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L’élève extraordinaire dans l’école ordinaire : difficultés des élèves ou difficultés de l’école ?
Une école qui classe ses élèves, élimine les plus faibles et favorise les plus avantagés n’a pas le souci de l’exception. Elle tire les conséquences de la courbe de Gauss et attribue les échecs à un étiquetage préétabli des élèves en écart dont elle s’efforce de figer à jamais le destin. Rien de tel dans notre école républicaine dont le mot d’ordre est désormais très clair : tous les élèves doivent réussir. Certains esprits chagrins s’en offusqueront et s’interrogeront sur le réalisme de cet objectif généreux qu’ils qualifieront d’idéaliste.
Qu’est-ce qui légitime ce devoir de réussite ? Sans doute, une volonté politique dictée par les besoins d’une économie de plus en plus exigeante en matière de qualification, un projet éthique en accord avec les idéaux de la révolution française, un désir de justice, mais aussi le constat que les capacités humaines sont largement méconnues et imparfaitement inexploitées. Au-delà de la hiérarchisation des talents et des compétences, peut-être y a-t-il une part d’opacité et de mystère, un mélange savant d’illusion et de mystification, un non-dit qui tient et contient chacun à sa place. Disons le plus clairement : les élèves doivent tous réussir parce qu’ils le peuvent.
De l’art de dire ce qui est difficile
Dans ce contexte de démocratisation croissante de l’école, la question qui nous taraude est celle des élèves difficiles. La coutume est de les identifier en usant de termes tous aussi négatifs les uns que les autres : « des cas lourds », « des élèves qui n’ont pas leur place ici », « des élèves en difficulté », « en retard », atteints de « déficits » ou de « troubles ». Il va de soi que cet usage qui tend à se perpétuer ne favorise guère leur inclusion. Les élèves, sensibles aux mots qui les désignent et les circonscrivent n’y trouvent pas matière à évolution. On est loin du fameux principe d’éducabilité cognitive cher à Vigotsky faisant écho au concept de perfectibilité humaine énoncé par Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
La première réponse pédagogique efficace à l’égard de ces élèves différents est de les traiter de manière positive. Cela passe par le langage qui leur confère un rôle et leur assigne une fonction. « Un cas lourd » ne peut que peser, « un élève en difficulté » ne peut que poser problème, un élève « en retard » ne peut qu’être en décalage, un élève déficitaire ne peut que manquer à tout et un élève troublé est toujours troublant et plutôt irritant. Il est d’autres mots qui leur ouvrent des horizons, d’autres mots qui accueillent leurs différences. Des mots légers, des mots qui surprennent, qui suscitent intérêt et curiosité, changent le regard que l’on a sur chacun d’entre eux, comme ils changent le regard qu’ils ont sur eux-mêmes. Le pédagogue doit être poète en faisant sien les propos de Paul Eluard :
« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie ».
Préférant le vocable de la poésie plus accueillante que celui de la psychométrie, nous proposons de redonner de l’intérêt aux élèves différents en les considérant comme ce qu’ils sont lorsqu’ils échappent à nos jugements catégoriques. Nommons les élèves qui sortent de l’ordinaire élèves extraordinaires. Son acception est large puisqu’elle désigne tous ceux qui s’écartent du droit chemin scolaire. Ce sont aussi bien les élèves handicapés que les élèves situés en deçà ou au-delà de la norme.
Certains ont le flux nerveux plus rapide et éprouvent un singulier ennui face au déroulement linéaire et répétitif de la journée scolaire. Ils n’apprécient guère le jeu si peu subtil de l’implicite scolaire qui sied si bien aux bons élèves et qui n’est en fait que l’expression d’une impossibilité : celle de penser autrement que par déduction. Amateurs de variété dans les apprentissages, créatifs et adeptes de l’induction, les Elèves Intellectuellement Précoces (EIP) ne trouvent pas leur compte à l’école et s’installent dans des formes de mises en question que l’on appelle souvent, pour faire vite, « troubles du comportement ». Ils ont pourtant beaucoup à nous apprendre.
D’autres subissent des limitations d’activités en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de la santé invalidant. Ils sont en situation de handicap et nous font redoubler d’imagination pédagogique pour trouver de nouvelles voies vers les apprentissages.
Enfin, il existe cette cohorte d’élèves que nous jugeons difficiles et dont nous allons maintenant appréhender l’originalité.
Les Elèves Difficiles à instruire
Ils nous font problème parce qu’ils n’ont aucune altération repérable, tout en résistant aux modes usuels d’enseignement. On constate les difficultés, mais on peine à en cerner les causes et les remèdes. En la matière, il existe deux types d’approche : celle qui consiste à faire un constat et une analyse des différences, insistant par là même sur l’état des lieux, et celle qui vise à comprendre leur genèse.
