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Conceptualiser en sciences humaines et sociales, c’est difficile

Au quotidien, l’expérience première qui est faite d’un concept, d’un objet de pensée général et abstrait, est chargée d’intentions et de valeurs : « mondialisation », « liberté », « réseau » ne sont pas que des mots dénués d’affects. Mais dans le champ des sciences humaines et sociales, l’expérience se confond souvent dans un même mot avec des significations académiques qui sont débattues, instables, polysémiques : ce qu’est la famille, la démocratie ou la ville ne peut s’y énoncer une fois pour toutes.

Apprendre à conceptualiser à l’école, c’est donc apprendre à opérer des ruptures avec les concepts quotidiens, empiriques, pour forger des concepts scientifiques, mais aussi à maintenir le lien entre ces deux faces d’une même médaille, en faisant usage d’un langage qui peut parfois ressembler à un piège.

apprentissages

Centrés sur l’objet de savoir propre à une matière scolaire, les chercheurs en didactique des disciplines soulignent que les concepts introduits et manipulés à l’école relèvent de modes de pensée singuliers. En histoire, on peut ainsi distinguer des concepts historiques de premier ordre (nation, révolution, etc.) et de second ordre, propres cette fois à la démarche historique : le changement, la preuve, la causalité, qui prennent un sens spécifique dans ce cadre de pensée. En économie, les élèves ne sont pas seulement confrontés à des concepts empiriques généralisés, mais aussi à des modèles théoriques tributaires de leur contexte d’émergence.

C’est avec un autre prisme que les psychologues cognitivistes cherchent à comprendre les mécanismes et les fonctions mentales qui permettent de traiter, de transformer, de stocker, de retrouver ou encore d’utiliser des informations. Les psychologues du développement cherchent eux aussi à comprendre ces processus mentaux, mais en explorant la façon dont les comportements, les habiletés et les performances des sujets se transforment au cours de la vie humaine. En effet, quand les élèves découvrent de nouveaux concepts et les connaissances qui y sont associées, ces nouvelles représentations ne balaient pas d’un trait les précédentes, elles enrichissent et complexifient leur système de représentations au terme et au prix d’un processus parfois long, couteux, et toujours potentiellement renouvelé, de changement conceptuel.

Car apprendre à conceptualiser, c’est aussi apprendre à éprouver la circulation d’un concept, de l’expérience familière à l’abstrait de sa définition, de sa place et de son rôle dans un système structuré, et, en sens contraire, de pouvoir éprouver comment l’opérationnalisation d’un nouvel outil intellectuel permet d’outiller la compréhension des situations, de résoudre des problèmes qui demandent de penser le monde : c’est ce qu’un enseignant peut par exemple faire éprouver à ses élèves lors d’une séquence d’histoire portant sur le totalitarisme. Les relations entre la compréhension formelle et logique d’un concept et son appréhension concrète en situation sont donc dialectiques, et les situations de retour, de transfert de l’abstrait au concret, demandent à elles seules un travail et un entrainement spécifiques.

Prendre en compte des travaux produits dans un champ de recherche plus récent, celui de l’analyse du travail, permet de documenter les décisions que prennent les enseignants quand ils se donnent pour but que leurs élèves acquièrent et maitrisent des concepts : quelles sont les raisons de leurs choix, à quels dilemmes sont-ils confrontés, quels gestes professionnels peut-on repérer et discuter collectivement ?

En préparant un cours et puis en le régulant au fil de l’eau, faire construire une compréhension plus raisonnée d’un concept nécessite d’arbitrer en permanence entre différentes façons de faire. Certaines amènent à définir de façon lapidaire mais économe en temps une notion à l’aide d’un glossaire de manuel scolaire, d’autres mettent en avant les controverses qu’elle suscite, aident à réfléchir sur sa portée et sa validité. À d’autres moments, il s’agit de trancher entre le particulier et le général, entre apports factuels et approches notionnelles, notamment en histoire pour des périodes de forte densité évènementielle (la Révolution française, la guerre froide). Et, en terminale, avec quels objectifs et quels effets aborder une nouvelle notion philosophique, tantôt en passant par une problématisation chaude, tantôt par une conceptualisation froide.

Dans tous les cas, ces opérations demandent aux élèves et aux enseignants de modifier leur rapport au langage. Son usage s’écarte pour un temps des interactions quotidiennes relevant de l’ordre du spontané, de l’immédiateté. Le langage est employé à de nouvelles fins de questionnement, d’analyse ou de commentaire, parfois réservées au seul contexte scolaire : cela nécessite aussi un apprentissage métalinguistique que nombre d’élèves ne peuvent acquérir que dans le cadre scolaire. Cet apprentissage est donc fondamental à la fois pour réussir à l’école et pour faire quelque chose, hors de ses murs, de ce qu’elle permet d’apprendre.

Claire Ravez
Chargée d’études et de recherche, service Veille et analyse de l’Institut français de l’éducation (ENS de Lyon)


Pour aller plus loin :

Claire Ravez, « Enseigner les sciences humaines et sociales : entre savoirs et société », Dossier de veille de l’IFÉ n° 135, juin 2020, ENS de Lyon, https://tinyurl.com/y64gfcul