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Abdennour Bidar : « Réparer ensemble le tissu déchiré du monde »

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Normalien, agrégé et docteur en philosophie, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, inspecteur général de l’Éducation nationale, Abdennour Bidar témoigne dans ses ouvrages les plus récents de sa quête de fraternité et de l’urgence à transmettre et partager des valeurs.

 

Vous êtes cofondateur du centre Sésame dont le projet est de « transmettre une parole vivante, partager directement avec d’autres des moments de réflexion et de méditation ». D’où vous vient ce besoin de donner toute sa place à l’intériorité, à la quête spirituelle ?

Le Sésame est un centre de culture spirituelle laïque, ouvert à tous, athées, agnostiques, croyants, et nous y interrogeons, méditons, discutons ensemble les grands textes littéraires, philosophiques, mythologiques, religieux, mystiques, ainsi que l’héritage des musiques sacrées du monde. Je l’ai créé à partir du constat (pour répondre à votre question) que notre société est trop souvent un désert de sens, où l’on n’arrive plus à partager sur l’essentiel, et qu’il devenait urgent de créer des oasis dans ce désert, où l’on peut se rencontrer non pas entre soi, mais sans aucune frontière d’identité, de convictions ou de croyances, pour réfléchir tous ensemble aux grandes questions de la condition humaine.

J’insiste sur cette dimension du questionnement, personnel et collectif. Car au Sésame, on ne donne pas de réponse, on n’a ni doctrine ni maitre, on est dans la communauté de recherche, chacun étant ensuite libre et responsable de tracer par lui-même son propre chemin de sens. Pour cela, on mobilise la raison, la parole, le dialogue, mais aussi le silence, qui permet de réaliser exactement ce qu’on cherche : pas seulement réfléchir, mais ressentir les choses en profondeur, sonder nos intériorités, et aussi (comme on le dit souvent) faire l’expérience ainsi d’« être libres ensemble » parce qu’en communiant très fortement dans ce silence, chacun reste libre de l’habiter comme il le veut, sans rien d’imposé.

« Si ce sixième sens de la fraternité n’a pas été éveillé au départ, l’individu croit que la fraternité est une croyance, il ne la ressent pas », écrivez-vous. D’où le rôle essentiel de l’école pour « fabriquer du commun » et apprendre à pratiquer la fraternité. Assume-t-elle mal ce rôle aujourd’hui ?

On ne nait pas fraternel, on le devient. Et comme pour tout, par l’exercice, la persévérance d’une pratique. La liberté et l’égalité se décrètent (par la loi), tandis que la fraternité se cultive par l’effort. De là, l’importance de réorienter complètement notre société tout entière : au lieu qu’elle reste dominée par l’individualisme, lui-même conditionné par le règne du profit, il s’agit pour chacun d’entre nous de s’engager pour faire du lieu où il vit, où il travaille, un petit écosystème de fraternité, c’est-à-dire un espace où chacun peut apprendre avec les autres la solidarité, la tolérance, le partage, l’empathie. C’est d’une révolution dont nous avons besoin, qui est à la fois éthique et politique, car sans cet effort de transformation personnelle, je crains qu’aucun progrès social ne soit plus possible. L’école doit y participer bien sûr, en faisant faire aux élèves ce que j’appelle des expériences décisives : à travers le travail d’équipe, le service d’un intérêt général et la joie de réussir ensemble ; à travers le plus possible d’espaces de dialogue, de débat, notamment sur des questions de sens (éthiques, existentielles), l’apprentissage de la reconnaissance de l’altérité, de l’acceptation et de l’enrichissement des différences. C’est à mes yeux l’un des défis majeurs de l’école aujourd’hui : apprendre à créer une qualité de lien à l’autre, mais aussi à soi et à la nature.

Où s’est-il construit, chez vous, ce « sixième sens de la fraternité » ?

Peu à peu, cela m’a pris beaucoup de temps. Trop à mon gout ! Mais depuis quinze ans, mes écrits sur l’Islam m’ont fait comprendre l’enjeu de tendre des ponts entre cette civilisation et l’Occident, et puis à force d’aller à la rencontre des gens, de répondre à beaucoup de sollicitations, d’essayer d’être disponible sans y arriver toujours, j’ai eu de moins en moins de temps pour m’occuper de ma petite personne, et une sensibilité plus grande à l’autre, et à l’importance de la qualité, de l’intensité de tous nos liens. Et comme je l’ai écrit dans Les Tisserands, ce qui correspond donc à mon expérience personnelle, seule cette mise en pratique de la fraternité (au lieu d’en rester à son invocation théorique) peut nous aider à « réparer ensemble le tissu déchiré du monde », à retisser nos liens vitaux d’altruisme et de compassion, dans un monde où trop de liens sont en souffrance, et où trop d’autres liens nous ligotent. Et le seul moyen pour que cela ne reste pas de la morale, c’est de donner à chacun les moyens d’en faire ainsi l’expérience personnelle.

Propos recueillis par Nicole Priou


article paru dans notre n°531, les tâches complexes à la loupe, coordonné par Christophe Blanc et Florence Castincaud, dévembre 2017.

Depuis l’instauration du socle commun et l’incitation des enseignants à mettre en œuvre des «  tâches complexes  » dans leurs classes, on assiste à un foisonnement de propositions, personnelles et institutionnelles. Un dossier pour poursuivre la réflexion et nous aider à faire des choix pédagogiques et didactiques plus pertinents.

https://librairie.cahiers-pedagogiques.com/revue/704-les-taches-complexes-a-la-loupe.html

 


Bibliographie

Abdennour Bidar, Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ?, Albin Michel, 2016.

Les Tisserands, éditions Les liens qui libèrent, 2016.

Plaidoyer pour la fraternité, Albin Michel, 2015.