La première perspective consiste à établir une nomenclature suffisamment fine en vue de repérer les compétences et capacités défectueuses. Prenons l’exemple de la maîtrise de la langue pour illustrer nos propos. On y distinguera des différences cognitives liées aux capacités d’écoute, d’attention, de discrimination, de mémoire, de compréhension, d’organisation du discours et de construction de la prise de parole ; des différences métacognitives mobilisant des compétences de gestion et d’explicitation du discours, d’enchaînement des propos, de réflexion sur la communication et la langue, de diversification des types de discours et d’appréciation sur les types d’échanges ; et enfin des différences d’ordre instrumental relatives à l’outillage phonologique, lexicale et syntaxique. L’analyse des difficultés dépasse alors largement le cadre usuel des préjugés défavorables, elle met en évidence, derrière le chaos des impressions souvent négatives, les axes de progrès. Néanmoins, juger des compétences à travailler ne suffit pas à y remédier. L’analyse, aussi riche soit-elle ne donne pas la solution au problème posé. Elle tend même à figer les difficultés au lieu de les lever. L’inventaire exclusif des incompétences relève d’une approche statique de l’échec scolaire, aussi peu constructive que fortement stigmatisante.
C’est pourquoi nous adopterons la seconde perspective qui consiste à comprendre la genèse des difficultés au lieu de se livrer à de simples constats. D’où viennent les différences entre les élèves ?
On n’explique pas la disparité en matière de maîtrise des compétences par une simple évaluation de celles-ci. Il faut aller au-delà du simple état des lieux et s’interroger sur ce qui les constitue. Gaston Bachelard dans « La Formation de l’Esprit Scientifique » avait le premier ouvert la voie à la réflexion en se demandant à la fois pourquoi les élèves ne comprenaient pas et pourquoi les professeurs ne comprenaient pas que les élèves ne comprenaient pas. Cette recherche l’avait conduit à une vérité forte : ce ne sont pas les capacités qui font défaut, mais ce sont les représentations du savoir et de l’école qui nous rendent capables ou incapables.
Autrement dit, c’est la force de nos représentations que de pouvoir orienter nos choix et nos capacités. On comprend alors ce qu’est la bêtise : une forme d’entêtement dans nos représentations, un refus de les mettre en question et non l’expression d’une ignorance. L’esprit obtus c’est l’esprit de celui qui ne veut rien savoir d’autre que ce qu’il sait. Pour en sortir, il faut accepter de penser les représentations qu’on a et de les confronter à une nouvelle connaissance. Emmanuel Kant considérait d’ailleurs dans la Critique de la Raison Pure que le « je pense » devait accompagner toutes mes représentations pour mieux les soumettre à une catégorie de la connaissance et que je devais les penser à travers une connaissance, un savoir ou un concept pour ne pas en rester prisonnier. En d’autres termes, tant que l’élève s’en tient à ses premières constructions mentales sans accepter d’y réfléchir, ses compétences n’évoluent pas. Nos premières perceptions déterminent donc nos capacités.
À titre d’exemple, un élève qui ne comprend pas ce qu’il lit est un élève qui n’a pas une représentation adéquate de ce qu’est la lecture. S’il se dit que pour comprendre, il faut qu’il soit attentif à restituer l’intégralité de l’histoire qu’il entend, s’il veut tout saisir de ce qu’il entend, privilégier la perception sur la prise de sens, l’écoute sur le travail de réélaboration des significations, alors il manquera son objet et s’y perdra. Faute d’avoir préalablement organisé son processus mental, il restera tributaire d’une quantité d’impressions désordonnées productrices de nos sens et passera pour un lecteur en difficulté. Il ne sait pas encore que l’attention n’est rien sans l’anticipation, qu’on ne peut comprendre sans développer des stratégies, sans sélectionner des mots clés, repérer des étapes décisives et hiérarchiser les éléments d’un texte. Il ignore que lire, c’est choisir et ne développe par conséquent aucune capacité pour gouverner son esprit.
Vaincre la bêtise
Comment s’affranchir de la bêtise ? Le seul ressort est d’ordre culturel et de nature à élargir les représentations initiales et à modifier le rapport à la langue. En effet, dans l’expérience du récit beaucoup d’élèves vivent celui-ci comme l’expression du simple vécu. Ils produisent des textes narratifs comme s’il s’agissait de recueillir des successions d’impressions, d’inventorier des souvenirs et de procéder à de multiples redites. Ils n’appréhendent pas les relations entre les constituants orthographiques du texte ou ne reconnaissent que les liens analogiques. L’énonciation est simplement chronologique. Le texte n’est ni tissage, ni construction, il n’a ni structure, ni progression révélant une logique spécifique. On ne trouvera aucun sujet inversé et un usage peu maîtrisé de la fonction anaphorique. Or, on pourra toujours entreprendre de multiples leçons sur la production de textes, le rôle des substituts et les règles d’accord, tant que la question de la représentation de la langue ne sera pas posée, les préjugés continueront de préserver les incompétences.
