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La pédagogie est-elle soluble dans les réseaux ?

Pourquoi se connecte-t-on en ligne ? En tout premier lieu pour obtenir des informations, qu’on pourrait aussi obtenir hors ligne (cédéroms, DVD rom…). Et on choisit soit un réseau généraliste à tendance nombriliste[[Nombriliste parce que l’on trouve des pages personnelles l’unique fonction consiste il dire j’existe. Commercial parce qu’il s’agit de vendre de l’image publicitaire ou des produits. Distractive parce que l’on y fait des jeux ou consulte des sites qui aident il foire passer le temps.]], commerciale et distractive, à savoir Internet, soit un réseau privé, un intranet. Dans ce cas, on a accès aux informations professionnelles qui permettent le fonctionnement de l’organisation (entreprise, administration) autrement qu’en ayant recours au support papier.
Deuxième raison : on peut, avec le réseau, rentrer en communication avec d’autres, là encore soit une population précise, soit tout le monde. On communique par les pages personnelles hébergées sur des serveurs, par le « Mail », par « Visio conférence », par « forum de discussion », par « tableau d’affichage », pour dire en gros que l’on existe, que l’on a quelque chose à vendre, ou pour passer du temps. Bref, les activités normales de l’être humain que la connectivité libère. Autrement dit, il est peu probable que votre voisin se mette demain matin à distribuer des tracts dans les boîtes aux lettres du quartier pour dire qu’il aime la pêche, le ski et qu’il va trois fois par an à la montagne dont il vous propose quelques images. En revanche, il n’est pas impossible qu’il soit l’auteur d’une page web où l’on trouve ce qui vient d’être décrit. Il n’est pas impossible non plus qu’il se fabrique une adresse électronique avec un pseudonyme lui permettant de laisser libre cours à tous ses fantasmes. Car la connectivité permet de libérer les pulsions : Internet est bien alors le lieu de la provocation pulsionnelle, du fantasme, de l’abus, de la violence et notamment en regard de la sexualité. C’est certes en dehors de notre propos, mais il demeure que cette expression de la pulsion, vraisemblablement condamnable lorsqu’elle affleure le crime ou bien lorsqu’elle est réellement criminelle, est une réalité. Il ne suffit pas de dire que cela n’est pas
bien et d’interdire. Cette manifestation pulsionnelle, il faudra bien un jour ou l’autre la prendre en considération. Certes l’homme est un animal raisonnable, mais c’est aussi un animal. La raison est une fin, pas une donnée.
La pédagogie, l’éducation sont, à l’inverse, dans le champ de la raison. La connectivité, si elle est une aubaine pour les pulsions humaines, l’est-elle pour éduquer ?
On le pense, on le dit, on l’essaye. Est-ce si certain ?
Nous allons observer trois situations qui nous incitent pour le moins à la prudence avant de répondre à cette question…

Les listes de diffusion et forums

Une liste de diffusion permet à des personnes disposant d’une adresse électronique de s’adresser à tous les membres de la liste en même temps. Les messages leur parviennent dès l’ouverture du logiciel de messagerie. Pour le forum, c’est un peu différent, il faut faire la démarche d’aller voir les messages.
Ces deux moyens sont les plus anciens et les plus faciles d’usage. De nombreuses listes de diffusion et de forum ont pour thème l’éducation.
La connectivité comporte deux sèmes au moins qui sont communication et rapidité. Ainsi, on observe trois types de messages en circulation : des informations factuelles comme l’annonce de manifestations, des demandes de renseignements, des polémiques (rare) qui relèvent elles aussi de la pulsion.
De façon congruente, quelles que soient les listes, on observe que seul un petit groupe composé la plupart du temps par le modérateur de la liste diffuse des informations à caractère général, que les demandes de renseignements sont le fait d’un groupe un peu plus important, et enfin que les polémiques sont réduites à un noyau restreint. Mais quel est l’intérêt de la connectivité dans ce mode d’échange ? On peut supposer qu’il s’agit de faire en sorte que le savoir se partage et se complexifie, comme la pensée.

