Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

L’accueil des précoces

L’École française se trouve confrontée à des difficultés dont les solutions sont susceptibles de garantir sa survie ou, au contraire, sa faillite.
Dans tous les domaines où se nouent les difficultés que connaît le système scolaire, la cohérence, aujourd’hui, est à l’ordre du jour. Cohérence entre la prise en compte des besoins spécifiques des élèves et l’orientation scolaire, cohérence entre les objectifs d’une nation démocratique et les résultats produits. Cette qualité d’ordre logique est à mettre en lien avec une qualité d’ordre social, cette fois : la cohésion. Mais celles-ci sont mises à mal là où Cornélius Castoriadis[[C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.]] nous expliquait naguère qu’une société démocratique s’auto institue, c’est-à-dire qu’elle est capable de modifier ses cadres de pensée, toujours en quête d’une plus grande justice.
Cohésion et cohérence sont malmenées aussi par la situation scolaire paradoxale des enfants à haut potentiel. Là est le défi de la singularité[[H. Cellier, Précocité à l’École : le défi de la singularité, Paris, L’harmattan, 2007.
H. Cellier, Le haut potentiel ou le défi de la singularité, Cahiers pédagogiques N°454, mai 2007, pp. 49-51.]] : ces élèves disposent de qualités exceptionnelles que l’École peine à mettre en valeur.

Intelligences…

L’effet de Flynn[[NDLR : Le chercheur néo zélandais James R. Flynn a montré que le quotient intellectuel augmentait au fil des générations.]] a été démontré à travers l’étude de cohortes de naissances testées au même âge et dans les mêmes conditions où s’ordonne une progression des performances selon l’année de naissance. L’ampleur du phénomène laisse supposer que les jeunes générations seraient plus intelligentes que celles qui les ont précédées ! En même temps, on admet, avec l’évolution globale de l’activité humaine, des formes d’intelligences d’une extrême diversité comme le pense Howard Gardner[[Gardner, H., « >Les intelligences multiples, Paris, Retz, 1996.]] qui en identifie sept : les intelligences logico-mathématique, langagière, spatiale, musicale, kinesthésique, interpersonnelle et intrapersonnelle. Or, ce ne sont que les intelligences logico-mathématiques et langagières qui sont valorisées à l’École. Mais celles-ci s’officialisent parce que les enseignants eux-mêmes ont intégré ces présupposés où les intelligences kinesthésique inter- ou intrapersonnelle sont de moindre importance. Ainsi, le lien supposé entre ces formes d’intelligence valorisées et la réussite sociale est trop rapidement fait à cause d’un autre postulat : celui d’une école républicaine récompensant l’effort et le travail. Il s’agit là du fondement moral d’une autre figure du bon et du mauvais élève, recouverte de l’oripeau de l’intelligence réussissante et socialement valorisée. Il n’est, cependant, que l’expression de l’intolérance aux différences de classes sociales. Ne faut-il pas, comme de nombreux textes y encouragent, abandonner les hiérarchies de réussite, bref la sélection sociale en décloisonnant parcours et orientations scolaires ?

… et fragilités

De tels schémas ossifiés dispensent alors d’une prise en compte réelle des individualités qui ne masquerait pas les faiblesses et les fragilités. Nous avons insisté longuement [[H. Cellier, C. Lavallée, Difficultés de lecture, enseigner ou soigner ?, Paris, Puf, 2004.]] sur le rôle de la médiation pédagogique et de l’apprentissage entre pairs pour les élèves intellectuellement précoces. Ce que nous savons de ces élèves c’est leur extrême difficulté à expliciter leur cheminement intellectuel et à le faire partager aux autres. Les techniques pédagogiques qui existent depuis longtemps demeurent pourtant confidentielles, Célestin Freinet n’écrivait-il pas « La vie nouvelle de l’École suppose la coopération scolaire, c’est-à-dire la gestion par les usagers, l’éducateur compris, de la vie et du travail scolaire ». À quand sa mise en œuvre ? À quand de réels projets individualisés de recherche comme le font certains collèges où les élèves doivent exposer leurs travaux à leurs pairs, à quand des groupes de compétences où, indépendamment de leur âge, des écoliers et des collégiens suivent, en fonction de leur difficultés passagères, une partie d’un programme toujours organisé en classes scolaires et classes d’âge ?
Là se trouve posée la question du statut de l’élève et de la prise en compte de la complexité de l’apprenant. Le standard, c’est-à-dire l’élève mythique : le CP, le 6ème, le 4ème…, dans cette perspective, est amené à disparaître des inconscients. Et c’est tout l’inverse d’un accès collectif à l’École, sans discernement, sans nuance dont il est question avec les élèves précoces.

Une vraie éducation civique

Nous avons depuis longtemps démontré le lien étroit entre les situations de violence[[H. Cellier, R. Casanova, B. Robbes, Situations violentes : comprendre et agir, Paris, Hachette, 2005.]] et la démocratie d’apprentissage pratiquée dans les établissements : c’est-à-dire des procédures réellement démocratiques de décision et des enseignements adaptés aux besoins des élèves. Si l’École doit promouvoir une éducation civique qui permette aux élèves de vivre ensemble, elle doit, de manière cohérente, quotidiennement s’ouvrir aux différences de toute nature : l’accès des élèves intellectuellement précoces à une École qui prenne en compte leurs besoins particuliers en est une illustration. La cohésion sociale et l’utilité de l’École sont à ce prix. Mais là aussi, il importe que les discours produits gagnent en cohérence. On ne peut sans cesse dire que l’autorité est à restaurer sans savoir que ce sont les compétences relationnelles et pédagogiques qui légitiment aujourd’hui l’autorité, le statut et le savoir professoral. En accueillant les élèves à haut potentiel, les enseignants n’ont d’autre choix que de comprendre leur raisonnement, gérer leur refus des consignes, admettre parfois leur immaturité affective au regard de leurs performances intellectuelles et de leur âge, considérer l’inquiétude des familles.
Dans l’un de ses ouvrages majeurs, Axel Honneth[[A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, éditions du Cerf, 2002.]] développe l’idée d’une lutte pour la reconnaissance. Il détermine trois niveaux à cette reconnaissance ; le premier est la reconnaissance intersubjective, celle de la mère pour son nourrisson qui l’aide progressivement à devenir une personne autonome et indépendante. Le second concerne le droit ou l’enjeu majeur du siècle naissant, après l’accès à des droits politiques, est la reconnaissance de droits sociaux, comme le droit au travail, le droit au logement… Enfin, le troisième niveau touche la reconnaissance sociale sans laquelle aucune vie collective n’est possible.
Scolariser les élèves à haut potentiel dans les classes ordinaires comme accueillir et répondre aux besoins particuliers de toute nature, constitue un enjeu de reconnaissance dont dépendra, à coup sur la cohésion sociale.

Hervé Cellier, Maître de conférences, Université Paris X Nanterre, laboratoire CREF-EA 15 89.