Si la langue est effectivement perçue comme constituée de mots isolés et jetés à la faveur de la discontinuité des vécus et non comme un ensemble de relations lexicales et syntaxiques appartenant à l’ordre du récit, l’élève ne peut progresser dans sa maîtrise. A la différence du bon élève qui sait que la langue est un matériau à construire, le mauvais pense qu’il a simplement des choses à dire. L’un sait qu’il se construit une identité à la faveur de la langue, l’autre croit que le langage sert à désigner des choses. Le premier s’affranchit de la langue, le second demeure prisonnier des signes linguistiques. Il est vrai que l’élève jugé en difficulté voyage peu et n’éprouve guère le besoin de se constituer d’autres repères ; il ne connaît le plus souvent qu’un langage prescriptif à signification gestuelle évidente, rendant inutile tout feed back et tout retour sur soi. Le langage de la désignation, utilitaire et restrictif rend inutile la diversification du lexique et de la syntaxe. Lorsque l’on n’a guère l’habitude de dire son incompréhension, d’interroger l’évidence des signes, de juger et de commenter les usages de la langue, on s’en tient à un vocabulaire dit pauvre, c’est-à-dire pragmatique et concret.
La difficulté d’être lecteur
S’agissant de l’apprentissage de la lecture, on retrouve le même hiatus entre ceux qui travaillent les relations entre les mots, les syllabes et les phonèmes et ceux qui les prennent pour de simples objets, entre ceux qui opèrent par addition, insertion, substitution et inversion, font preuve d’une attitude réflexive à l’égard du langage pour saisir et abstraire les syllabes et ceux qui s’en tiennent au sens qu’ils perçoivent. Les uns opèrent entre les signes, effectuent dès le cycle 1 des regroupements syntaxiques ou phonologiques tandis que les autres recherchent désespérément les choses derrière les mots.
Pour certains élèves comme Julien, lire se limite à des activités utilitaires excluant toute découverte (« lire des pancartes », « lire le code »), ou comme Benjamin à des prises d’informations aux enjeux familiaux et sociaux tellement considérables que l’activité ne peut être qu’exceptionnellement plaisante et constante (« lire des papiers importants »). Pour d’autres comme Antoine, lire sert à « lire des livres », « à raconter des livres aux autres » et « à apprendre ». La perspective devient plus large, plus culturelle et prédictive d’une meilleure réussite, dans la mesure où le lien entre la lecture, les livres et l’expérience des échanges est clairement affirmé. Ceci se confirme lorsqu’on évoque la fréquentation des livres : nulle ou quasi nulle pour les uns, elle est fréquente pour Antoine qui possède « au moins cent livres » alors que Julien n’en a qu’un.
Les mêmes élèves n’ont pas non plus les mêmes représentations de l’apprentissage. Pour Julien, l’apprentissage est quantitatif, peu délimité dans le temps et sans doute dans sa signification véritable : « faire des années d’école et de collège et après on sait lire ». Pour Benjamin, il est limité à la mise en œuvre d’un comportement externe : « écouter la maîtresse » ; tandis que pour Antoine, apprendre à lire « c’est à l’école », c’est « lire bien ». Pour lire bien, ajoute Antoine, « je me concentre… je regarde le mot, je prends la lettre qui commence, je connais une partie de l’alphabet, je regarde sur mon classeur, j’ai mis des écritures, des modèles… puis j’écris. »
On le voit, Antoine possède des stratégies de lecture, met en relation les outils et les expériences, articule la lecture à l’écriture, la perception à la production. Bref, il a une vision à la fois précise et circonscrite des opérations de lecture, une claire conscience de cet apprentissage et de ce qui en légitime la réalisation en l’inscrivant dans une situation de la communication et en identifiant sans peine le destinataire, en vertu de sa propre familiarité avec l’écrit. Inversement, Julien et Benjamin sont étrangers à l’écrit. Pour eux, l’écrit est d’un usage fort limité, voire exceptionnel. Il n’est pas de nature à changer la condition sociale de ceux qui le pratiquent et n’est guère l’objet de stratégie explicite.