Des recherches ont montré[[Celle de B. Lewenstein, en 1995.t]] que les médias électroniques ne sont pas d’un grand apport dans la construction des savoirs scientifiques, ils permettent seulement de faciliter la précision des informations. En pédagogie, le phénomène est le même. Le média électronique fonctionne sur le principe du chaud, vite écrit, vite construit, vite lu, vite oublié. Le niveau d’orthographe baisse parce que la complexité orthographique ne s’adapte pas à la rapidité du médium qui forge une oralité écrite. On reste au niveau de l’information et pas des savoirs.
Sur ce premier axe, la connectivité des enseignants est au mieux au service d’un meilleur accès à l’information hyper ciblée sur les intérêts du pédagogue. La connectivité ne se met pas vraiment au service des apprentissages[[Il faut apporter une nuance avec l’usage des forums dont on peut trouver trace sur le net.]].

En 1998, le département des sciences de l’Éducation de l’ULP de Strasbourg mettait en place une formation à distance (un an) et diplômante sur l’introduction des nouvelles technologies dans l’éducation. Vingt-cinq candidats (un par rectorat) sont envoyés par le ministère[[Action inscrite dons le Plan national de formation.]] pour une semaine présentielle de démarrage. Évidemment, la sélection n’est pas le fait de l’université qui ne sait, ni ne connaît ce que sont les motivations des intéressés. Cette expérimentation fut très riche d’enseignement pour le laboratoire mais totalement sans effet pour les collègues. Dès le début, les stagiaires de diverses disciplines vouaient une certaine défiance à la posture qui consiste à se poser la question de l’utilité de ce que l’on fait. Il y a toujours une volonté de corrélation forte entre la technique et son efficience, mais cette volonté en cache parfois une plus pernicieuse : parler technique, c’est éviter de parler de la pédagogie. Pour ne pas surdéterminer la fascination technologique, nous avions pris le parti de partir des questions de fond sur l’acte d’apprendre et d’enseigner et de s’interroger sur la place des techniques par rapport à cette double exigence. Bref, réflexe de chercheur de base, avant de s’immerger dans l’action, on pose quelques définitions afin d’éviter quelques malentendus. Mauvaise idée de pédagogue, car un enseignant renâcle fort à se poser ces questions. « Tout le monde le sait, ce qu’est enseigner. Tout le monde le sait, ce qu’est apprendre. Donc la technique, c’est utiliser des outils ». Repartis avec le minimum de formation aux outils techniques, la formation à distance commence.
Pour l’essentiel, il fut pratiquement impossible aux collègues concernés de s’impliquer dans cette formation. Problème de temps, d’abord. Il faut au moins une heure à consacrer par jour. Problème de posture, ensuite. Utiliser la connectivité pour apprendre, cela signifie un investissement réel, mutuel dans une élaboration qui est à la fois collective et évidemment personnelle. Apprendre en réseau, c’est à la fois avoir accès à des informations, les sélectionner, les hiérarchiser, les mettre en cohérence avec la problématique proposée, et ensuite passer à la partie réellement interactive qui consiste à proposer ces résultats aux autres, les confronter aux autres, les justifier, appeler à l’aide lorsque cela ne va pas, se mettre en situation d’écoute et de compréhension par rapport à l’autre, considérer sa position comme aussi intéressante a priori que la sienne propre. Tout cela en utilisant des possibilités techniques qui aident à structurer et à hiérarchiser.
À chaque émergence de questionnement de ce type dans la formation, ce fut la fuite. A un enseignant installé il est loisible d’affirmer ses positions, mais il l’est beaucoup moins de les remettre en cause, qui plus est dans une démarche qui fonctionne sur le déséquilibre. Autrement dit, pour qu’il y ait formation, il faut qu’il y ait évolution. En cela, former des enseignants aux usages des nouvelles technologies n’a rien à voir avec de la formation technique, cette partie-là est plus ou moins facile, mais en gros tout le monde y parvient ; cela a à voir avec la clarification de ce que l’on pense pertinent dans sa démarche pédagogique et ce que l’on n’accepte pas de discuter.
La formation de l’enseignant, et c’est là un aspect plus général, peut fonctionner dès lors qu’un expert va proposer un modèle. Tout le reste demeure dans la sphère parfaitement privée de l’enseignant qui va en faire son grain pour produire une farine plus ou moins fine ou pas.
Il est donc nécessaire qu’un accompagnant, un guidant, soit l’intermédiaire qui à la fois rappelle au temps, et joue ce rôle de déstabilisation et d’acceptation du travail de groupe. Sur ce registre, il faut bien le constater, l’équipe encadrante a failli, peut-être n’était-elle pas elle-même toujours au clair avec ce qui se passait.

