité, je n’aurais pas pu faire d’études musicales.

Vous ne vous ennuyiez donc pas en cours de musique au Lycée ?

Non, peut-être parce que les cours étaient plus tournés vers la chorale et l’histoire de la musique. On ne faisait pas de solfège, on écoutait de la musique et on chantait. Et ce n’était pas l’époque de la flûte à bec ! Il y avait une pyramide des niveaux, avec une base très large. Ces années d’apprentissage sont vraiment de bons souvenirs. Et à la maison, je jouais du violon avec mon père et mes frères et sœurs.

Comment ensuite êtes-vous devenue chef d’orchestre, dans un milieu où la présence féminine se limite encore beaucoup à la joueuse de harpe ?

Je me suis engagée très tôt. Les professeurs au Conservatoire de Paris appréciaient cet engagement, mais mes camarades de classe ne me prenaient pas au sérieux et étaient très méprisants. C’est surtout sur le marché du travail que c’est devenu difficile. Les premières résistances ont été avec l’orchestre de l’opéra de Lyon, qui n’avait jamais eu de femme pour les diriger, et cela ne plaisait pas. Certains chefs d’orchestres hommes qui étaient directeurs trouvaient cela invraisemblable. Ils ne comprenaient pas que le directeur de l’opéra m’impose.

J’ai eu très vite un poste d’assistante à l’opéra de Lyon car c’était une structure extrêmement ouverte. C’était toujours un peu difficile d’être engagée. Claudio Abbado m’a donné ma chance à la Scala de Milan pour Pelléas et Mélisande de Debussy, et il était très content de mon travail. Tous ses assistants étaient engagés immédiatement dans le monde entier, mais il n’y avait pas un agent qui voulait me prendre dans son agence.

Pour illustrer l’attitude de certains vis-à-vis d’une femme dirigeant un orchestre, je pourrais citer, à la suite d’une représentation de Pelléas et Mélisande à Covent Garden, à Londres, le titre d’un article du Figaro : « Elle les mène à la baguette » ! C’était extrêmement vulgaire pour moi.

Est-ce que cela évolue actuellement ?

Oui, de façon intéressante et curieuse ! Il faut que les filles soient jeunes et belles, et ces filles choisissent les arguments que je me refusais de choisir quand j’étais « jeune et belle », c’est-à-dire qu’elles dirigent bras nus, en robe courte serrée, avec des bottes à talon ; elles assument d’être un objet sexuel sur le podium. C’est tout ce que j’ai refusé tout le temps ; j’essayais d’être une personne, d’être ni masculine ou féminine, mais d’être une musicienne.

Venons-en à votre expérience dans les établissements scolaires. Quel est votre objectif quand vous allez dans les classes ?

D’abord un souci de justice sociale dans l’accès à la musique ! Et une ouverture d’esprit. J’ai fait applaudir cette année Kaddish de Ravel à des classes entières de musulmans ! Je leur dis que Ravel était athée, qu’il n’avait pas de parti pris pour une religion, mais qu’il avait envie d’une prière universelle pour les morts. Je leur dis : « Est-ce qu’on peut offrir cette prière à toutes les victimes des attentats dans le monde ? En France, en Afrique, au Moyen-Orient, en Belgique ? ». Il n’y a pas eu un refus.

À travers notre présence, on démolit des barrières, des codes inventés comme « ce n’est pas pour eux ! ». Et quand j’ai présenté Tzigane, j’ai eu des remarques désagréables, mais on a pu parler de la complexité des origines nomades, des orchestres Klezmer, de musique juive traditionnelle du Moyen-Orient.

Qu’est-ce que vous attendez des enseignants en amont ?

Il y a d’abord une grande préparation avec les enseignants, dans une co-création de notre présence. On découvre d’ailleurs leur potentiel d’inventivité ; les élèves écrivent des textes extraordinaires qui font suite à des pratiques pédagogiques merveilleuses. On ne pourrait jamais jouer un morceau de musique contemporaine de plus de quarante minutes face à des élèves s’il n’y avait pas une dimension co-créative. Dans certains endroits, il y a des projections d’ombres chinoises, du mime, plein d’inventions extraordinaires.

Ce que j’essaye de faire, c’est que ce soit aussi intéressant pour des enfants jeunes, pas du tout cultivés, que pour des adultes mélomanes et très cultivés, des strates d’accès très diverses. Je me souviens de textes écris par les enfants sur des tableaux de Edward Hopper, Matin en Caroline du sud et Chambre avec vue sur mer. Une sixième nous avait écrit : « Elle boude, il n’y a pas de centre commercial, elle ne pourra pas faire son shopping ! » Une autre : « Elle boude, son mari est en retard, et il a intérêt à avoir une bonne raison ! ». D’autres textes sont merveilleux, et on décèle de vrais talents littéraires.