Voilà pourquoi les uns n’entrent pas dans les procédures de la lecture alors que l’autre s’y engage et peut les décrire. Les mêmes analyses valent également pour d’autres apprentissages. Les mathématiques nous renvoient aux mêmes différences.
La difficulté d’être calculateur
En maternelle, certains enfants, très à l’aise sur le plan moteur, n’ont guère de problème à distinguer et à estimer quelques grandeurs et à dénombrer des quantités, après les avoir préalablement isolées, même si subsistent quelques confusions entre l’apparence des collections et leur quantification. D’autres ont une vision du monde plus compacte. Ils n’ont guère coutume d’opérer sur le réel quelques transformations débouchant sur l’établissement de propriétés obtenues à partir des effets produits et des résistances éprouvées.
L’explorateur de l’environnement, l’amateur de risques moteurs et le praticien des échanges commerciaux sauront très vite se représenter un espace orienté, appréhender les figures et les volumes, les formes et les grandeurs ainsi que les diverses manipulations numériques. Ils possèderont les outils leur permettant de résoudre de petits problèmes relatifs à des opérations sur des quantités (augmentation, diminution, réunion, distribution, partage) en utilisant déjà de petits nombres. L’élève, plus passif à l’égard du monde, moins curieux des effets produits et des rapports entre les choses ne parviendra pas aussi aisément à appréhender les notions de quantité, de grandeur et de forme.
De tels écarts se développent souvent en cours de scolarité à mesure que se complexifient les apprentissages et que l’on mobilise les procédures expertes.
La technique opératoire de l’addition est souvent maîtrisée. La soustraction l’est moins lorsqu’il s’agit de combiner le calcul d’une différence avec une retenue et la multiplication donne lieu à des variations consécutives à une maîtrise imparfaite des tables de multiplication. Enfin, la division et les opérations sur les nombres décimaux ne sont pas toujours bien traitées compte tenu de la complexité croissante que leur gestion engendre.
Les différences apparaissent entre ceux qui n’appréhendent qu’une seule opération à la fois, de préférence l’addition, ceux qui traitent de problèmes à faible nombre de variables et ceux qui ont recours aux procédures expertes. Dans ce cadre, c’est moins la technicité des opérations qui fait problème que la combinaison des actes, l’addition n’étant que la source de toutes les autres puisque la soustraction est une addition inversée, la multiplication, une série d’additions et la division euclidienne, une multiplication inverse.
D’autres facteurs interviennent également qui ne sont pas simplement du ressort des actes opératifs. Prenons à titre d’exemple le traitement suivant d’un problème extrait de l’évaluation 6ème :
Exercice 27
Avec une bouteille de jus d’orange, on peut remplir 8 verres.
Combien faut-il ouvrir de bouteilles pour que chacun des 20 élèves de 6ème A soit servi ?Réponse : il faudra ouvrir 160 bouteilles.
20
X 8
—
160
Cet exercice 27 comporte une variable parasite sur trois (6ème A), tout en étant cependant distincte grammaticalement des autres puisque nous avons affaire à un adjectif numéral ordinal, marquant un ordre de classement et non aux adjectifs numéraux cardinaux. Une seule question simple est à traiter à l’aide d’une unique opération qui devrait être, en l’occurrence, une division. Or, l’élève s’en tient à une vision cumulative de la quantité. Il multiplie sans voir que le résultat obtenu dépasse toute mesure. La grandeur n’est pas convenablement estimée.
On pourrait en conclure que les écarts en mathématiques ne sont pas exclusivement d’ordre logique ou linguistique. Ils sont parfois d’ordre empirique ou culturel, lorsqu’ils mobilisent des savoirs préalables et implicites. Ainsi, l’exercice 27 comporte de façon latente l’idée d’une correspondance terme à terme entre un verre plein et un élève. C’est évident pour un matheux, cela l’est moins pour un élève qui ne vit pas dans le monde de la logique. Comme chacun sait, il va de soi qu’en mathématiques, la différenciation des désirs et des appétits est logiquement impensable et rigoureusement inexprimable.
Le calculateur raisonneur affectionne la réalité épurée et transformée par les variables quantitatives. Il ne voit des choses que leurs formes géométrisées et les rapports logiques qu’elles entretiennent entre elles. Il ne s’égare pas dans un vécu inépuisable, choisissant d’emblée l’économie des signes. Il n’a d’égard que pour le conçu et le construit : c’est un bâtisseur qui ambitionne de réduire le monde à un mécanisme déchiffrable au moyen d’une formule unique.
À l’inverse du goûteur d’abstractions, l’élève distrait accepte de se perdre dans les détails qui singularisent les objets. Il ne voit des phénomènes que ce qu’ils sont, ne les appréhende qu’isolément dans leur nature propre et ne compte que ce qu’il voit. Rétif aux calculs et aux proportions, il se soucie de l’inaccessible qualité qui se tient toujours derrière les signes. L’expérience et le vécu sont pour lui la mesure de toutes choses.
