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Fondamentaux, le champ des possibles


Quand on utilise la littérature pour découvrir le domaine mathématique, la curiosité et le désir d’apprendre des enfants sont stimulés par la complexité offerte par le support culturel… De quoi nourrir les échanges et construire des apprentissages ambitieux.

Une scolarisation précoce est-elle  gage d’une plus grande réussite dans la scolarité ultérieure ? L’hypothèse doit s’examiner à l’aune des choix de ce qu’on appelle les fondamentaux, par exemple ces choses du monde que l’étude scolaire vise à construire au fil des années comme choses scientifiques : les nombres et leurs relations dans l’univers arithmétique, les formes et leurs relations dans l’univers géométrique.

Puisque l’école a son rôle à jouer dans l’émancipation, l’exploration du monde, le développement du langage et de la pensée, je m’interroge alors sur l’immense décalage entre cette ouverture déclarée et l’étroitesse des domaines explorés concernant les nombres et les formes. Pour le constater,   il suffit d’observer , sur nos écrans ou dans les manuels scolaires, les images obtenues à partir des expressions « nombres en maternelle » ou « formes en maternelle » et de les comparer au champ des possibles.

À l’école maternelle, rares sont les nombres plus grands que dix, vingt, trente-et-un, voire cent, et rares sont les formes de nature autres que les disques, triangles, carrés, rectangles ou autres formes élémentaires. Or, ces premiers nombres sont une goutte d’eau dans l’océan des nombres, comme ces formes élémentaires le sont dans l’océan des formes  forgées par nos environnements sociaux, culturels, technologiques, économiques, artistiques, mathématiques, etc.

Choix limité

Le choix fait par les programmes officiels de fondamentaux limitant les domaines d’exploration, qu’il s’agisse de nombres ou de formes, s’interroge également par analogie à d’autres champs de pratiques et de savoirs. Pourrions-nous, par exemple, imaginer l’initiation à la musique par la fréquentation de trois notes, éventuellement avec le son de leur accord et quelques variations mélodiques possibles ? Pourrions-nous imaginer l’initiation à une approche scientifique du monde animal en restreignant l’étude aux poissons rouges, aux chats et cochons d’inde ? La focalisation sur les trois couleurs primaires, sous prétexte qu’elles génèrent les couleurs selon leurs proportions, a-t-elle pour conséquence un apprentissage de ces proportions et de leurs codes, pour saisir le principe structurant du mélange et s’adonner aux jeux de la création ? Quelles idées et raisons expliquent ces choix concernant la fréquentation des nombres et des formes par les jeunes et très jeunes enfants ?
La question est d’autant plus cruciale que les environnements familiers des élèves et toutes les pratiques sociales qui les entourent sont emplies d’une diversité de nombres de toutes tailles, associés ou non à d’autres signes typographiques (lettres, virgule, slash…) pour une diversité d’usages. Par exemple, dans nos rues, apparaissent, à hauteur d’enfant ou presque, des nombres tels que : 2022, 8, 18, 24, 01 74 18 18 18, 44001, 44011, 44031, 303, 001, 103…(Voir les images 6,7,8.)

En littérature aussi, apparaissent des nombres et des usages qui surprennent, amusent, questionnent. Dans la recherche que je mène actuellement sur les nombres dans la littérature jeunesse des XXe et XXIe siècles, j’ai en effet rencontré de nombreux ouvrages invitant implicitement le lecteur à aiguiser son regard et sa réflexion sur les choses du monde, à ouvrir son imagination aux multiples racines des nombres et à leurs multiples interprétations, à découvrir avec jubilation l’ingéniosité, l’humour, la poésie des problématisations construites par leurs auteurs et illustrateurs (voir les images 9, 12, 3, 4, 14, 16, 10, 15, 17, 11 ). Une telle recherche serait également à mener autour des formes géométriques. L’ancrage littéraire et artistique affirmé dans ces ouvrages, par les jeux d’articulation entre textes, images et support, nous rappelle que lire et raconter des histoires, s’en faire conter, transporte ailleurs et autrement les champs d’expériences et de pensée.

Questions épistémologiques

L’école se donne pour mission de construire les milieux nécessaires à l’observation, à l’exploration, aux questionnements pour entrer en matière, qu’il s’agisse d’entrer dans le langage, les langages, les écrits, les graphismes, les littératures, les mathématiques, les sciences et autres domaines d’investigation du monde. Tout comme les questions philosophiques et le développement de l’esprit critique ne sont pas réservés aux grandes personnes, les questions épistémologiques concernant les mathématiques ne sont pas réservées aux élèves des grandes classes.