Les enfants se tiennent toujours bien avec nous. Ce qui leur plaît, ce sont les démonstrations d’instruments, un par un, expliqué par les instrumentistes ; ils aiment aussi que le récitant dise leurs textes, qu’on expose leurs œuvres sur les murs, chanter accompagnés de l’orchestre. Même si, après, beaucoup n’apprécient pas davantage la musique que nous jouons, ils sont ravis de notre rencontre, du dialogue qui s’est instauré, qu’il y ait eu un orchestre dans leur école.

Quels sont les retours des musiciens qui n’ont pas l’habitude de ce genre de public ?

Ce qu’ils ne trouvent pas dans les grandes institutions, c’est le contact avec la vraie vie. Ils rencontrent quelque chose d’authentique. Les musiciens ne sont jamais sollicités pour transmettre et s’engager, être solidaires. Certains me disent que je leur fais vivre des choses qu’ils n’auraient jamais l’occasion de vivre dans leur vie ! Ils se rendent compte qu’on est « innovants » dans nos comportements, comme par exemple aller manger à la cantine avec les enfants, parfois dans des endroits où c’est immangeable ! Et des musiciens qui voyagent en première classe, qui logent dans des hôtels cinq étoiles, acceptent de voyager dans des conditions radicalement différentes ! Et puisqu’on est tous à égalité, cela devient une aventure. Quand ils retournent dans leurs institutions, ils ont aussi changé.

Un souvenir marquant ?

On a fait deux concerts un après-midi au Conseil économique et social, avec 700 collégiens ! Une magnifique jeune chanteuse a chanté des airs de Mozart, avec une grande expressivité. Ça a été sublime, une entente formidable. Il y avait le rappeur Rost, qui présentait les airs au jeune public. Quand il a entrepris d’expliquer aux jeunes ce qu’était un castrat qui chantait, ou la complexité de la relation de Donna Anna avec Don Giovanni, c’était génial !

Autre épisode : je suis allé au lycée Suger de Saint-Denis, avec Amos Oz, célèbre écrivain israélien et membre du mouvement La Paix maintenant. Quand il est arrivé, il a mis son public d’élèves de terminale, d’abord hostile, dans sa poche. À la question « Depuis quand écrivez-vous, et pourquoi ? », certainement sollicitée par les professeurs, il a répondu : « Quand j’avais onze ans, j’étais petit, maigre et moche, et je ne plaisais pas aux filles ! La seule façon de les emballer, c’était d’inventer des histoires et de les écrire. J’ai souffert dans le milieu scolaire et j’ai commencé à comprendre les discriminations physiques, sociales, religieuses… On se fait tous souffrir les uns les autres pendant la scolarité, et on en garde des marques toute sa vie ! » Après cela, le dialogue a été formidable, on dépasse largement la musique, c’est concevoir l’éducation artistique et culturelle d’une façon beaucoup plus large.

Notre présence est politique. Mon but est d’inclure plus de diversité dans le milieu de la musique classique. On n’arrive pas à trouver des instrumentistes noirs et arabes ! C’est un problème et les élèves me le disent ! Comment peuvent-ils se reconnaître dans ce que nous faisons ? Et depuis les événements du Bataclan, ils osent prendre la parole et me le disent de façon plus agressive. À Aubervilliers, on m’a parlé du patrimoine culturel européen, mais sans noir et sans arabe ! La question est légitime, et on en débat ensemble.

Il faut qu’on travaille avec désintéressement, pas à court terme, ce sont des petites graines que l’on sème. On n’a pas d’intérêt commercial dans l’affaire, pas de rendu immédiat, ce n’est pas ça que l’on cherche ; c’est plutôt que ça les aide pour leurs études générales, pour le comportement en classe, que cela les valorise et leur rende une dignité qu’ils pensent ne pas avoir.

Propos recueillis par Jean-Charles Léon et Jean-Michel Zakhartchouk

Pour en savoir plus, voir le site http://www.parismozartorchestra.com


article par dans notre n°532, Justice et injustice à l’école, coordonné par Marie-Christine Chycki et Émilie Pradel, novembre 2016.

L’école est traversée par tous les débats qui agitent la société. La question de la justice y est particulièrement vive et le sentiment d’injustice très prégnant chez tous les acteurs aux prises avec l’institution. Entre la subjectivité du sentiment et les conditions objectives des injustices vécues à l’école, quelles réponses pouvons-nous apporter ?

https://librairie.cahiers-pedagogiques.com/revue/649-justice-et-injustices-a-l-ecole.html