Les capacités de nos préférences
Les différences entre les élèves que l’on appelle difficultés ne sont donc pas des incapacités, ce sont des divergences de vue. Les compétences se construisent en fonction des préférences et des appétences. L’élève englué dans un vécu pragmatique et répétitif ne cherchera pas à conceptualiser à partir d’objets absents, à manipuler des symboles, à isoler, abstraire, déduire ou repérer des modèles opératifs par delà les situations, à réorganiser les constituants d’un texte, à croiser des informations et à opérer des déductions à partir d’éléments implicites. Il n’a aucune raison de changer ses habitudes. Ses difficultés ne viennent pas d’une insuffisance d’outillage, mais de la quantité et de la qualité des expériences langagières et logiques dont il a bénéficié et auxquelles son mode de vie l’a conduit à participer. Tout concourt à ce que la langue ne soit perçue par lui que comme l’instrument de la désignation des choses, l’expression des affects de sorte qu’il en est plus l’objet que le sujet. Tout concourt à ce que les nombres et les figures géométrisées lui soient si peu évocateurs.
À l’inverse, l’élève plus familier des changements de formes et de signes combine aisément les règles et les formules. Il perçoit la langue ou les nombres comme des matériaux à construire ou à combiner. Il opère sur le langage des retours en arrière, des reprises, des reformulations parce qu’il ne cherche pas à exprimer un vécu, mais à tisser un texte, à se doter d’un outil de prédiction, d’interprétations, de jugement. Coutumier des valeurs scolaires, il imagine fort aisément les étapes conduisant à la réussite.
L’un privilégie le silence et l’action comme dans la famille d’Albert Camus : « Une famille où l’on parlait peu, où on ne lisait, ni n’écrivait… un vide affreux, une indifférence qui faisait mal ». Le premier homme, Gallimard 1994. L’autre est un acteur du verbe, un concepteur précocement lecteur, comme Jean-Paul Sartre : « J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout… Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les rêverais, ces pierres levées… Je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait. » Les mots. Le premier valorise le geste, le second les signes. Le savoir est alors dépourvu d’intérêt, étranger aux valeurs familiales, ou doté d’enjeux sociaux et culturels. Il peut susciter le rejet ou la curiosité. Ces antagonismes deviennent clairement explicites lorsque les élèves disent leurs difficultés ou leur aisance à lire.
Prenons quelques exemples en cycle 2 relevés à travers des analyses effectuées par des enseignants et consignées dans les livrets d’évaluation. Les trois élèves ci-dessous sont suivis dans le cadre du RASED et sont perçus comme étant en difficulté.
Cas 1 : Janine
Janine sait mettre en relation le texte et l’illustration. Mais elle est très agressive et montre un désintérêt total pour la lecture qui se traduit par l’association suivante : « On lit pour s’endormir ». Elle ressent un véritable ennui qui se manifeste par une représentation scolaire et circulaire de la lecture : « On va à l’école pour lire, on lit pour faire des devoirs. » Elle éprouve des difficultés importantes de prononciation et d’identification des mots, tout en sachant mieux établir, dans le récit, des relations entre les personnages que des liens logiques entre les évènements.
Cas 2 : Jules
Jules est un élève craintif épousant l’attitude de l’élève sage. Compétent dans la segmentation en mots et en syllabes à l’oral, il possède des capacités d’analyse et d’identification des éléments du code. En revanche, il n’a pas construit de projet de lecteur, n’ayant pas d’exemple auquel il peut se référer. Il met des relations entre les informations entendues, mais en présence d’un support visuel, texte ou image, il rencontre de grandes difficultés qui le conduisent au mutisme.
Cas 3 : Stéphane
Pour lui, lire est l’apanage des grandes personnes. Confondant lire et raconter, il s’est construit une idée fausse de ce qui est pertinent dans l’acte de lire. Il a des capacités à coordonner des informations narratives, mais il semble considérer que l’écrit peut être sujet à interprétation. Il n’a pas établi la permanence de l’écrit, ni de lien graphophonétique.
Ces trois exemples sont révélateurs de trois attitudes différentes à l’égard des apprentissages : ennui, docilité et rêverie. Celles-ci résultent de représentations différentes qui sont elles-mêmes motivées par des valeurs divergentes par rapport à l’école. Si, en effet, l’élève qui réussit est un élève à la fois attentif et engagé dans des tâches complexes, désireux d’apprendre et capable de se contraindre, aspirant à la réussite et à des satisfactions durables, ces trois enfants lui sont étrangers.