Ainsi, par exemple et fondamentalement, la distinction entre la notion de chiffre (notion graphique) et celle de nombre (notion théorique) n’apparait dans l’étude scolaire actuelle qu’à l’entrée dans le système formel de la numération écrite décimale de position1. Or, elle est au cœur de la construction conceptuelle de l’univers des nombres, bien avant d’en étudier le fonctionnement théorique.

En effet, ces signes si particuliers que sont les chiffres, pour écrire les noms de nombres autrement qu’avec des lettres, ont le pouvoir de construire et rendre visibles des nombres par simple juxtaposition, quels que soient les chiffres choisis et la quantité de chiffres utilisée. Il en va de même pour les formes géométriques générées par juxtaposition de lignes aux courbures diverses ou à partir de formes déjà-là, par superpositions, assemblages, découpages, décalquages, juxtapositions ou toute autre action de transformation et composition (voir les images 4,2,5,1)

Les milieux peuvent ainsi se construire et les mystères exister. Mystères, surprises, étonnements, jeux de signes, jeux de langages, jeux d’imitation, déplacements, répétitions, enquêtes, métamorphoses, dans l’univers des nombres et des formes. Les mêmes moteurs du désir d’apprendre que ceux mobilisés par les (très) jeunes enfants pour consentir au langage, entrer et (s’)investir dans les apprentissages.

 

Sculptures alphabétiques, boite de formes en bois associées à l’alphabet du livre Animaux, de Paul Cox, Éditions B42 et Éditions du Centre Pompidou, 2005.

Recueil n°1, Jérémie Fischer, Les éditions Magnani, 2016 (jaquette du livre).

Révolution, Cruschiform, inédit, 2011 ; illustration de couverture de la revue Hors cadre[s] n°14, 2014.

Livre illisible MN1, Bruno Munari, Éditions Corraini, 1984 ; image extraite de Images des livres pour la jeunesse, lire et analyser, Annick Lorant-Jolly et Sophie Van der Linden (dir.), Thierry Magnier et Scéren CRDP de l’académie de Créteil, 2008.

Après l’été, Lucie Félix, Les Grandes Personnes, 2013.

Chaque seconde dans le monde, Bruno Gibert, Actes Sud Junior, 2018.

L’infini et moi, Kate Hosford et Gabi Swiatkowska, Le Genévrier, 2017.

Boucle d’or et les trois ours, Olivier Douzou, Le Rouergue, 2011.

Pétronille et ses 120 petits, Claude Ponti, L’école des loisirs, 1990.

Nationale zéro, Frédérique Bertrand, Linda Corazza, Olivier Douzou, José Parrondo, Frédéric Rey, Le Rouergue, 1999.

Le mille-pattes, Jean Gourounas, Le Rouergue, 2012.

999 tétards, Ken Imamura et Yasunari Murakami, Castermann, 2005.

365 pingouins, Jean-Luc Fromental et Joëlle Jolivet, Hélium, 2017.

Quinze à tous les coups, Kveta Pacovska, minéditions, 2015.
Sophie Gobert
Chercheure en didactique des mathématiques et maîtresse de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’université Paris Cité, laboratoire EDA.

Pour aller plus loin

Sophie Gobert, « Nombres et littérature jeunesse : formes de narration et usages des nombres », Strenae, n° 19, 2021, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03491873

Sophie Van der Linden, « Comment la littérature jeunesse construit le futur lecteur, le futur citoyen ? », conférence inaugurale de la journée professionnelle du Syndicat national de l’édition, 22 janvier 2018, https://www.youtube.com/watch?v=2_DZgrOqwOs

Revue Hors Cadre[s]. Observatoire de l’album et des littératures graphiques, en particulier les numéros 14, « Métamorphoses du documentaire », 19, « L’objet livre », 21, « Le jeu de la lettre », et 24 « Art et albums ».


 

Notes
  1. Système où un chiffre signifie un nombre de fois une puissance de dix (1, 10, 100, 1000, 10000, 100000….) dans une décomposition très spéciale qu’on appelle « canonique », celle où ce nombre de fois est nécessairement inférieur à neuf.  Par exemple dans l’écriture 347 le 4 signifie 4×10 dans la décomposition 3X100 + 4X10 + 7×1 tandis que dans l’écriture 34752 le 4 signifie 4×1000 dans la décomposition 3×10000 + 4×1000 + 7×100 + 5×10 + 2×1.