Troisième situation, l’odyssée des réseaux

Le contexte est celui d’un numéro des Cahiers Pédagogiques, celui-ci, que l’on tente de construire en partie comme une expérimentation. L’idée est assez simple, il s’agit de demander à des pédagogues d’accepter de se mettre en réseau, par groupe d’intérêt, pour étudier ce en quoi le réseau leur est bénéfique. Il y a là un principe en poupées russes. D’une part, on demande aux enseignants de s’installer dans la posture du chercheur, et d’autre part, on observe comment ils fonctionnent entre eux. Par rapport, à la situation précédente, mêmes causes, mêmes effets. L’odyssée des réseaux n’a pas produit l’effet escompté en termes de production éditoriale, mais il a produit des résultats en termes de recherche. L’un et l’autre sont-ils compatibles ?
Bien que le plateau fût très intéressant, le manque de temps, la difficulté de se positionner sur des problématiques de recherche n’a jamais vraiment permis de démarrer. Chaque groupe était doté d’un référent qui devait jouer la position d’extériorité et faire progresser la réflexion, l’action, l’expérimentation. Le principal piège, c’est celui du temps. Il en faut énormément. La connectivité dévore le temps, et personne n’en a. La formation demande du temps, personne n’en a. La recherche demande du temps, personne n’en a. Classiquement, un enseignant a sa classe, ses collègues, ses enfants. Qu’il le veuille ou non, il lui faut passer des moments en présence de chacun des publics pour répondre aux injonctions qui le commandent. Il a peut-être envie de régler son problème de plomberie, mais il a cours.

On est encore loin du compte

À ces situations, on va trouver des contre-exemples. Tel site portail fait collaborer plusieurs enseignants et pédagogues, tel projet fait travailler ensemble une diversité de pays et d’intérêts. À y regarder de près, on observe le même phénomène bien que souvent caché par l’expression du plus petit commun multiple. L’effet est assez simple. Si, sur un sujet, plus de cinq personnes interviennent, le plus grand nombre assistera sans intervenir parce que leurs idées ont déjà été exposées ou bien parce qu’ils ne souhaitent pas forcément réagir. La médiatisation de la parole (même si on l’écrit) dramatise l’expression et oblige à structurer a minima ce que l’on va dire. Dans les faits, il y a peu d’interventions mais celles qui existent donnent l’impression que le débat est important. C’est d’ailleurs un des effets de la connectivité informatique que de pousser à cela. A contrario, imaginons que des enseignants aient des conceptions pédagogiques différentes. Ils ne sont pas contraints de s’aimer, mais dans le conseil de classe ils se parlent, ils s’opposent et ils s’entendent. Avec la connectivité informatique, vous vous intégrez dans une communauté qui vous ressemble. Si elle ne vous satisfait pas, vous la quittez dans l’instant et il ne se passe rien. Pour que quelque chose puisse être possible, on fonctionne sur des principes minimalistes, d’autant que les oppositions, lorsqu’elles sont médiatisées, prennent immédiatement des allures de tempêtes. Exemple, un responsable d’une formation à distance expédie une grille informelle et confidentielle pour que les enseignants puissent avoir des échanges sur les étudiants qu’ils ont dans leur séminaire. Bref, sur le mode de la salle des profs qui peut se laisser à dire qu’untel ne fait pas grand-chose, que celui-ci dort, que l’autre a une personnalité effacée, etc. Sur le plan de l’évaluation, cela n’a aucun intérêt. Sur celui de l’ambiance de travail, cela en a. Proposer de l’écrire et de le faire circuler est une tout autre chose. C’est inacceptable. Il va bien se trouver quelqu’un pour s’insurger d’un mode d’évaluation qui prend en considération des traits de personnalité qui n’ont rien à voir avec l’objectivité. Dans une situation présentielle, rien n’aurait été écrit. Il n’y aurait pas eu de problème, mais les échanges auraient eu lieu. Dans l’exemple cité, l’auteur de la grille va se sentir agressé par un procès qu’il pense ne pas mériter. Très vite, il y aura emphase. Dans une situation classique, deux
phrases auraient levé dans l’instant le quiproquo.
En fait, nous connaissons tous des enseignants qui ont passé des heures à faire un site web, mais qui ne trouveront aucun moment pour en discuter les choix et la pertinence avec des collègues. La connectivité informatique qui peut permettre à des humains d’apprendre ensemble et de produire de la plus-value collective, sans doute parce qu’elle fonctionne avec des principes qui lui sont inadaptés, est pour l’instant loin d’y parvenir.

Alain Jaillet
Université Louis Pasteur Strasbourg