Ainsi Janine ne cherche pas à privilégier le comportement extrinsèque scolairement acceptable, ni la culture pour laquelle elle n’éprouve aucune satisfaction. Ce qui probablement lui importe, c’est la vraie vie qui n’est pas celle de l’école, mais celle de l’expérience concrète et des autres. Aussi maîtrise-t-elle fort bien dans le récit les relations entre les personnages plutôt que la logique entre les évènements.
Pour Jules, à la valorisation de la vie sociale, il préfère le comportement extérieur jugé souvent comme le plus acceptable à l’école. Etre sage, faire ce qu’on lui demande, tout en se contentant de tâches faciles et s’absenter face aux tâches plus complexes faisant appel aux sens, tels sont assurément ses objectifs. Il n’éprouve guère de satisfaction intrinsèque à l’égard du scolaire et de la culture, dans la mesure où sa peur du sens fait qu’il s’en écarte, dérive et se distrait.
Enfin, Stéphane ne fait primer ni la vie sociale, ni le comportement, il s’intéresse à l’imaginaire et au plaisir. Celui-ci n’est pas durable, il n’est pas lié à la permanence de l’écrit, mais à son caractère changeant. Le plaisir intrinsèque qui est visé n’est pas celui du sens que l’on construit : il est celui des sens immédiats et éphémères. Il s’agit de soumettre l’écrit à ses désirs, de faire du zapping avec les mots plutôt que de soumettre ses désirs et son appétence à ce qui fait sens.
Trois valeurs sont donc à l’horizon de la vie scolaire de ces trois élèves : la vie sociale plutôt que la vie scolaire, la bonne conduite plutôt que le comportement de lecteur et le plaisir des sens plutôt que le plaisir du sens.
Elles sont incompatibles avec celles de l’école et créent un horizon de compétences qui ne figure pas dans les programmes scolaires. Au demeurant, la géographie des résultats scolaires suffirait à le prouver : si on ne réussit pas de la même façon à Limoges qu’à Rouen, à Paris qu’à Amiens, ce n’est pas strictement pour des raisons sociologiques, c’est bien parce que la valeur de l’école n’est pas la même pour tous. L’inégalité des élèves face au savoir et à la culture, face aux valeurs qui en déterminent les rapports est un fait incontestable, une donnée fondamentale pour construire sa pédagogie. Faut-il alors segmenter les groupes d’élèves, prendre à part les plus démunis, différencier les approches et diversifier les modalités d’apprentissage ? Mais pourquoi les pratiques pédagogiques peinent-elles tant à accueillir en leur sein la pluralité si salutaire ? Les obstacles sont-ils techniques, méthodologiques ou simplement politiques ?
L’appréhension des différences
Face aux différences de compétences et d’appétences, l’école privilégie la différenciation structurelle à une différenciation plus fonctionnelle. Elle préfère les classes homogènes telles qu’on les rêve dans le meilleur des mondes pédagogiques possibles, les groupes de niveaux et les structures à part. La classe à plusieurs niveaux est appréhendée comme difficile et rebutante. On ne sait pas faire parce que notre humeur est à l’identité plutôt qu’à la différence. Le problème n’est pas technique, ce n’est pas une question de formation, c’est le parti pris de nos représentations. Celles-ci sont à la fois culturelles, sociales et pédagogiques. A l’inverse des anglo-saxons qui cultivent les différences, nous les refusons au nom d’une vision unitaire et uniforme de l’espèce française. Sur le plan social, nous cultivons la norme tandis que sur le plan scolaire, nous sommes imprégnés du modèle d’une école républicaine qui sélectionnait soigneusement ses élites et qui cherchait à opérer des tris parmi les élèves qui lui étaient confiés.
Dans ce cadre, les problèmes sont individualisés. Les différences qui nous écartent de la norme deviennent des difficultés et de ce que l’élève les éprouve, on en déduit qu’il est en difficulté. Les obstacles qu’il rencontre forment l’identité d’un élève devenu indésirable. Mais en réalité, c’est le maître qui rencontre des problèmes avec des élèves et qui se préserve en les projetant sur les élèves et en faisant de ceux-ci les miroirs de leurs obstacles pédagogiques. Le maître n’est plus en difficulté puisque ce sont les élèves qui le sont.
Ainsi la différenciation fonctionnelle devient inutile si les problèmes viennent simplement des élèves, elle devient possible s’ils résultent d’une gestion inadaptée des différences de valeurs entre les élèves.
Comment gérer au mieux les différences ?
Faire goûter les plus rétifs aux valeurs de l’école c’est accepter l’idée qu’il ne saurait y avoir de hiérarchie entre élèves au prétexte que leur niveau diffère. La notation infamante, l’agencement promotionnel des rangées de tables, la dichotomie entre les élus et les exclus, les bons et ceux qui sont là par défaut en attente de quelque orientation sont à proscrire. La différenciation ne doit pas être stigmatisante, mais stimulante. L’entraide doit se substituer à la distinction individuelle. Le goût du simple constat et du jugement doit laisser place à des stratégies d’aide.
Il faut donc penser un contexte de classe coopératif dans lequel sont organisés des moments privilégiés d’une demi-heure par jour à destination du groupe d’élèves qui a des besoins repérés et des objectifs contractuels à atteindre, établis sous la forme d’un petit programme personnalisé. Pendant ce temps accordé exclusivement aux élèves différents, le maître doit donner un travail en totale autonomie aux autres et leur signifier qu’il faut respecter ce moment de solidarité dans la classe.
Le rôle de la culture est également à renforcer. La pratique des arts, le contact des œuvres, la lecture d’histoires faite aux enfants sont de nature à redonner élan et perspectives aux plus démunis. Il faut mettre un terme au fonctionnement auto-référentiel de la culture qui invite à circuler en son sein et non à y entrer. Tant que l’on se contentera de multiplier les implicites en assimilant la culture à une forme d’érudition dénuée d’âme et de corps, en faisant de la lecture une activité insensible aux images, aux sensations de beauté et au plaisir des mots, une activité toute en contraintes et en mécanismes, alors le non-lecteur s’en tiendra au non-sens plus rassurant. Car rien ne pousse l’élève difficile à entrevoir d’autres possibles que sa difficulté présente ; rien ne le conduit à élargir son champ de perception et d’interprétation, si ce n’est la conviction forte que d’autres objectifs que ceux qu’il poursuit, d’autres valeurs que celles qui l’animent lui apporteront un accroissement substantiel en bien-être et en dignité.
Faire voir ce qui ne leur a pas été donné à voir signifie surtout faire vivre ce qu’ils n’imaginent pas pouvoir vivre, ce qu’ils ne conçoivent pas pour eux-mêmes. Cela passe par la création d’activités culturelles qui transcendent la condition de chacun d’eux et qui transforment le regard résigné au décrochage scolaire au profit d’une nouvelle posture : celle de la conquête du savoir qui forge une personnalité autonome, celle du combat pour la culture en vertu de laquelle se construit l’identité d’un individu ouvert au monde et aux autres, fort des nouveaux possibles que l’école lui a fait percevoir et riche des nouveaux pouvoirs qu’il s’est constitués dans l’épreuve des plaisirs durables et des souffrances d’apprendre.
La solution réside dans ce que l’élève vise au-delà de tout, dans les préférences qu’on saura faire naître en lui et qui stimuleront le désir de créer les outils, les instruments et les techniques assurant la réalisation de cet objectif, dans l’enthousiasme qu’on saura lui communiquer dans l’accomplissement d’une tâche qui vaut la peine d’être à l’école et d’y vivre la souffrance d’apprendre. Cette transcendance est essentiellement d’ordre culturel ; c’est le rôle de la littérature que d’initier aux mythes fondateurs et de faire accéder au sublime. Ainsi Bruno Bettelheim souligne dans La Lecture et l’Enfant que « l’enseignement de la lecture serait différent si on le considérait comme l’initiation d’un novice, comme un art ésotérique qui dévoilera des secrets jusque là cachés… Si apprendre à lire est ressenti non seulement comme le meilleur moyen mais comme l’unique moyen d’être transporté dans un univers inconnu, la fascination inconsciente de l‘enfant pour l’imaginaire et son pouvoir magique lui donneront la force de maîtriser les techniques difficiles et de devenir un individu lettré ».
Pourquoi alors ne pas travailler davantage sur des récits aussi passionnants et fondateurs que les mythes[[NDLR : Sur ce sujet, lire aussi les travaux passionnants de Serge Boimare, évoqués dans un article de notre site ]] ?
Les légendes signifient précisément, du point de vue de l’étymologie, ce qui doit être lu. Elles ont vocation à être initiatiques. Elles constituent l’imaginaire de la culture et, à ce titre, permettent d’y accéder. Elles offrent un florilège de textes étranges, de récits fabuleux qui gagnent à être explorés. Sources d’interrogation sur le monde, elles nous expliquent comment est né l’univers, comment sont nées les choses qui le peuplent. Selon Henri Pena Ruiz « Toutes ces figures… invitent à comprendre la condition humaine et l’expérience, la passion, le désir et l’idéal, les tourments de la vie et de l’histoire », Le roman du monde. Elles sont à l’origine de la confection de multiples récits et offrent la clé de leur compréhension. La Bible est le livre de référence, la source de tant d’histoires constitutives de nos civilisations. Développer la sensibilité littéraire et artistique passe nécessairement par cette familiarisation initiale. Lire les mythes fournit un ensemble de références culturelles, toujours disponibles au gré des lectures, et invitant, avec une aisance accrue, à écrire des récits et à les lire entre les lignes.
Forgeant une culture, les mythes forgent aussi les hommes qui les habitent. Prométhée s’empare du feu et fournit l’exemple du courage et de l’effort. A son image, l’homme se produit par son propre travail en dominant la nature et ses passions. Sisyphe apprend à s’assumer en maîtrisant son destin.
On le voit, faire une recherche sur ces légendes et les lire conduisent l’élève à mieux se connaître et à trouver, par-delà de la simple reconnaissance des mots, l’énergie pour aller y quérir le sens fondateur et la force d’interpréter le récit. Une telle étude peut s’effectuer en BCD, à partir d’illustrations et d’ouvrages dans le cadre de la constitution d’un projet d’exposition, de présentation à une autre classe ou de correspondance via internet.
Elle est particulièrement appropriée dans une classe hétérogène comportant de nombreux élèves qui n’ont pas trouvé par les voies classiques d’entrée dans les apprentissages. La lecture des mythes permet, en effet, de mettre un terme à la toute puissance qui habite tant d’élèves, confondant encore le virtuel et l’actuel. Ces récits fournissent les bases communes d’une vie sociale, ils donnent un sens aux relations humaines et fondent la communication entre les personnes. C’est à travers l’expérience des limites vécue par Icare et par la confrontation aux légendes bibliques et aux aphorismes religieux, tels que : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés… Quoi tu regardes la paille qui est dans l’œil de ton frère, mais tu ne considères pas la poutre qui est dans le tien ? », que les élèves éprouvent le bien fondé d’un cadre structurant. La vocation des proverbes d’antan du type : « Qui vole un œuf vole un bœuf » « On creuse sa tombe avec ses dents » n’était-il pas de rendre sensible aux effets destructeurs de la transgression et de toucher les esprits afin de leur faire vivre l’inexplicable, mais nécessaire régulation des conduites humaines.
En somme, les mythes nous révèlent qu’il y a d’autres manières de stabiliser les comportements que le simple rappel à la loi et que le droit ne suffit pas en l’absence de toute morale. En cela, ils ont une vocation culturelle. Ils nous permettent d’élaborer les angoisses, de vaincre les forces qui nous dépassent, rompant avec la simple spontanéité pour mieux se constituer cet art de vivre que l’on nomme morale.
Loin d’entraver l’entrée dans les apprentissages, l’accès à la culture est salutaire pour tous et pour chacun. Elle aide à quitter le pays d’enfance en puisant dans ses ressources multiformes la force et la puissance de se surpasser soi-même. Mettant à distance des premiers mots et des premiers émois, la culture est à la source de progrès cognitifs et au cœur d’un dynamisme qui renouvelle l’approche des savoirs et l’accès aux apprentissages. Dans l’expérience culturelle, l’élève n’est plus le jouet de la langue qui l’habite sans qu’il le sache, il se la réapproprie. Plus conscient de ce qui le fait être ce qu’il est, il devient, par-là même, le maître de ce qu’il dit et l’être disponible à la découverte des autres.
Ainsi les difficultés rencontrées par les maîtres au contact d’élèves différents qu’ils jugent difficiles ont une seule et même cause : l’existence d’un véritable non-sens. L’école républicaine prône la réussite de tous les élèves et se soucie de promouvoir une norme d’apprentissage. La culture qu’elle prétend transmettre à tous fait figure de produit scolaire réservé aux meilleurs. De là le sentiment d’exclusion qui gagne nombre d’élèves et le décrochage qui en résulte.
Les élèves extraordinaires en appellent alors au développement d’un esprit coopératif fondé sur la différenciation reconnue des besoins et à la découverte du pouvoir émancipateur d’une culture authentique qui aide à grandir en faisant percevoir qu’« on entend dans les mots plus qu’on ne voit dans les choses » (Gaston Bachelard – Le Droit de rêver PUF 1970).
Les difficultés offrent donc à l’école la possibilité de conquérir son véritable sens : celui d’être non le temple du savoir, mais un chemin vers la liberté pour tous et pour chacun[[ Jean-Michel Wavelet Une école pour chacun éditions l’Harmattan, septembre 2007 ]].
Jean-Michel Wavelet, IEN-Adjoint et ASH de la Meuse.